Propriété, communauté

Frédéric Bastiat

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Chapitre VIII des Harmonies Économiques

Reconnaissant à la terre, aux agents naturels, aux instruments de travail, ce qui est incontestablement en eux : le don d’engendrer l’utilité, je me suis efforcé de leur arracher ce qui leur a été faussement attribué : la faculté de créer de la valeur, faculté qui n’appartient qu’aux services que les hommes échangent entre eux.

Cette rectification si simple, en même temps qu’elle raffermira la propriété en lui restituant son véritable caractère, révèlera à la science un fait prodigieux, et, si je ne me trompe, par elle encore inaperçu, le fait d’une communauté réelle, essentielle, progressive, résultat providentiel de tout ordre social qui a pour régime la liberté, et dont l’évidente destination est de conduire, comme des frères, tous les hommes, de l’égalité primitive, celle du dénûment et de l’ignorance, vers l’égalité finale dans la possession du bien-être et de la vérité.

Si cette radicale distinction entre l’utilité des choses et la valeur des services est vraie en elle-même ainsi que dans ses déductions, il n’est pas possible qu’on en méconnaisse la portée ; car elle ne va à rien moins qu’à l’absorption de l’utopie dans la science, et à réconcilier les écoles antagoniques dans une commune foi qui donne satisfaction à toutes les intelligences comme à toutes les aspirations.

Hommes de propriété et de loisir, à quelque degré de l’échelle sociale que vous soyez parvenus à force d’activité, de probité, d’ordre, d’économie, d’où vient le trouble qui vous a saisis ? Ah ! voici que le souffle parfumé mais empoisonné de l’utopie menace votre existence. On dit, on vocifère que le bien par vous amassé pour assurer un peu de repos à votre vieillesse, du pain, de l’instruction et une carrière à vos enfants, vous l’avez acquis aux dépens de vos frères ; on dit que vous vous êtes placés entre les dons de Dieu et les pauvres ; que, comme des collecteurs avides, vous avez prélevé, sous le nom de propriété, intérêt, rente, loyer, une taxe sur ces dons ; que vous avez intercepté, pour les vendre, les bienfaits que le Père commun avait prodigués à tous ses enfants ; on vous appelle à restituer ; et ce qui augmente votre effroi, c’est que dans la défense de vos avocats se trouve trop souvent cet aveu implicite : l’usurpation est flagrante, mais elle est nécessaire. Et moi je dis : Non, vous n’avez pas intercepté les dons de Dieu. Vous les avez gratuitement recueillis des mains de la nature, c’est vrai ; mais aussi vous les avez gratuitement transmis à vos frères sans en rien réserver. Ils ont agi de même envers vous, et les seules choses qui aient été réciproquement compensées, ce sont les efforts physiques ou intellectuels, les sueurs répandues, les dangers bravés, l’habileté déployée, les privations acceptées, la peine prise, les services reçus et rendus. Vous n’avez peut-être songé qu’à vous, mais votre intérêt personnel même a été l’instrument d’une Providence infiniment prévoyante et sage pour élargir sans cesse, au sein du genre humain, le domaine de la communauté ; car, sans vos efforts, tous ces effets utiles que vous avez sollicités de la nature pour les répandre, sans rémunération, parmi les hommes, seraient restés dans une éternelle inertie. Je dis : sans rémunération, parce que celle que vous avez reçue n’est qu’une simple restitution de vos efforts, et non point du tout le prix des dons de Dieu. Vivez donc en paix, sans crainte et sans scrupule. Vous n’avez d’autre Propriété au monde que votre droit à des services, en échange de services par vous loyalement rendus, par vos frères volontairement acceptés. Cette propriété-là est légitime, inattaquable ; aucune utopie ne prévaudra contre elle, car elle se combine et se confond avec l’essence même de notre nature. Aucune théorie ne parviendra jamais ni à l’ébranler ni à la flétrir.

Hommes de labeur et de privations, vous ne pouvez fermer les yeux sur cette vérité que le point de départ du genre humain est une entière communauté, une parfaite égalité de misère, de dénûment et d’ignorance. Il se rachète à la sueur de son front, et se dirige vers une autre communauté, celle des dons de Dieu successivement obtenus avec de moindres efforts ; vers une autre égalité, celle du bien-être, des lumières et de la dignité morale. Oui, les pas des hommes sur cette route de perfectibilité sont inégaux, et vous ne pourriez vous en plaindre qu’autant que la marche plus précipitée de l’avant-garde fût de nature à retarder la vôtre. Mais c’est tout le contraire. Il ne jaillit pas une étincelle dans une intelligence qui n’éclaire à quelque degré votre intelligence ; il ne s’accomplit pas un progrès, sous le mobile propriétaire, qui ne soit pour vous un progrès ; il ne se forme pas une richesse qui ne tende à votre affranchissement, pas un capital qui n’augmente la proportion de vos jouissances à votre travail, pas une acquisition qui ne soit pour vous une facilité d’acquisition, pas une Propriété dont la mission ne soit d’élargir, à votre profit, le domaine de la communauté. L’ordre social naturel a été si artistement arrangé par le divin Ouvrier, que les plus avancés dans la voie de la rédemption vous tendent une main secourable, volontairement ou à leur insu, qu’ils en aient ou non la conscience ; car il a disposé les choses de telle sorte qu’aucun homme ne peut travailler honnêtement pour lui-même sans travailler en même temps pour tous. Et il est rigoureusement vrai de dire que toute atteinte portée à cet ordre merveilleux ne serait pas seulement de votre part un homicide, mais un suicide. L’humanité est une chaîne admirable où s’accomplit ce miracle, que les premiers chaînons communiquent à tous les autres un mouvement progressif de plus en plus rapide jusqu’au dernier.

Hommes de philanthropie, amants de l’égalité, aveugles défenseurs, dangereux amis de ceux qui souffrent attardés sur la route de la civilisation, vous qui cherchez le règne de la communauté en ce monde, pourquoi commencez-vous par ébranler les intérêts et les consciences ? Pourquoi, dans votre orgueil, aspirez-vous à ployer toutes les volontés sous le joug de vos inventions sociales ? Cette communauté après laquelle vous soupirez, comme devant étendre le royaume de Dieu sur la terre, ne voyez-vous pas que Dieu lui-même y a songé et pourvu ? qu’il ne vous a pas attendus pour en faire le patrimoine de ses enfants ? qu’il n’a pas besoin de vos conceptions ni de vos violences ? qu’elle se réalise tous les jours en vertu de ses admirables décrets ? que pour l’exécution de sa volonté, il ne s’en est rapporté ni à la contingence de vos puérils arrangements, ni même à l’expression croissante du principe sympathique manifesté par la charité ; mais qu’il a confié la réalisation de ses desseins à la plus active, à la plus intime, à la plus permanente de nos énergies, l’intérêt personnel, sûr que celle-là ne se repose jamais ? Étudiez donc le mécanisme social, tel qu’il est sorti des mains du grand Mécanicien ; vous resterez convaincus qu’il témoigne d’une universelle sollicitude qui laisse bien loin derrière elle vos rêves et vos chimères. Peut-être alors, au lieu de prétendre refaire l’œuvre divine, vous vous contenterez de la bénir.

Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas de place sur cette terre pour les réformes et les réformateurs. Ce n’est pas à dire que l’humanité ne doive appeler de ses vœux, encourager de sa reconnaissance les hommes d’investigation, de science et de dévouement, les cœurs fidèles à la démocratie. Ils ne lui sont encore que trop nécessaires, non point pour renverser les lois sociales, mais, au contraire, pour combattre les obstacles artificiels qui en troublent et pervertissent l’action. En vérité, il est difficile de comprendre comment on répète sans cesse ces banalités : « L’économie politique est optimiste quant aux faits accomplis ; elle affirme que ce qui doit être est ; à l’aspect du mal comme à l’aspect du bien, elle se contente de dire : laissez faire. » Quoi ! nous ignorerions que le point de départ de l’humanité est la misère, l’ignorance, le règne de la force brutale, ou nous serions optimistes à l’égard de ces faits accomplis ! Quoi ! nous ignorerions que le moteur des êtres humains est l’aversion de toute douleur, de toute fatigue, et que, le travail étant une fatigue, la première manifestation de l’intérêt personnel parmi les hommes a été de s’en rejeter les uns aux autres le pénible fardeau ! Les mots anthropophagie, guerre, esclavage, privilége, monopole, fraude, spoliation, imposture, ne seraient jamais parvenus à notre oreille, ou nous verrions dans ces abominations des rouages nécessaires à l’œuvre du progrès ! Mais n’est-ce pas un peu volontairement que l’on confond ainsi toutes choses pour nous accuser de les confondre ? Quand nous admirons la loi providentielle des transactions, quand nous disons que les intérêts concordent, quand nous en concluons que leur gravitation naturelle tend à réaliser l’égalité relative et le progrès général, apparemment c’est de l’action de ces lois et non de leur perturbation que nous attendons l’harmonie. Quand nous disons : laissez faire, apparemment nous entendons dire : laissez agir ces lois, et non pas : laissez troubler ces lois. Selon qu’on s’y conforme ou qu’on les viole, le bien ou le mal se produisent ; en d’autres termes, les intérêts sont harmoniques, pourvu que chacun reste dans son droit, pourvu que les services s’échangent librement, volontairement, contre les services. Mais est-ce à dire que nous ignorons la lutte perpétuelle du Tort contre le Droit ? Est-ce à dire que nous perdons de vue ou que nous approuvons les efforts qui se sont faits en tous temps et qui se font encore pour altérer, par la force ou la ruse, la naturelle équivalence des services ? C’est là justement ce que nous repoussons sous le nom de violation des lois sociales providentielles, sous le nom d’attentats à la propriété ; car, pour nous, libre échange de services, justice, propriété, liberté, sécurité, c’est toujours la même idée sous divers aspects. Ce n’est pas le principe de la propriété qu’il faut combattre, mais, au contraire, le principe antagonique, celui de la spoliation. Propriétaires à tous les degrés, réformateurs de toutes les écoles, c’est là la mission qui doit nous concilier et nous unir.

Et il est temps, il est grand temps que cette croisade commence. La guerre théorique à la propriété n’est ni la plus acharnée ni la plus dangereuse. Il y a contre elle, depuis le commencement du monde, une conspiration pratique qui n’est pas près de cesser. Guerre, esclavage, imposture, taxes abusives, monopoles, priviléges, fraudes commerciales, colonies, droit au travail, droit au crédit, droit à l’assistance, droit à l’instruction, impôts progressifs en raison directe ou en raison inverse des facultés, autant de béliers qui frappent à coups redoublés la colonne chancelante ; et pourrait-on bien me dire s’il y a beaucoup d’hommes en France, même parmi ceux qui se croient conservateurs, qui ne mettent la main, sous une forme ou sous une autre, à l’œuvre de destruction ?

Il y a des gens aux yeux de qui la propriété n’apparaît jamais que sous l’apparence d’un champ ou d’un sac d’écus. Pourvu qu’on ne déplace pas les bornes sacrées et qu’on ne vide pas matériellement les poches, les voilà fort rassurés.

Mais n’y a-t-il pas la propriété des bras, celle des facultés, celle des idées, n’y a-t-il pas, en un mot, la propriété des services ? Quand je jette un service dans le milieu social, n’est-ce pas mon droit qu’il s’y tienne, si je puis m’exprimer ainsi, en suspension, selon les lois de sa naturelle équivalence ? qu’il y fasse équilibre à tout autre service qu’on consent à me céder en échange ? Nous avons, d’un commun accord, institué une force publique pour protéger la propriété ainsi comprise. Où en sommes-nous donc si cette force même croit avoir et se donne la mission de troubler cet équilibre, sous le prétexte socialiste que le monopole naît de la liberté, que le laissez-faire est odieux et sans entrailles ? Quand les choses vont ainsi, le vol individuel peut être rare, sévèrement réprimé, mais la spoliation est organisée, légalisée, systématisée. Réformateurs, rassurez-vous, votre œuvre n’est pas terminée ; tâchez seulement de la comprendre.

 

Mais avant d’analyser la spoliation publique ou privée, légale ou illégale, son rôle dans le monde, sa portée comme élément du problème social, il faut nous faire, s’il est possible, des idées justes sur la communauté et la propriété : car, ainsi que nous allons le voir, la spoliation n’est autre chose que la limite de la propriété, comme la propriété est la limite de la communauté.

Des chapitres précédents, et notamment de celui où il a été traité de l’utilité et de la valeur, nous pouvons déduire cette formule :

Tout homme jouit gratuitement de toutes les utilités fournies ou élaborées par la nature, à la condition de prendre la peine de les recueillir ou de restituer un service équivalent à ceux qui lui rendent le service de prendre cette peine pour lui.

Il y a là deux faits combinés, fondus ensemble, quoique distincts par leur essence.

Il y a les dons naturels, les matériaux gratuits, les forces gratuites ; c’est le domaine de la communauté.

Il y a de plus les efforts humains consacrés à recueillir ces matériaux, à diriger ces forces ; efforts qui s’échangent, s’évaluent et se compensent ; c’est le domaine de la propriété.

En d’autres termes, à l’égard les uns des autres, nous ne sommes pas propriétaires de l’utilité des choses, mais de leur valeur, et la valeur n’est que l’appréciation des services réciproques.

Propriété, communauté, sont deux idées corrélatives à celles d’onérosité et de gratuité, d’où elles procèdent.

Ce qui est gratuit est commun, car chacun en jouit et est admis à en jouir sans conditions.

Ce qui est onéreux est approprié, parce qu’une peine à prendre est la condition de la satisfaction, comme la satisfaction est la raison de la peine prise.

L’échange intervient-il ? il s’accomplit par l’évaluation de deux peines ou de deux services.

Ce recours à une peine implique l’idée d’un obstacle. On peut donc dire que l’objet cherché se rapproche d’autant plus de la gratuité et de la communauté que l’obstacle est moindre, puisque, d’après nos prémisses, l’absence complète de l’obstacle entraîne la gratuité et la communauté parfaites.

Or devant le genre humain progressif et perfectible, l’obstacle ne peut jamais être considéré comme une quantité invariable et absolue. Il s’amoindrit. Donc la peine s’amoindrit avec lui, — et le service avec la peine, — et la valeur avec le service, — et la propriété avec la valeur.

Et l’utilité reste la même : — donc la gratuité et la communauté ont gagné tout ce que l’onérosité et la propriété ont perdu.

Pour déterminer l’homme au travail, il faut un mobile ; ce mobile, c’est la satisfaction qu’il a en vue, ou l’utilité. Sa tendance incontestable et indomptable, c’est de réaliser la plus grande satisfaction possible avec le moindre travail possible, c’est de faire que la plus grande utilité corresponde à la plus petite propriété, — d’où il suit que la mission de la propriété ou plutôt de l’esprit de propriété est de réaliser de plus en plus la communauté.

Le point de départ du genre humain étant le maximum de la misère, ou le maximum d’obstacles à vaincre, il est clair que tout ce qu’il gagne d’une époque à l’autre, il le doit à l’esprit de propriété.

Les choses étant ainsi, se rencontrera-t-il dans le monde entier un seul adversaire théorique de la propriété ? Ne voit-on pas qu’il ne se peut imaginer une force sociale à la fois plus juste et plus démocratique ? Le dogme fondamental de Proudhon lui-même est la mutualité des services. Nous sommes d’accord là-dessus. En quoi nous différons, c’est en ceci : ce dogme, je l’appelle propriété, parce qu’en creusant le fond des choses, je m’assure que les hommes, s’ils sont libres, n’ont et ne peuvent avoir d’autre propriété que celle de la valeur ou de leurs services. Au contraire, Proudhon, ainsi que la plupart des économistes, pense que certains agents naturels ont une valeur qui leur est propre, et qu’ils sont par conséquent appropriés. Mais, quant à la propriété des services, loin de la contester, elle est toute sa foi. Y a-t-il quelqu’un qui veuille encore aller au delà ? Ira-t-on jusqu’à dire qu’un homme ne doit pas être propriétaire de sa propre peine ? que dans l’échange, ce n’est pas assez de céder gratuitement la coopération des agents naturels, il faut encore céder gratuitement ses propres efforts ? Mais qu’on y prenne garde ! ce serait glorifier l’esclavage ; car, dire que certains hommes doivent rendre, c’est dire que certains autres doivent recevoir des services non rémunérés, ce qui est bien l’esclavage. Que si l’on dit que cette gratuité doit être réciproque, on articule une logomachie incompréhensible ; car, ou il y aura quelque justice dans l’échange, et alors les services seront, de manière ou d’autre, évalués et compensés ; ou ils ne seront pas évalués et compensés, et en ce cas, les uns en rendront beaucoup, les autres peu, et nous retombons dans l’esclavage.

Il est donc impossible de contester la légitime Propriété des services échangés sur le principe de l’équivalence. Pour expliquer cette légitimité, nous n’avons besoin ni de philosophie, ni de science du droit, ni de métaphysique. Socialistes, économistes, égalitaires, fraternitaires, je vous défie, tous tant que vous êtes, d’élever même l’ombre d’une objection contre la légitime mutualité des services volontaires, par conséquent contre la propriété, telle que je l’ai définie, telle qu’elle existe dans l’ordre social naturel.

Certes, je le sais, dans la pratique, la propriété est encore loin de régner sans partage ; en face d’elle il y a le fait antagonique ; il y a des services qui ne sont pas volontaires, dont la rémunération n’est pas librement débattue ; il y a des services dont l’équivalence est altérée par la force ou par la ruse ; en un mot, il y a la spoliation. Le légitime principe de la propriété n’en est pas infirmé, mais confirmé ; on le viole, donc il existe. Ou il ne faut croire à rien dans le monde, ni aux faits, ni à la justice, ni à l’assentiment universel, ni au langage humain, ou il faut admettre que ces deux mots propriété et spoliation expriment des idées opposées, inconciliables, qu’on ne peut pas plus identifier qu’on ne peut identifier le oui avec le non, la lumière avec les ténèbres, le bien avec le mal, l’harmonie avec la discordance. Prise au pied de la lettre, la célèbre formule : la propriété, c’est le vol, est donc l’absurdité portée à sa dernière puissance. Il ne serait pas plus exorbitant de dire : le vol, c’est la propriété ; le légitime est illégitime ; ce qui est n’est pas, etc. Il est probable que l’auteur de ce bizarre aphorisme a voulu saisir fortement les esprits, toujours curieux de voir comment on justifie un paradoxe, et qu’au fond ce qu’il voulait exprimer, c’est ceci : Certains hommes se font payer, outre le travail qu’ils ont fait, le travail qu’ils n’ont pas fait, s’appropriant ainsi exclusivement les dons de Dieu, l’utilité gratuite, le bien de tous. — En ce cas, il fallait d’abord prouver l’assertion, et puis dire : le vol, c’est le vol.

Voler, dans le langage ordinaire, signifie : s’emparer par force ou par fraude d’une valeur au préjudice et sans le consentement de celui qui l’a créée. On comprend comment la fausse économie politique a pu étendre le sens de ce triste mot, voler.

On a commencé par confondre l’utilité avec la valeur. Puis, comme la nature coopère à la création de l’utilité, on en a conclu qu’elle concourait à la création de la valeur, et on a dit : Cette portion de valeur, n’étant le fruit du travail de personne, appartient à tout le monde. Enfin, remarquant que la valeur ne se cède jamais sans rémunération, on a ajouté : Celui-là vole qui se fait rétribuer pour une valeur qui est de création naturelle, qui est indépendante de tout travail humain, qui est inhérente aux choses, et est, par destination providentielle, une de leurs qualités intrinsèques, comme la pesanteur ou la porosité, la forme ou la couleur.

Une exacte analyse de la valeur renverse cet échafaudage de subtilités, d’où l’on voudrait déduire une assimilation monstrueuse entre la spoliation et la propriété.

Dieu a mis des matériaux et des forces à la disposition des hommes. Pour s’emparer de ces matériaux et de ces forces, il faut une peine ou il n’en faut pas. S’il ne faut aucune peine, nul ne consentira librement à acheter d’autrui, moyennant un effort, ce qu’il peut recueillir sans effort des mains de la nature. Il n’y a là ni services, ni échange, ni valeur, ni propriété possibles. S’il faut une peine, en bonne justice elle incombe à celui qui doit éprouver la satisfaction, d’où il suit que la satisfaction doit aboutir à celui qui a pris la peine. Voilà le principe de la propriété. Cela posé, un homme prend la peine pour lui-même ; il devient propriétaire de toute l’utilité réalisée par le concours de cette peine et de la nature. Il la prend pour autrui ; en ce cas, il stipule en retour la cession d’une peine équivalente servant aussi de véhicule à de l’utilité, et le résultat nous montre deux peines, deux utilités qui ont changé de mains, et deux satisfactions. Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que la transaction s’accomplit par la comparaison, par l’évaluation, non des deux utilités (elles sont inévaluables), mais des deux services échangés. Il est donc exact de dire qu’au point de vue personnel, l’homme, par le travail, devient propriétaire de l’utilité naturelle (il ne travaille que pour cela), quel que soit le rapport, variable à l’infini, du travail à l’utilité. Mais au point de vue social, à l’égard les uns des autres, les hommes ne sont jamais propriétaires que de la valeur, laquelle n’a pas pour fondement la libéralité de la nature, mais le service humain, la peine prise, le danger couru, l’habileté déployée pour recueillir cette libéralité ; en un mot, en ce qui concerne l’utilité naturelle et gratuite, le dernier acquéreur, celui à qui doit aboutir la satisfaction, est mis, par l’échange, exactement au lieu et place du premier travailleur. Celui-ci s’était trouvé en présence d’une utilité gratuite qu’il s’est donné la peine de recueillir ; celui-là lui restitue une peine équivalente, et se substitue ainsi à tous ses droits ; l’utilité lui est acquise au même titre, c’est-à-dire à titre gratuit sous la condition d’une peine. Il n’y a là ni le fait ni l’apparence d’une interception abusive des dons de Dieu.

Ainsi j’ose dire que cette proposition est inébranlable :

À l’égard les uns des autres, les hommes ne sont propriétaires que de valeurs, et les valeurs ne représentent que des services comparés, librement reçus et rendus.

Que d’un côté ce soit là le vrai sens du mot valeur, c’est ce que j’ai déjà démontré (chapitre V) ; que d’autre part les hommes ne soient jamais et ne puissent jamais être, à l’égard les uns des autres, propriétaires que de la valeur, c’est ce qui résulte aussi bien du raisonnement que de l’expérience. Du raisonnement ; car comment irais-je acheter d’un homme, moyennant une peine, ce que je puis sans peine, ou avec une moindre peine, obtenir de la nature ? De l’expérience universelle, qui n’est pas d’un poids à dédaigner dans la question, rien n’étant plus propre à donner confiance à une théorie que le consentement raisonné et pratique des hommes de tous les temps et de tous les pays. Or je dis que le consentement universel ratifie le sens que je donne ici au mot propriété. Quand l’officier public fait un inventaire après décès, ou par autorité de justice ; quand le négociant, le manufacturier, le fermier, font, pour leur propre compte, la même opération, ou qu’elle est confiée aux syndics d’une faillite, qu’inscrit-on sur les rôles timbrés à mesure qu’un objet se présente ? Est-ce son utilité, son mérite intrinsèque ? Non, c’est sa valeur, c’est-à-dire l’équivalent de la peine que tout acheteur, pris au hasard, devrait prendre pour se procurer un objet semblable. Les experts s’occupent-ils de savoir si telle chose est plus utile que telle autre ? Se placent-ils au point de vue des satisfactions qu’elles peuvent procurer ? Estiment-ils un marteau plus qu’une chinoiserie, parce que le marteau fait tourner d’une manière admirable, au profit de son possesseur, la loi de gravitation ? ou bien un verre d’eau plus qu’un diamant, parce que, d’une manière absolue, il peut rendre de plus réels services ? ou le livre de Say plus que celui de Fourier, parce qu’on peut puiser dans le premier plus de sérieuses jouissances et de solide instruction ? Non ; ils évaluent, ils relèvent la valeur, en se conformant rigoureusement, remarquez-le bien, à ma définition. — Pour mieux dire, c’est ma définition qui se conforme à leur pratique. — Ils tiennent compte, non point des avantages naturels ou de l’utilité gratuite attachée à chaque objet, mais du service que tout acquéreur aurait à se rendre à lui-même ou à réclamer d’autrui pour se le procurer. Ils n’estiment pas, qu’on me pardonne cette expression hasardée, la peine que Dieu a prise, mais celle que l’acheteur aurait à prendre. — Et quand l’opération est terminée, quand le public connaît le total des valeurs portées au bilan, il dit d’une voix unanime : Voilà ce dont l’héritier est propriétaire.

Puisque les propriétés n’embrassent que des valeurs, et puisque les valeurs n’expriment que des rapports, il s’ensuit que les propriétés ne sont elles-mêmes que des rapports.

Quand le public, à la vue des deux inventaires, prononce : « Cet homme est plus riche que cet autre, » il n’entend pas dire pour cela que le rapport des deux propriétés exprime celui des deux richesses absolues ou du bien-être. Il entre dans les satisfactions, dans le bien-être absolu, une part d’utilité commune qui change beaucoup cette proportion. Tous les hommes, en effet, sont égaux devant la lumière du jour, devant l’air respirable, devant la chaleur du soleil ; et l’inégalité, — exprimée par la différence des propriétés ou des valeurs, — ne doit s’entendre que de l’utilité onéreuse.

Or, je l’ai déjà dit bien des fois, et je le répéterai sans doute bien des fois encore, car c’est la plus grande, la plus belle, peut-être la plus méconnue des harmonies sociales, celle qui résume toutes les autres : il est dans la nature du progrès, — et le progrès ne consiste qu’en cela, — de transformer l’utilité onéreuse en utilité gratuite ; de diminuer la valeur sans diminuer l’utilité ; de faire que, pour se procurer les mêmes choses, chacun ait moins de peine à prendre ou à rémunérer ; d’accroître incessamment la masse de ces choses communes, dont la jouissance, se distribuant d’une manière uniforme entre tous, efface peu à peu l’inégalité qui résulte de la différence des propriétés.

Ne nous lassons pas d’analyser le résultat de ce mécanisme.

 

Combien de fois, en contemplant les phénomènes du monde social, n’ai-je pas eu l’occasion de sentir la profonde justesse de ce mot de Rousseau : « Il faut beaucoup de philosophie pour observer ce qu’on voit tous les jours ! » C’est ainsi que l’accoutumance, ce voile étendu sur les yeux du vulgaire, et dont ne parvient pas toujours à se délivrer l’observateur attentif, nous empêche de discerner le plus merveilleux des phénomènes économiques : la richesse réelle tombant incessamment du domaine de la propriété dans celui de la communauté.

Essayons cependant de constater cette démocratique évolution, et même, s’il se peut, d’en mesurer la portée.

J’ai dit ailleurs que, si nous voulions comparer deux époques, au point de vue du bien-être réel, nous devions tout rapporter au travail brut mesuré par le temps, et nous poser cette question : Quelle est la différence de satisfaction que procure, selon le degré d’avancement de la société, une durée déterminée de travail brut, par exemple : la journée d’un simple manouvrier ?

Cette question en implique deux autres :

Quel est, au point de départ de l’évolution, le rapport de la satisfaction au travail le plus simple ?

Quel est ce même rapport aujourd’hui ?

La différence mesurera l’accroissement qu’ont pris l’utilité gratuite relativement à l’utilité onéreuse, le domaine commun relativement au domaine approprié.

Je ne crois pas que l’homme politique se puisse prendre à un problème plus intéressant, plus, instructif. Que le lecteur veuille me pardonner si, pour arriver à une solution satisfaisante, je le fatigue de trop nombreux exemples.

J’ai fait, en commençant, une sorte de nomenclature des besoins humains les plus généraux : respiration, alimentation, vêtement, logement, locomotion, instruction, diversion, etc.

Reprenons cet ordre, et voyons ce qu’un simple journalier pouvait à l’origine et peut aujourd’hui se procurer de satisfactions par un nombre déterminé de journées de travail.

Respiration. Ici la gratuité et la communauté sont complètes dès l’origine. La nature, s’étant chargée de tout, ne nous laisse rien à faire. Il n’y a ni efforts, ni services, ni valeur, ni propriété, ni progrès possibles. Au point de vue de l’utilité, Diogène est aussi riche qu’Alexandre ; au point de vue de la valeur, Alexandre est aussi riche que Diogène.

Alimentation. Dans l’état actuel des choses, la valeur d’un hectolitre de blé fait équilibre, en France, à celle de quinze à vingt journées du travail le plus vulgaire. Voilà un fait, et on a beau le méconnaître, il n’en est pas moins digne de remarque. Il est positif qu’aujourd’hui, en considérant l’humanité sous son aspect le moins avancé, et représentée par le journalier-prolétaire, nous constatons qu’elle obtient la satisfaction attachée à un hectolitre de blé avec quinze journées du travail humain le plus brut. On calcule qu’il faut trois hectolitres de blé pour l’alimentation d’un homme. Le simple manœuvre produit donc, sinon sa subsistance, du moins (ce qui revient au même pour lui) la valeur de sa subsistance, en prélevant de quarante-cinq à soixante journées sur son travail annuel. Si nous représentons par un le type de la valeur (qui pour nous est une journée de travail brut), la valeur d’un hectolitre de blé s’exprimera par 15, 18 ou 20, selon les années.

Le rapport de ces deux valeurs est de un à quinze.

Pour savoir si un progrès a été accompli et pour le mesurer, il faut se demander quel était ce même rapport au jour de départ de l’humanité. En vérité, je n’ose hasarder un chiffre ; mais il y a un moyen de dégager cet x. Quand vous entendez un homme déclamer contre l’ordre social, contre l’appropriation du sol, contre la rente, contre les machines, conduisez-le au milieu d’une forêt vierge ou en face d’un marais infect. Je veux, direz-vous, vous affranchir du joug dont vous vous plaignez ; je veux vous soustraire aux luttes atroces de la concurrence anarchique, à l’antagonisme des intérêts, à l’égoïsme des riches, à l’oppression de la propriété, à l’écrasante rivalité des machines, à l’atmosphère étouffante de la société. Voilà de la terre semblable à celle que rencontrent devant eux les premiers défricheurs. Prenez-en tant qu’il vous plaira par dizaines, par centaines d’hectares. Cultivez-la vous-même. Tout ce que vous lui ferez produire est à vous. Je n’y mets qu’une condition : c’est que vous n’aurez pas recours à cette société dont vous vous dites victime.

Cet homme, remarquez-le bien, serait mis en face du sol dans la même situation où était, à l’origine, l’humanité elle-même. Or, je ne crains pas d’être contredit en avançant qu’il ne produira pas un hectolitre de blé tous les deux ans. Rapport : 15 à 600.

Et voilà le progrès mesuré. Relativement au blé, — et malgré qu’il soit obligé de payer la rente du sol, l’intérêt du capital, le loyer des outils, — ou plutôt parce qu’il les paye, — un journalier obtient avec quinze jours de travail ce qu’il aurait eu peine à recueillir avec six cents journées. La valeur du blé, mesurée par le travail le plus brut, est donc tombée de 600 à 15 ou de 40 à 1. Un hectolitre de blé a, pour l’homme, exactement la même utilité qu’il aurait eue le lendemain du déluge ; il contient la même quantité de substance alimentaire ; il satisfait au même besoin et dans la même mesure. — Il est une égale richesse réelle, il n’est plus une égale richesse relative. Sa production a été mise en grande partie à là charge de la nature : on l’obtient avec un moindre effort humain ; on se rend un moindre service en se le passant de main en main, il a moins de valeur ; et, pour tout dire en un mot, il est devenu gratuit, non absolument, mais dans la proportion de quarante à un.

Et non-seulement il est devenu gratuit, mais encore commun dans cette proportion. Car ce n’est pas au profit de celui qui le produit que les 39/40 de l’effort ont été anéantis, mais au profit de celui qui le consomme, quel que soit le genre de travail auquel il se voue.

Vêtement. Même phénomène. Un simple manœuvre entre dans un magasin du Marais, et y reçoit un vêtement qui correspond à vingt journées de son travail, que nous supposons être de la qualité la plus inférieure. S’il devait faire ce vêtement lui-même, il n’y parviendrait pas de toute sa vie. S’il eût voulu s’en procurer un semblable du temps d’Henri IV, il lui en eût coûté trois ou quatre cents journées. Qu’est donc devenue, quant aux étoffes, cette différence de valeur rapportée à la durée du travail brut ? Elle a été anéantie, parce que des forces naturelles gratuites se sont chargées de l’œuvre ; et elle a été anéantie au profit de l’humanité tout entière.

Car il ne faut pas cesser de faire remarquer ceci : Chacun doit à son semblable un service équivalent à celui qu’il en reçoit. Si donc l’art du tisserand n’avait fait aucun progrès, si le tissage n’était exécuté en partie par des forces gratuites, le tisserand mettrait deux ou trois cents journées à fabriquer l’étoffe, et il faudrait bien que notre manœuvre cédât deux ou trois cents journées pour l’obtenir. Et puisque le tisserand ne peut parvenir, malgré sa bonne volonté, à se faire céder deux ou trois cents journées, à se faire rétribuer pour l’intervention des forces gratuites, pour le progrès accompli, il est parfaitement exact de dire que ce progrès a été accompli au profit de l’acquéreur, du consommateur, de la satisfaction universelle, de l’humanité.

Transport. Antérieurement à tout progrès, quand le genre humain en était réduit, comme le journalier que nous avons mis en scène, à du travail brut et primitif, si un homme avait voulu qu’un fardeau d’un quintal fût transporté de Paris à Bayonne, il n’aurait eu que cette alternative : ou mettre le fardeau sur ses épaules et accomplir l’œuvre lui-même, voyageant par monts et par vaux, ce qui eût exigé au moins un an de fatigues ; ou bien prier quelqu’un de faire pour lui cette rude besogne ; et comme, d’après l’hypothèse, le nouveau porte-balle aurait employé les mêmes moyens et le même temps, il aurait réclamé en paiement un an de travail. À cette époque donc, la valeur du travail brut étant un, celle du transport était de 300 pour un poids d’un quintal et une distance de 200 lieues.

Les choses ont bien changé. En fait, il n’y a aucun manœuvre à Paris qui ne puisse atteindre le même résultat par le sacrifice de deux journées. L’alternative est bien la même. Il faut encore exécuter le transport soi-même ou le faire faire par d’autres en les rémunérant. Si notre journalier l’exécute lui-même, il lui faudra encore un an de fatigues ; mais s’il s’adresse à des hommes du métier, il trouvera vingt entrepreneurs qui s’en chargeront pour 3 ou 4 francs, c’est-à-dire pour l’équivalent de deux journées de travail brut. Ainsi, la valeur du travail brut étant un, celle du transport, qui était de 300, n’est plus que de deux.

Comment s’est accomplie cette étonnante révolution ? Oh ! elle a exigé bien des siècles. On a dompté certains animaux, on a percé des montagnes, on a comblé des vallées, on a jeté des ponts sur les fleuves ; on a inventé le traîneau d’abord, ensuite la roue, on a amoindri les obstacles, ou l’occasion du travail, des services, de la valeur ; bref on est parvenu à faire, avec une peine égale à deux, ce qu’on ne pouvait faire, à l’origine, qu’avec une peine égale à trois cents. Ce progrès à été réalisé par des hommes qui ne songeaient qu’à leurs propres intérêts. Et cependant qui en profite aujourd’hui ? notre pauvre journalier, et avec lui tout le monde.

Qu’on ne dise pas que ce n’est pas là de la communauté. Je dis que c’est de la communauté dans le sens le plus strict du mot. À l’origine, la satisfaction dont il s’agit faisait équilibre, pour tous les hommes, à 300 journées de travail brut ou à un nombre moindre, mais proportionnel, de travail intelligent. Maintenant, 298 parties de cet effort sur 300 ont été mises à la charge de la nature, et l’humanité se trouve exonérée d’autant. Or, évidemment, tous les hommes sont égaux devant ces obstacles détruits, devant cette distance effacée, devant cette fatigue annulée, devant cette valeur anéantie, puisque tous obtiennent le résultat sans avoir à le rémunérer. Ce qu’ils rémunéreront, c’est l’effort humain qui reste encore à faire, mesuré par 2, exprimant le travail brut. En d’autres termes, celui qui ne s’est pas perfectionné, et qui n’a à offrir que la force musculaire, a encore deux journées de travail à céder pour obtenir la satisfaction. Tous les autres hommes l’obtiennent avec un travail de moindre durée : l’avocat de Paris, gagnant 30,000 francs par an, avec la vingt-cinquième partie d’une journée, etc. ; par où l’on voit que les hommes sont égaux devant la valeur anéantie, et que l’inégalité se restreint dans les limites qui forment encore le domaine de la valeur qui survit, ou de la propriété.

C’est un écueil pour la science de procéder par voie d’exemple. L’esprit du lecteur est porté à croire que le phénomène qu’elle veut décrire n’est vrai qu’aux cas particuliers invoqués à l’appui de la démonstration. Mais il est clair que ce qui a été dit du blé, du vêtement, du transport, est vrai de tout. Quand l’auteur généralise, c’est au lecteur de particulariser ; et, quand celui-là se dévoue à la lourde et froide analyse, c’est bien le moins que celui-ci se donne le plaisir de la synthèse.

Après tout, cette loi synthétique, nous la pouvons formuler ainsi :

La valeur, qui est la propriété sociale, naît de l’effort et de l’obstacle.

À mesure que l’obstacle s’amoindrit, l’effort, la valeur, ou le domaine de la propriété, s’amoindrissent avec lui.

La propriété recule toujours, pour chaque satisfaction donnée, et la communauté avance sans cesse.

Faut-il en conclure, comme fait M. Proudhon, que la propriété est destinée à périr ? De ce que, pour chaque effet utile à réaliser, pour chaque satisfaction à obtenir, elle recule devant la communauté, est-ce à dire qu’elle va s’y absorber et s’y anéantir ?

Conclure ainsi, c’est méconnaître complétement la nature même de l’homme. Nous rencontrons ici un sophisme analogue à celui que nous avons déjà réfuté au sujet de l’intérêt des capitaux. L’intérêt tend à baisser, disait-on, donc sa destinée est de disparaître. — La valeur et la propriété diminuent, dit-on maintenant, donc leur destinée est de s’anéantir.

Tout le sophisme consiste à omettre ces mots : pour chaque effet déterminé. Oui, il est très-vrai que les hommes obtiennent des effets déterminés avec des efforts moindres ; c’est en cela qu’ils sont progressifs et perfectibles ; c’est pour cela qu’on peut affirmer que le domaine relatif de la propriété se rétrécit, en l’examinant au point de vue d’une satisfaction donnée.

Mais il n’est pas vrai que tous les effets possibles à obtenir soient jamais épuisés, et dès lors il est absurde de penser qu’il soit dans la nature du progrès d’altérer le domaine absolu de la propriété.

Nous l’avons dit plusieurs fois et sous toutes les formes : chaque effort, avec le temps, peut servir de véhicule à une plus grande somme d’utilité gratuite, sans qu’on soit autorisé à en conclure que les hommes cesseront jamais de faire des efforts. Tout ce qu’on en doit déduire, c’est que leurs forces devenues disponibles s’attaqueront à d’autres obstacles, réalisant, à travail égal, des satisfactions jusque-là inconnues.

J’insisterai encore sur cette idée. Il doit être permis, par le temps qui court, de ne rien laisser à l’interprétation abusive quand on s’est avisé d’articuler ces terribles mots : propriété, communauté.

À un moment donné de son existence, l’homme isolé ne peut disposer que d’une certaine somme d’efforts. Il en est de même de la société.

Quand l’homme isolé réalise un progrès, en faisant concourir à son œuvre une force naturelle, la somme de ses efforts se trouve réduite d’autant, par rapport à l’effet utile cherché. Elle serait réduite aussi d’une manière absolue, si cet homme, satisfait de sa première condition, convertissait son progrès en loisir, et s’abstenait de consacrer à de nouvelles jouissances cette portion d’efforts rendue désormais disponible. Mais cela suppose que l’ambition, le désir, l’aspiration, sont des forces limitées ; que le cœur humain n’est pas indéfiniment expansible. Or, il n’en est rien. À peine Robinson a mis une partie son travail à la charge de la nature, qu’il le consacre à de nouvelles entreprises. L’ensemble de ses efforts reste le même ; seulement il y en a un entre autres qui est plus productif, plus fructueux, aidé par une plus grande proportion de collaboration naturelle et gratuite. — C’est justement le phénomène qui se réalise au sein de la société.

De ce que la charrue, la herse, le marteau, la scie, les bœufs et les chevaux, la voile, les chutes d’eau, la vapeur, ont successivement exonéré l’humanité d’une masse énorme d’efforts pour chaque résultat obtenu, il ne s’ensuit pas nécessairement que ces efforts mis en disponibilité aient été frappés d’inertie. Rappelons-nous ce qui a été dit de l’expansibilité indéfinie des besoins et des désirs. Jetons d’ailleurs un regard sur le monde, et nous n’hésiterons pas à reconnaître qu’à chaque fois que l’homme a pu vaincre un obstacle avec de la force naturelle, il a tourné sa force propre contre d’autres obstacles. On imprime plus facilement, mais on imprime davantage. Chaque livre répond à moins d’effort humain, à moins de valeur, à moins de propriété ; mais il y a plus de livres, et, au total, autant d’efforts, autant de valeurs, autant de propriétés. J’en pourrais dire autant des vêtements, des maisons, des chemins de fer, de toutes les productions humaines. Ce n’est pas l’ensemble des valeurs qui a diminué, c’est l’ensemble des utilités qui a augmenté. Ce n’est pas le domaine absolu de la propriété qui s’est rétréci, c’est le domaine absolu de la communauté qui s’est élargi. Le progrès n’a pas paralysé le travail, il a étendu le bien-être.

La gratuité et la communauté, c’est le domaine des forces naturelles, et ce domaine s’agrandit sans cesse. C’est une vérité de raisonnement et de fait.

La valeur et la propriété, c’est le domaine des efforts humains, des services réciproques ; et ce domaine se resserre incessamment pour chaque résultat donné, mais non pour l’ensemble des résultats, — pour chaque satisfaction déterminée, mais non pour l’ensemble des satisfactions, parce que les satisfactions possibles ouvrent devant l’humanité un horizon sans limites.

Autant donc il est vrai que la propriété relative fait successivement place à la communauté, autant il est faux que la propriété absolue tende à disparaître de ce monde. C’est un pionnier qui accomplit son œuvre dans un cercle et passe dans un autre. Pour qu’elle s’évanouît, il faudrait que tout obstacle fît défaut au travail ; que tout effort humain devînt inutile ; que les hommes n’eussent plus occasion d’échanger, de se rendre des services ; que toute production fùt spontanée, que la satisfaction suivît immédiatement le désir ; il faudrait que nous fussions tous égaux aux dieux. Alors, il est vrai, tout serait gratuit, tout serait commun : effort, service, valeur, propriété, rien de ce qui constate notre native infirmité n’aurait sa raison d’être.

Mais l’homme a beau s’élever, il est toujours aussi loin de l’omnipotence. Que sont les degrés qu’il parcourt sur l’échelle de l’infini ? Ce qui caractérise la Divinité, autant qu’il nous est donné de le comprendre, c’est qu’entre sa volonté et l’accomplissement de sa volonté, il n’y a pas d’obstacles : Fiat lux, et lux facta est. Encore est-ce son impuissance à exprimer ce qui est étranger à l’humaine nature qui a réduit Moïse à supposer, entre la volonté divine et la lumière, l’obstacle d’un mot à prononcer. Mais quels que soient les progrès que réserve à l’humanité sa nature perfectible, on peut affirmer qu’ils n’iront jamais jusqu’à faire disparaître tout obstacle sur la route du bien-être infini, et à frapper ainsi d’inutilité le travail de ses muscles et de son intelligence. La raison en est simple : c’est qu’à mesure que certains obstacles sont vaincus, les désirs se dilatent, rencontrent de nouveaux obstacles qui s’offrent à de nouveaux efforts. Nous aurons donc toujours du travail à accomplir, à échanger, à évaluer. La propriété existera donc jusqu’à la consommation des temps, toujours croissante quant à la masse, à mesure que les hommes deviennent plus actifs et plus nombreux, encore que chaque effort, chaque service, chaque valeur, chaque propriété relative passant de main en main serve de véhicule à une proportion croissante d’utilité gratuite et commune.

 

Le lecteur voit que nous donnons au mot propriété un sens très-étendu et qui n’en est pas pour cela moins exact. La propriété, c’est le droit de s’appliquer à soi-même ses propres efforts, ou de ne les céder que moyennant la cession en retour d’efforts équivalents. La distinction entre propriétaire et prolétaire est donc radicalement fausse ; — à moins qu’on ne prétende qu’il y a une classe d’hommes qui n’exécute aucun travail, ou n’a pas droit sur ses propres efforts, sur les services qu’elle rend ou sur ceux qu’elle reçoit en échange.

C’est à tort que l’on réserve le nom de propriété à une de ses formes spéciales, au capital, à la terre, à ce qui procure un intérêt ou une rente ; et c’est sur cette fausse définition qu’on sépare ensuite les hommes en deux classes antagoniques. L’analyse démontre que l’intérêt et la rente sont le fruit de services rendus, et ont même origine, même nature, mêmes droits que la main-d’œuvre.

Le monde est un vaste atelier où la Providence a prodigué des matériaux et des forces ; c’est à ces matériaux et à ces forces que s’applique le travail humain. Efforts antérieurs, efforts actuels, même efforts ou promesses d’efforts futurs s’échangent les uns contre les autres. Leur mérite relatif, constaté par l’échange et indépendamment des matériaux et forces gratuites, révèle la valeur ; et c’est de la valeur par lui produite, que chacun est propriétaire.

On fera cette objection : Qu’importe qu’un homme ne soit propriétaire, comme vous dites, que de la valeur ou du mérite reconnu de son service ? La propriété de la valeur emporte celle de l’utilité qui y est attachée. Jean a deux sacs de blé, Pierre n’en a qu’un. Jean, dites-vous, est le double plus riche en valeur. Eh ! morbleu ! il l’est bien aussi en utilité, et même en utilité naturelle. Il peut manger une fois davantage.

Sans doute, mais n’a-t-il pas accompli le double de travail ?

Allons néanmoins au fond de l’objection.

La richesse essentielle, absolue, nous l’avons déjà dit, réside dans l’utilité. C’est ce qu’exprime ce mot lui-même. Il n’y a que l’utilité qui serve (uti, servir). Elle seule est en rapport avec nos besoins, et c’est elle seule que l’homme a en vue quand il travaille. C’est du moins elle qu’il poursuit en définitive, car les choses ne satisfont pas notre faim et notre soif parce qu’elles renferment de la valeur, mais de l’utilité.

Cependant il faut se rendre compte du phénomène que produit à cet égard la société.

Dans l’isolement, l’homme aspirerait à réaliser de l’utilité sans se préoccuper de la valeur, dont la notion même ne pourrait exister pour lui.

Dans l’état social, au contraire, l’homme aspire à réaliser de la valeur, sans se préoccuper de l’utilité. La chose qu’il produit n’est pas destinée à ses propres besoins. Dès lors peu lui importe qu’elle soit plus ou moins utile. C’est à celui qui éprouve le désir à la juger à ce point de vue. Quant à lui, ce qui l’intéresse, c’est qu’on y attache, sur le marché, la plus grande valeur possible, certain qu’il retirera de ce marché, et à son choix, d’autant plus d’utilités qu’il y aura apporté plus de valeur.

La séparation des occupations amène cet état de choses que chacun produit ce qu’il ne consommera pas, et consomme ce qu’il n’a pas produit. Comme producteurs, nous poursuivons la valeur ; comme consommateurs, l’utilité. Cela est d’expérience universelle. Celui qui polit un diamant, brode de la dentelle, distille de l’eau-de-vie ou cultive du pavot, ne se demande pas si la consommation de ces choses est bien ou mal entendue. Il travaille, et pourvu que son travail réalise de la valeur, cela lui suffit.

Et, pour le dire en passant, ceci prouve que ce qui est moral ou immoral, ce n’est pas le travail, mais le désir ; et que l’humanité se perfectionne, non par la moralisation du producteur, mais par celle du consommateur. Combien ne s’est-on pas récrié contre les Anglais de ce qu’ils récoltaient de l’opium dans l’Inde avec l’idée bien arrêtée, disait-on, d’empoisonner les Chinois ! C’était méconnaître et déplacer le principe de la moralité. Jamais on n’empêchera de produire ce qui, étant recherché, a de la valeur. C’est à celui qui aspire à une satisfaction d’en calculer les effets, et c’est bien en vain qu’on essayerait de séparer la prévoyance de la responsabilité. Nos vignerons font du vin et en feront tant qu’il aura de la valeur, sans se mettre en peine de savoir si avec ce vin on s’enivre en France et on se tue en Amérique. C’est le jugement que les hommes portent sur leurs besoins et leurs satisfactions qui décide de la direction du travail. Cela est vrai même de l’homme isolé ; et si une sotte vanité eût parlé plus haut que la faim à Robinson, au lieu d’employer son temps à la chasse, il l’eût consacré à arranger les plumes de sa coiffure. De même un peuple sérieux provoque des industries sérieuses, un peuple futile, des industries futiles. (Voir chapitre XI.)

Mais revenons. Je dis :

L’homme qui travaille pour lui-même a en vue l’utilité.

L’homme qui travaille pour les autres a en vue la valeur.

Or la propriété, telle que je l’ai définie, repose sur la valeur ; et la valeur n’étant qu’un rapport, il s’ensuit que la propriété n’est elle-même qu’un rapport.

S’il n’y avait qu’un homme sur la terre, l’idée de propriété ne se présenterait jamais à son esprit. Maître de s’assimiler toutes les utilités dont il serait environné, ne rencontrant jamais un droit analogue pour servir de limite au sien, comment la pensée lui viendrait-elle de dire : Ceci est à moi ? Ce mot suppose ce corrélatif : Ceci n’est pas à moi, ou ceci est à autrui. Le tien et le mien ne se peuvent concevoir isolés, et il faut bien que le mot propriété implique relation, car il n’exprime aussi énergiquement qu’une chose est propre à une personne qu’en faisant comprendre qu’elle n’est propre à aucune autre.

« Le premier qui, ayant clos un terrain, dit Rousseau, s’avisa de dire : ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. »

Que signifie cette clôture, si ce n’est une pensée d’exclusion et par conséquent de relation ? Si elle n’avait pour objet que de défendre le champ contre les animaux, c’était une précaution, non un signe de propriété ; une borne, au contraire, est un signe de propriété, non une précaution.

Ainsi les hommes ne sont véritablement propriétaires que relativement les uns aux autres ; et cela posé, de quoi sont-ils propriétaires ? de valeurs, — ainsi qu’on le discerne fort bien dans les échanges qu’ils font entre eux.

Prenons, selon notre procédé habituel, un exemple très simple.

La nature travaille, de toute éternité peut-être, à mettre dans l’eau de la source ces qualités qui la rendent propre à étancher la soif et qui font pour nous son utilité. Ce n’est certainement pas mon œuvre, car elle a été élaborée sans ma participation et à mon insu. Sous ce rapport, je puis bien dire que l’eau est pour moi un don gratuit de Dieu. Ce qui est mon œuvre propre, c’est l’effort auquel je me suis livré pour aller chercher ma provision de la journée.

Par cet acte, de quoi suis-je devenu propriétaire ?

Relativement à moi, je suis propriétaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, de toute l’utilité que la nature a mise dans cette eau. Je puis la faire tourner à mon avantage comme je l’entends.

Ce n’est même que pour cela que j’ai pris la peine de l’aller chercher. Contester mon droit, ce serait dire que, bien que les hommes ne puissent vivre sans boire, ils n’ont pas le droit de boire l’eau qu’ils se sont procurée par leur travail. Je ne pense pas que les communistes, quoiqu’ils aillent fort loin, aillent jusque-là ; et, même sous le régime Cabet, il sera permis sans doute aux agneaux icariens, quand ils auront soif, de s’aller désaltérer dans le courant d’une onde pure *.

Mais relativement aux autres hommes, supposés libres de faire comme moi, je ne suis et je ne puis être propriétaire que de ce qu’on nomme, par métonymie, la valeur de l’eau, c’est-à-dire la valeur du service que je rendrai en la cédant. Puisqu’on me reconnaît le droit de boire cette eau, il n’est pas possible qu’on me conteste le droit de la céder. — Et puisqu’on reconnaît à l’autre contractant le droit d’aller, comme moi, en chercher à la source, il n’est pas possible qu’on lui conteste le droit d’accepter la mienne. Si l’un a le droit de céder, l’autre d’accepter, moyennant payement librement débattu, le premier est donc propriétaire à l’égard du second. — En vérité, il est triste d’écrire à une époque où l’on ne peut faire un pas en économie politique sans s’arrêter à de si puériles démonstrations.

Mais sur quelle base se fera l’arrangement ? C’est là ce qu’il faut surtout savoir pour apprécier toute la portée sociale de ce mot propriété, si malsonnant aux oreilles du sentimentalisme démocratique.

Il est clair qu’étant libres tous deux, nous prendrons en considération la peine que je me suis donnée et celle qui lui sera épargnée, ainsi que toutes les circonstances qui constituent la valeur. Nous débattrons nos conditions, et, si le marché se conclut, il n’y a ni exagération ni subtilité à dire que mon voisin aura acquis gratuitement, ou, si l’on veut, aussi gratuitement que moi, toute l’utilité naturelle de l’eau. Veut-on la preuve que les efforts humains, et non l’utilité intrinsèque, déterminent les conditions plus ou moins onéreuses de la transaction ? On conviendra que cette utilité reste identique, que la source soit rapprochée ou éloignée. C’est la peine prise ou à prendre qui diffère selon les distances, et puisque la rémunération varie avec elle, c’est en elle, non dans l’utilité, qu’est le principe de la valeur, de la propriété relative.

Il est donc certain que, relativement aux autres, je ne suis et ne puis être propriétaire que de mes efforts, de mes services qui n’ont rien de commun avec les élaborations mystérieuses et inconnues par lesquelles la nature a communiqué de l’utilité aux choses qui sont l’occasion de ces services. J’aurais beau porter plus loin mes prétentions, là se bornera toujours ma propriété de fait ; car si j’exige plus que la valeur de mon service, mon voisin se le rendra à lui-même. Cette limite est absolue, infranchissable, décisive. Elle explique et justifie pleinement la propriété, forcément réduite au droit bien naturel de demander un service pour un autre. Elle implique que la jouissance des utilités naturelles n’est appropriée que nominalement et en apparence ; que l’expression : propriété d’un hectare de terre, d’un quintal de fer, d’un hectolitre de blé, d’un mètre de drap, est une véritable métonymie, de même que valeur de l’eau, du fer, etc. ; qu’en tant que la nature a donné ces biens aux hommes, ils en jouissent gratuitement et en commun ; qu’en un mot, la communauté se concilie harmonieusement avec la propriété, les dons de Dieu restant dans le domaine de l’une, et les services humains formant seuls le très-légitime domaine de l’autre.

De ce que j’ai choisi un exemple très-simple pour montrer la ligne de démarcation qui sépare le domaine commun du domaine approprié, on ne serait pas fondé à conclure que cette ligne se perd et s’efface dans les transactions plus compliquées. Non, elle persiste et se montre toujours dans toute transaction libre. L’action d’aller chercher de l’eau à la source est très simple, sans doute, mais qu’on y regarde de près, et l’on se convaincra que l’action de cultiver du blé n’est plus compliquée que parce qu’elle embrasse une série d’actions tout aussi simples, dans chacune desquelles la collaboration de la nature et celle de l’homme se combinent, en sorte que l’exemple choisi est le type de tout autre fait économique. Qu’il s’agisse d’eau, de blé, d’étoffes, de livres, de transports, de tableaux, de danse, de musique, certaines circonstances, nous l’avons avoué, peuvent donner beaucoup de valeur à certains services, mais nul ne peut jamais se faire payer autre chose, et notamment le concours de la nature, tant qu’un des contractants pourra dire à l’autre : Si vous me demandez plus que ne vaut votre service, je m’adresserai ailleurs ou me le rendrai à moi-même.

 

Ce n’est pas assez de justifier la propriété, je voudrais la faire chérir même par les communistes les plus convaincus. Pour cela que faut-il ? décrire son rôle démocratique, progressif et égalitaire ; faire comprendre que non-seulement elle ne monopolise pas entre quelques mains les dons de Dieu, mais qu’elle a pour mission spéciale d’agrandir sans cesse le cercle de la communauté. Sous ce rapport, elle est bien autrement ingénieuse que Platon, Morus, Fénelon ou M. Cabet.

Qu’il y ait des biens dont les hommes jouissent gratuitement et en commun sur le pied de la plus parfaite égalité, qu’il y ait, dans d’ordre social, au-dessous de la propriété, une communauté très-réelle, c’est ce que nul ne conteste. Il ne faut d’ailleurs, qu’on soit économiste ou socialiste, que des yeux pour le voir. Tous les enfants de Dieu sont traités de même à certains égards. Tous sont égaux devant la gravitation qui les attache au sol, devant l’air respirable, la lumière du jour, l’eau des torrents. Ce vaste et incommensurable fonds commun, qui n’a rien à démêler avec la valeur ou la propriété, Say le nomme richesse naturelle, par opposition à la richesse sociale ; Proudhon, biens naturels, par opposition aux biens acquis ; Considérant, Capital naturel, par opposition au Capital créé ; Saint-Chamans, richesse de jouissance, par opposition à la richesse de valeur ; nous l’avons nommé utilité gratuite, par opposition à l’utilité onéreuse. Qu’on l’appelle comme on voudra, il existe ; cela suffit pour dire : Il y a parmi les hommes un fonds commun de satisfactions gratuites et égales.

Et si la richesse sociale, acquise, créée, de valeur, onéreuse, en un mot la propriété, est inégalement répartie, on ne peut pas dire qu’elle le soit injustement, puisqu’elle est pour chacun proportionnelle aux services d’où elle procède et dont elle n’est que l’évaluation. En outre, il est clair que cette inégalité est atténuée par l’existence du fonds commun, en vertu de cette règle mathématique : l’inégalité relative de deux nombres inégaux s’affaiblit si l’on ajoute à chacun d’eux des nombres égaux. Lors donc que nos inventaires constatent qu’un homme est le double plus riche qu’un autre, cette proportion cesse d’être exacte si l’on prend en considération leur part dans l’utilité gratuite, et même l’inégalité s’effacerait progressivement, si cette masse commune était elle-même progressive.

La question est donc de savoir si ce fonds commun est une quantité fixe, invariable, accordée aux hommes dès l’origine et une fois pour toutes par la Providence, au-dessus de laquelle se superpose le fonds approprié, sans qu’il puisse y avoir aucune relation, aucune action entre ces deux ordres de phénomènes.

Les économistes ont pensé que l’ordre social n’avait aucune influence sur cette richesse naturelle et commune, et c’est pourquoi ils l’ont exclue de l’économie politique.

Les socialistes vont plus loin : ils croient que l’ordre social tend à faire passer le fonds commun dans le domaine de la propriété, qu’il consacre au profit de quelques-uns l’usurpation de ce qui appartient à tous ; et c’est pourquoi ils s’élèvent contre l’économie politique qui méconnaît cette funeste tendance et contre la société actuelle qui la subit.

Que dis-je ? le socialisme taxe ici, et avec quelque fondement, l’économie politique d’inconséquence ; car, après avoir déclaré qu’il n’y avait pas de relation entre la richesse commune et la richesse appropriée, elle a infirmé sa propre assertion et préparé le grief socialiste, le jour où, confondant la valeur avec l’utilité, elle a dit que les matériaux et les forces de la nature, c’est-à-dire les dons de Dieu, avaient une valeur intrinsèque, une valeur qui leur était propre ; — car valeur implique toujours et nécessairement appropriation. Ce jour-là, l’économie politique a perdu le droit et le moyen de justifier logiquement la propriété.

Ce que je viens dire, ce que j’affirme avec une conviction qui est pour moi une certitude absolue, c’est ceci : Oui, il y a une action constante du fonds approprié sur le fonds commun, et sous ce rapport la première assertion économiste est erronée. Mais la seconde assertion, développée et exploitée par le socialisme, est plus funeste encore ; car l’action dont il s’agit ne s’accomplit pas en ce sens qu’elle fait passer le fonds commun dans le fonds approprié, mais au contraire qu’elle fait incessamment tomber le domaine approprié dans le domaine commun. La propriété, juste et légitime en soi, parce qu’elle correspond toujours à des services, tend à transformer l’utilité onéreuse en utilité gratuite. Elle est cet aiguillon qui force l’intelligence humaine à tirer de l’inertie des forces naturelles latentes. Elle lutte, à son profit sans doute, contre les obstacles qui rendent l’utilité onéreuse. Et quand l’obstacle est renversé dans une certaine mesure, il se trouve qu’il a disparu dans cette mesure au profit de tous. Alors l’infatigable propriété s’attaque à d’autres obstacles, et ainsi de suite et toujours, élevant sans cesse le niveau humain, réalisant de plus en plus la communauté et avec elle l’égalité au sein de la grande famille.

C’est en cela que consiste l’harmonie vraiment merveilleuse de l’ordre social naturel. Cette harmonie, je ne puis la décrire sans combattre des objections toujours renaissantes, sans tomber dans de fatigantes redites. N’importe, je me dévoue ; que le lecteur se dévoue aussi un peu de son côté.

Il faut bien se pénétrer de cette notion fondamentale : Quand il n’y a pour personne aucun obstacle entre le désir et la satisfaction (il n’y en a pas, par exemple, entre nos yeux et la lumière du jour), il n’y a aucun effort à faire, aucun service à se rendre à soi-même ou à rendre aux autres, aucune valeur, aucune propriété possible. Quand un obstacle existe, toute la série se construit. Nous voyons apparaître d’abord l’effort ; — puis l’échange volontaire des efforts et des services ; — puis l’appréciation comparée des services ou la valeur ; — enfin, le droit pour chacun de jouir des utilités attachées à ces valeurs ou la propriété.

Si, dans cette lutte contre des obstacles toujours égaux, le concours de la nature et celui du travail étaient aussi toujours respectivement égaux, la propriété et la communauté suivraient des lignes parallèles sans jamais changer de proportions.

Mais il n’en est pas ainsi. L’aspiration universelle des hommes, dans leurs entreprises, est de diminuer le rapport de l’effort au résultat, et, pour cela, d’associer à leur travail une proportion toujours croissante d’agents naturels. Il n’y a pas sur toute la terre un agriculteur, un manufacturier, un négociant, un ouvrier, un armateur, un artiste dont ce ne soit l’éternelle préoccupation. C’est à cela que tendent toutes leurs facultés ; c’est pour cela qu’ils inventent des outils ou des machines, qu’ils sollicitent les forces chimiques et mécaniques des éléments, qu’ils se partagent leurs travaux, qu’ils unissent leurs efforts. Faire plus avec moins, c’est l’éternel problème qu’ils se posent en tous temps, en tous lieux, en toutes situations, en toutes choses. Qu’en cela ils soient mus par l’intérêt personnel, qui le conteste ? Quel stimulant les inciterait avec la même énergie ? Chaque homme ayant d’abord ici-bas la responsabilité de sa propre existence et de son développement, était-il possible qu’il portât en lui-même un mobile permanent autre que l’intérêt personnel ? Vous vous récriez ; mais attendez la fin, et vous verrez que si chacun s’occupe de soi, Dieu pense à tous.

Notre constante application est donc de diminuer l’effort proportionnellement à l’effet utile cherché. Mais quand l’effort est diminué, soit par la destruction de l’obstacle, soit par l’invention des machines, la séparation des travaux, l’union des forces, l’intervention d’un agent naturel, etc., cet effort amoindri est moins apprécié comparativement aux autres ; on rend un moindre service en le faisant pour autrui ; il a moins de valeur, et il est très-exact de dire que la propriété a reculé. L’effet utile est-il pour cela perdu ? Non, d’après l’hypothèse même. Où est-il donc passé ? dans le domaine de la communauté. Quant à cette portion d’effort humain que l’effet utile n’absorbe plus, elle n’est pas pour cela stérile ; elle se tourne vers d’autres conquêtes. Assez d’obstacles se présentent et se présenteront toujours devant l’expansibilité indéfinie de nos besoins physiques, intellectuels et moraux, pour que le travail, libre d’un côté, trouve à quoi se prendre de l’autre. — Et c’est ainsi que le fonds approprié restant le même, le fonds commun se dilate comme un cercle dont le rayon s’allongerait toujours.

Sans cela, comment pourrions-nous expliquer le progrès, la civilisation, quelque imparfaite qu’elle soit ? Tournons nos regards sur nous-mêmes ; considérons notre faiblesse ; comparons notre vigueur et nos connaissances avec la vigueur et les connaissances que supposent les innombrables satisfactions qu’il nous est donné de puiser dans le milieu social. Certes, nous resterons convaincus que, réduits à nos propres efforts, nous n’en atteindrions pas la cent-millième partie, mît-on à la disposition de chacun de nous des millions d’hectares de terre inculte. Il est donc certain qu’une quantité donnée d’efforts humains réalise immensément plus de résultats aujourd’hui qu’au temps des druides. Si cela n’était vrai que d’un individu, l’induction naturelle serait qu’il vit et prospère aux dépens d’autrui. Mais puisque le phénomène se manifeste dans tous les membres de la famille humaine, il faut bien arriver à cette conclusion consolante, que quelque chose qui n’est pas de nous est venu à notre aide ; que la coopération gratuite de la nature s’est progressivement ajoutée à nos propres efforts, et qu’elle reste gratuite à travers toutes nos transactions ; — car si elle n’était pas gratuite, elle n’expliquerait rien.

De ce qui précède, nous devons déduire ces formules :

Toute propriété est une valeur ; toute valeur est une propriété.

Ce qui n’a pas de valeur est gratuit ; ce qui est gratuit est commun.

Baisse de valeur, c’est approximation vers la gratuité.

Approximation vers la gratuité, c’est réalisation partielle de communauté.

 

Il est des temps où l’on ne peut prononcer certains mots sans s’exposer à de fausses interprétations. Il ne manquera pas de gens prêts à s’écrier, dans une intention laudative ou critique, selon le camp : « L’auteur parle de communauté, donc il est communiste. » Je m’y attends, et je m’y résigne. Mais en acceptant d’avance le calice, je n’en dois pas moins m’efforcer de l’éloigner.

Il faudra que le lecteur ait été bien inattentif (et c’est pourquoi la classe de lecteurs la plus redoutable est celle qui ne lit pas), s’il n’a pas vu l’abîme qui sépare la communauté et le communisme. Entre ces deux idées, il y a toute l’épaisseur non-seulement de la propriété, mais encore du droit, de la liberté, de la justice, et même de la personnalité humaine.

La communauté s’entend des biens dont nous jouissons en commun par destination providentielle, parce que, n’ayant aucun effort à faire pour les appliquer à notre usage, ils ne peuvent donc donner lieu à aucun service, à aucune transaction, à aucune propriété. Celle-ci a pour fondement le droit que nous avons de nous rendre des services à nous-mêmes, ou d’en rendre aux autres à charge de revanche.

Ce que le communiste veut mettre en commun, ce n’est pas le don gratuit de Dieu, c’est l’effort humain, c’est le service.

Il veut que chacun porte à la masse le fruit de son travail, et il charge ensuite l’autorité de faire de cette masse une répartition équitable.

Or, de deux choses l’une : ou cette répartition se fera proportionnellement aux mises, ou elle sera assise sur une autre base.

Dans le premier cas, le communisme aspire à réaliser, quant au résultat, l’ordre actuel, se bornant à substituer l’arbitraire d’un seul à la liberté de tous.

Dans le second cas, quelle sera la base de la répartition ? Le communisme répond : L’égalité. — Quoi ! l’égalité sans avoir égard à la différence des peines ! On aura part égale, qu’on ait travaillé six heures ou douze, machinalement ou avec intelligence ! — Mais c’est de toutes les inégalités la plus choquante ; en outre, c’est la destruction de toute activité, de toute liberté, de toute dignité, de toute sagacité. Vous prétendez tuer la concurrence ; mais prenez garde, vous ne faites que la transformer. On concourt aujourd’hui à qui travaillera plus et mieux. On concourra, sous votre régime, à qui travaillera plus mal et moins.

Le communisme méconnaît la nature même de l’homme. L’effort est pénible en lui-même. Qu’est-ce qui nous y détermine ? Ce ne peut être qu’un sentiment plus pénible encore, un besoin à satisfaire, une douleur à éloigner, un bien à réaliser. Notre mobile est donc l’intérêt personnel. Quand on demande au communisme ce qu’il y veut substituer, il répond par la bouche de Louis Blanc : Le point d’honneur, — et par celle de M. Cabet : La fraternité. Faites donc que j’éprouve les sensations d’autrui, afin que je sache au moins quelle direction je dois imprimer à mon travail.

Et puis qu’est-ce qu’un point d’honneur, une fraternité, mis en œuvre dans l’humanité entière par l’incitation et sous l’inspection de MM. Louis Blanc et Cabet ?

Mais je n’ai pas ici à réfuter le communisme. Tout ce que je veux faire remarquer, c’est qu’il est justement l’opposé, en tous points, du système que j’ai cherché à établir.

Nous reconnaissons à l’homme le droit de se servir lui-même, ou de servir les autres à des conditions librement débattues. Le communisme nie ce droit, puisqu’il centralise tous les services dans les mains d’une autorité arbitraire.

Notre doctrine est fondée sur la propriété. Le communisme est fondé sur la spoliation systématique, puisqu’il consiste à livrer à l’un, sans compensation, le travail de l’autre. En effet, s’il distribuait à chacun selon son travail, il reconnaîtrait la propriété, il ne serait plus le communisme.

Notre doctrine est fondée sur la liberté. À vrai dire, propriété et liberté, c’est à nos yeux une seule et même chose ; car ce qui fait qu’on est propriétaire de son service, c’est le droit et la faculté d’en disposer. Le communisme anéantit la liberté, puisqu’il ne laisse à personne la libre disposition de son travail.

Notre doctrine est fondée sur la justice ; le communisme, sur l’injustice. Cela résulte de ce qui précède.

Il n’y a donc qu’un point de contact entre les communistes et nous : c’est une certaine similitude des syllabes qui entrent dans les mots communisme et communauté.

Mais que cette similitude n’égare pas l’esprit du lecteur. Pendant que le communisme est la négation de la propriété, nous voyons dans notre doctrine sur la communauté l’affirmation la plus explicite et la démonstration la plus péremptoire de la propriété.

Car si la légitimité de la propriété a pu paraître douteuse et inexplicable, même à des hommes qui n’étaient pas communistes, c’est qu’ils croyaient qu’elle concentrait entre les mains de quelques-uns, à l’exclusion de quelques autres, les dons de Dieu communs à l’origine. Nous croyons avoir radicalement dissipé ce doute, en démontrant que ce qui était commun par destination providentielle reste commun à travers toutes les transactions humaines, le domaine de la propriété ne pouvant jamais s’étendre au delà de la valeur, du droit onéreusement acquis par des services rendus.

Et, dans ces termes, qui peut nier la propriété ? Qui pourrait, sans folie, prétendre que les hommes n’ont aucun droit sur leur propre travail, qu’ils reçoivent, sans droit, les services volontaires de ceux à qui ils ont rendu de volontaires services ?

 

Il est un autre mot sur lequel je dois m’expliquer, car dans ces derniers temps on en a étrangement abusé. C’est le mot gratuité. Ai-je besoin de dire que j’appelle gratuit, non point ce qui ne coûte rien à un homme, parce qu’on l’a pris à un autre, mais ce qui ne coûte rien à personne ?

Quand Diogène se chauffait au soleil, on pouvait dire qu’il se chauffait gratuitement, car il recueillait de la libéralité divine une satisfaction qui n’exigeait aucun travail, ni de lui ni d’aucun de ses contemporains. J’ajoute que cette chaleur des rayons solaires reste gratuite alors que le propriétaire la fait servir à mûrir son blé et ses raisins, attendu qu’en vendant ses raisins et son blé, il se fait payer ses services et non ceux du soleil. Cette vue peut être erronée (en ce cas, il ne nous reste qu’à nous faire communiste) ; mais, en tous cas, tel est le sens que je donne et qu’emporte évidemment le mot gratuité.

On parle beaucoup, depuis la république, de crédit gratuit, d’instruction gratuite. Mais il est clair qu’on enveloppe un grossier sophisme dans ce mot. Est-ce que l’État peut faire que l’instruction se répande, comme la lumière du jour, sans qu’il en coûte aucun effort à personne ? Est-ce qu’il peut couvrir la France d’institutions et de professeurs qui ne se fassent pas payer de manière ou d’autre ? Tout ce que l’État peut faire, c’est ceci : au lieu de laisser chacun réclamer et rémunérer volontairement ce genre de services, l’État peut arracher, par l’impôt, cette rémunération aux citoyens, et leur faire distribuer ensuite l’instruction de son choix, sans exiger d’eux une seconde rémunération. En ce cas, ceux qui n’apprennent pas payent pour ceux qui apprennent, ceux qui apprennent peu pour ceux qui apprennent beaucoup, ceux qui se destinent aux travaux manuels pour ceux qui embrasseront les carrières libérales. C’est le communisme appliqué à une branche de l’activité humaine. Sous ce régime, que je n’ai pas à juger ici, on pourra dire, on devra dire : l’instruction est commune, mais il serait ridicule de dire : l’instruction est gratuite. Gratuite ! oui, pour quelques-uns de ceux qui la reçoivent, mais non pour ceux qui la payent, sinon au professeur, du moins au percepteur.

Il n’est rien que l’État ne puisse donner gratuitement à ce compte ; et si ce mot n’était pas une mystification, ce n’est pas seulement l’instruction gratuite qu’il faudrait demander à l’État, mais la nourriture gratuite, le vêtement gratuit, le vivre et le couvert gratuits, etc. Qu’on y prenne garde. Le peuple en est presque là ; du moins il ne manque pas de gens qui demandent en son nom le crédit gratuit, les instruments de travail gratuits, etc., etc. Dupes d’un mot, nous avons fait un pas dans le communisme ; quelle raison avons-nous de n’en pas faire un second, puis un troisième, jusqu’à ce que toute liberté, toute propriété, toute justice y aient passé ? Dira-t-on que l’instruction est si universellement nécessaire qu’on peut, en sa faveur, faire fléchir le droit et les principes ? Mais quoi ! est-ce que l’alimentation n’est pas plus nécessaire encore ? Primo vivere, deinde philosophari, dira le peuple, et je ne sais en vérité ce qu’on aura à lui répondre.

Qui sait ? ceux qui m’imputeront à communisme d’avoir constaté la communauté providentielle des dons de Dieu seront peut-être les mêmes qui violeront le droit d’apprendre et d’enseigner, c’est-à-dire la propriété dans son essence. Ces inconséquences sont plus surprenantes que rares.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau