Frédéric Bastiat
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Les lois économiques agissent sur le même principe, qu’il s’agisse d’une nombreuse agglomération d’hommes, de deux individus, ou même d’un seul, condamné par les circonstances à vivre dans l’isolement.
L’individu, s’il pouvait vivre quelque temps isolé, serait à la fois capitaliste, entrepreneur, ouvrier, producteur et consommateur. Toute l’évolution économique s’accomplirait en lui. En observant chacun des éléments qui la composent : le besoin, l’effort, la satisfaction, l’utilité gratuite et l’utilité onéreuse, il se ferait une idée du mécanisme tout entier, quoique réduit à sa plus grande simplicité.
Or s’il y a quelque chose d’évident au monde, c’est qu’il ne pourrait jamais confondre ce qui est gratuit avec ce qui exige des efforts. Cela implique contradiction dans les termes. Il saurait bien quand une matière ou une force lui sont fournies par la nature, sans la coopération de son travail, alors même qu’elles s’y mêlent pour le rendre plus fructueux.
L’individu isolé ne songerait jamais à demander une chose à son travail tant qu’il pourrait la recueillir directement de la nature. Il n’irait pas chercher de l’eau à une lieue s’il avait une source près de sa hutte. Par le même motif, chaque fois que son travail aurait à intervenir, il chercherait à y substituer le plus possible de collaboration naturelle.
C’est pourquoi, s’il construisait un canot, il le ferait du bois le plus léger afin de mettre à profit le poids de l’eau. Il s’efforcerait d’y adapter une voile, afin que le vent lui épargnât la peine de ramer, etc.
Pour faire concourir ainsi des puissances naturelles, il faut des instruments.
Ici, on sent que l’individu isolé aura un calcul à faire. Il se posera cette question : Maintenant j’obtiens une satisfaction avec un effort donné ; quand je serai en possession de l’instrument, obtiendrai-je la même satisfaction avec un effort moindre, en ajoutant à celui qui me restera à faire celui qu’exige la confection de l’instrument lui-même ?
Nul homme ne veut dissiper ses forces pour le plaisir de les dissiper. Notre Robinson ne se livrera donc à la confection de l’instrument qu’autant qu’il apercevra au bout une économie définitive d’efforts à satisfaction égale, ou un accroissement de satisfactions à efforts égaux.
Une circonstance qui influe beaucoup sur le calcul, c’est le nombre et la fréquence des produits auxquels devra concourir l’instrument pendant sa durée. Robinson a un premier terme de comparaison. C’est l’effort actuel, celui auquel il est assujetti chaque fois qu’il veut se procurer la satisfaction directement et sans nulle aide. Il estime ce que l’instrument lui épargnera d’efforts dans chacune de ces occasions ; mais il faut travailler pour faire l’instrument, et ce travail, il le répartira, par la pensée, sur le nombre total des circonstances où il pourra s’en servir. Plus ce nombre sera grand, plus sera puissant aussi le motif déterminant à faire concourir l’agent naturel. C’est là, c’est dans cette répartition d’une avance sur la totalité des produits, qu’est le principe et la raison d’être de l’intérêt.
Une fois que Robinson est décidé à fabriquer l’instrument, il s’aperçoit que la bonne volonté et l’avantage ne suffisent pas. Il faut des instruments pour faire des instruments ; il faut du fer pour battre le fer, et ainsi de suite, en remontant de difficulté en difficulté vers une difficulté première qui semble insoluble. Ceci nous avertit de l’extrême lenteur avec laquelle les capitaux ont dû se former à l’origine, et dans quelle proportion énorme l’effort humain était sollicité pour chaque satisfaction.
Ce n’est pas tout. Pour faire les instruments de travail, eût-on les outils nécessaires, il faut encore des matériaux. S’ils sont fournis gratuitement par la nature, comme la pierre, encore faut-il les réunir, ce qui est une peine. Mais presque toujours la possession de ces matériaux suppose un travail antérieur, long et compliqué, comme s’il s’agit de mettre en œuvre de la laine, du lin, du fer, du plomb, etc.
Ce n’est pas tout encore. Pendant que l’homme travaille ainsi, dans l’unique vue de faciliter son travail ultérieur, il ne fait rien pour ses besoins actuels. Or c’est là un ordre de phénomènes dans lequel la nature n’a pas voulu mettre d’interruption. Tous les jours il faut se nourrir, se vêtir, s’abriter. Robinson s’apercevra donc qu’il ne peut rien entreprendre en vue de faire concourir des forces naturelles, qu’il n’ait préalablement accumulé des provisions. Il faut que chaque jour il redouble d’activité à la chasse, qu’il mette de côté une partie du gibier, puis qu’il s’impose des privations, afin de se donner le temps nécessaire à l’exécution de l’instrument de travail qu’il projette. Dans ces circonstances, il est plus que vraisemblable que sa prétention se bornera à faire un instrument imparfait et grossier, c’est-à-dire très-peu propre à remplir sa destination.
Plus tard, toutes les facilités s’accroîtront de concert. La réflexion et l’expérience auront appris à notre insulaire à mieux opérer ; le premier instrument lui-même lui fournira les moyens d’en fabriquer d’autres et d’accumuler des provisions avec plus de promptitude.
Instruments, matériaux, provisions, voilà sans doute ce que Robinson appellera son capital, et il reconnaîtra aisément que plus ce capital sera considérable, plus il asservira de forces naturelles, plus il les fera concourir à ses travaux, plus enfin il augmentera le rapport de ses satisfactions à ses efforts.
Plaçons-nous maintenant au sein de l’ordre social. Le capital se composera aussi des instruments de travail, des matériaux et des provisions sans lesquels, ni dans l’isolement ni dans la société, il ne se peut rien entreprendre de longue haleine. Ceux qui se trouveront pourvus de ce capital ne l’auront que parce qu’ils l’auront créé par leurs efforts ou par leurs privations, et ils n’auront fait ces efforts (étrangers aux besoins actuels), ils ne se seront imposé ces privations qu’en vue d’avantages ultérieurs, en vue, par exemple, de faire concourir désormais une grande proportion de forces naturelles. De leur part, céder ce capital, ce sera se priver de l’avantage cherché, ce sera céder cet avantage à d’autres, ce sera rendre service. Dès lors, ou il faut renoncer aux plus simples éléments de la justice, il faut même renoncer à raisonner, ou il faut reconnaître qu’ils auront parfaitement le droit de ne faire cette cession qu’en échange d’un service librement débattu, volontairement consenti. Je ne crois pas qu’il se rencontre un seul homme sur la terre qui conteste l’équité de la mutualité des services, car mutualité des services signifie, en d’autres termes, équité. Dira-t-on que la transaction ne devra pas se faire librement, parce que celui qui a des capitaux est en mesure de faire la loi à celui qui n’en a pas ? Mais comment devra-t-elle se faire ? À quoi reconnaître l’équivalence des services, si ce n’est quand de part et d’autre l’échange est volontairement accepté ? Ne voit-on pas d’ailleurs que l’emprunteur, libre de le faire, refusera, s’il n’a pas avantage à accepter, et que l’emprunt ne peut jamais empirer sa condition ? Il est clair que la question qu’il se posera sera celle-ci : L’emploi de ce capital me donnera-t-il des avantages qui fassent plus que compenser les conditions qui me sont demandées ? ou bien : L’effort que je suis maintenant obligé de faire, pour obtenir une satisfaction donnée, est-il supérieur ou moindre que la somme des efforts auxquels je serai contraint par l’emprunt, d’abord pour rendre les services qui me sont demandés, ensuite pour poursuivre cette satisfaction à l’aide du capital emprunté ? — Que si, tout compris, tout considéré, il n’y a pas avantage, il n’empruntera pas, il conservera sa position ; et, en cela, quel tort lui est-il infligé ? Il pourra se tromper, dira-t-on. Sans doute. On peut se tromper dans toutes les transactions imaginables. Est-ce à dire qu’il ne doit y en avoir aucune de libre ? Qu’on aille donc jusque-là, et qu’on nous dise ce qu’il faut mettre à la place de la libre volonté, du libre consentement. Sera-ce la contrainte, car je ne connais que la contrainte en dehors de la liberté ? Non, dit-on, ce cera le jugement d’un tiers. Je le veux bien, à trois conditions : c’est que la décision de ce personnage, quelque nom qu’on lui donne, ne sera pas exécutée par la contrainte ; la seconde, qu’il sera infaillible, car pour remplacer une faillibilité par une autre, ce n’est pas la peine, et celle dont je me défie le moins est celle de l’intéressé ; enfin, la troisième condition, c’est que ce personnage ne se fasse pas payer ; car ce serait une singulière manière de manifester sa sympathie pour l’emprunteur que de lui ravir d’abord sa liberté et de lui mettre ensuite une charge de plus sur les épaules, en compensation de ce philanthropique service. Mais laissons la question de droit, et rentrons dans l’économie politique.
Un capital, qu’il se compose de matériaux, de provisions ou d’instruments, présente deux aspects : l’utilité et la valeur. J’aurais bien mal exposé la théorie de la valeur si le lecteur ne comprenait pas que celui qui cède un capital ne s’en fait payer que la valeur, c’est-à-dire le service rendu à son occasion, c’est-à-dire la peine prise par le cédant, combinée avec la peine épargnée au cessionnaire. Un capital, en effet, est un produit comme un autre ; l n’emprunte ce nom qu’à sa destination ultérieure. C’est une grande illusion de croire que le capital soit une chose existante par elle-même. Un sac de blé est un sac de blé, encore que, selon les points de vue, l’un le vende comme revenu et l’autre l’achète comme capital. L’échange s’opère sur ce principe invariable : valeur pour valeur, service pour service, et tout ce qui entre dans la chose d’utilité gratuite est donné par-dessus le marché, attendu que ce qui est gratuit n’a pas de valeur et que la valeur seule figure dans les transactions. En cela, celles relatives aux capitaux ne diffèrent en rien des autres.
Il résulte de là, dans l’ordre social, des vues admirables et que je ne puis qu’indiquer ici. L’homme isolé n’a de capital que lorsqu’il a réuni des matériaux, des provisions et des intruments. Il n’en est pas de même de l’homme social. Il suffit à celui-ci d’avoir rendu des services, et d’avoir ainsi la faculté de retirer de la société, par l’appareil de l’échange, des services équivalents. Ce que j’appelle l’appareil de l’échange, c’est la monnaie, les billets à ordre, les billets de banque et même les banquiers. Quiconque a rendu un service et n’a pas encore reçu la satisfaction correspondante est porteur d’un titre, soit pourvu de valeur comme la monnaie, soit fiduciaire comme les billets de banque, qui lui donne la faculté de retirer du milieu social, quand il voudra, où il voudra, et sous la forme qu’il voudra, un service équivalent. Ce qui n’altère en rien, ni dans les principes, ni dans les effets, ni au point de vue du droit, la grande loi que je cherche à élucider : Les services s’échangent contre les services. C’est toujours le troc embryonnaire qui s’est développé, agrandi, compliqué, sans cesser d’être lui-même.
Le porteur du titre peut donc retirer de la société, à son gré, soit une satisfaction immédiate, soit un objet qui, à son point de vue, ait le caractère d’un capital. C’est ce dont le cédant ne se préoccupe en aucune façon. On examine l’équivalence des services, voilà tout.
Il peut encore céder son titre à un autre pour en faire ce qu’il voudra, sous la double condition de la restitution et d’un service, au temps fixé. Si l’on pénètre le fond des choses, on trouve qu’en ce cas le cédant se prive en faveur du cessionnaire ou d’une satisfaction immédiate qu’il recule de plusieurs années, ou d’un instrument de travail qui aurait augmenté ses forces, fait concourir les agents naturels, et augmenté, à son profit, le rapport des satisfactions aux efforts. Ces avantages, il s’en prive pour en investir autrui. C’est là certainement rendre service, et il n’est pas possible d’admettre, en bonne équité, que ce service soit sans droit à la mutualité. La restitution pure et simple au bout d’un an ne peut être considérée comme la rémunération de ce service spécial. Ceux qui le soutiennent ne comprennent pas qu’il ne s’agit pas ici d’une vente, dans laquelle, comme la livraison est immédiate, la rémunération est immédiate aussi. Il s’agit d’un délai. Et le délai, à lui seul, est un service spécial, puisqu’il impose un sacrifice à celui qui l’accorde, et confère un avantage à celui qui le demande. Il y a donc lieu à rémunération, ou il faut renoncer à cette loi suprême de la société : service pour service. C’est cette rémunération qui prend diverses dénominations selon les circonstances : loyer, fermage, rente, mais dont le nom générique est intérêt [1].
Ainsi, chose admirable, et grâce au merveilleux mécanisme de l’échange, tout service est ou peut devenir un capital. Si des ouvriers doivent commencer dans dix ans un chemin de fer, nous ne pouvons pas épargner dès aujourd’hui, et en nature, le blé qui les nourrira, le lin qui les vêtira, et les brouettes dont ils s’aideront pendant cette opération de longue haleine. Mais nous pouvons épargner et leur transmettre la valeur de ces choses. Il suffit pour cela de rendre à la société des services actuels, et de n’en retirer que des titres, lesquels dans dix ans se convertiront en blé, en lin. Il n’est pas même indispensable que nous laissions sommeiller improductivement ces titres dans l’intervalle. Il y a des négociants, il y a des banquiers, il y a des rouages dans la société qui rendront, contre des services, le service de s’imposer ces privations à notre place.
Ce qui est plus surprenant encore, c’est que nous pouvons faire l’opération inverse, quelque impossible qu’elle semble au premier coup d’œil. Nous pouvons convertir en instrument de travail, en chemin de fer, en maisons, un capital qui n’est pas encore né, utilisant ainsi des services qui ne seront rendus qu’au xxe siècle. Il y a des banquiers qui en font l’avance sur la foi que les travailleurs et les voyageurs de la troisième ou quatrième génération pourvoiront au payement, et ces titres sur l’avenir se transmettent de main en main, sans rester jamais improductifs. Je ne pense pas, je l’avoue, que les inventeurs de sociétés artificielles, quelque nombreux qu’ils soient, imaginent jamais rien de si simple à la fois et de si compliqué, de si ingénieux et de si équitable. Certes, ils renonceraient à leurs fades et lourdes utopies s’ils connaissaient les belles harmonies de la mécanique sociale instituée par Dieu. Un roi d’Aragon cherchait aussi quel avis il aurait donné à la Providence sur la mécanique céleste, s’il eût été appelé à ses conseils. Ce n’est pas Newton qui eût conçu cette pensée impie.
Mais, il faut le dire, toutes les transmissions de services d’un point à un autre point de l’espace et du temps reposent sur cette donnée qu’accorder délai c’est rendre service ; en d’autres termes, sur la légitimité de l’intérêt. L’homme qui, de nos jours, a voulu supprimer l’intérêt n’a pas compris qu’il ramenait l’échange à sa forme embryonnaire, le troc, le troc actuel sans avenir et sans passé. Il n’a pas compris que, se croyant le plus avancé, il était le plus rétrograde des hommes, puisqu’il reconstruisait la société sur son ébauche la plus primitive. Il voulait, disait-il, la mutualité des services ; mais il commençait par ôter le caractère de services justement à cette nature de services qui rattache, lie et solidarise tous les lieux et tous les temps. De tous les socialistes, c’est celui qui, malgré l’audace de ses aphorismes à effet, a le mieux compris et le plus respecté l’ordre actuel des sociétés. Ses réformes se bornent à une seule qui est négative : elle consiste à supprimer dans la société le plus puissant et le plus merveilleux de ses rouages.
J’ai expliqué ailleurs la légitimité et la perpétuité de l’intérêt. Je me contenterai de rappeler ici que :
1° La légitimité de l’intérêt repose sur ce fait : Celui qui accorde terme rend service. Donc l’intérêt est légitime, en vertu du principe service pour service.
2° La perpétuité de l’intérêt repose sur cet autre fait : Celui qui emprunte doit restituer intégralement à l’échéance. Or, si la chose ou la valeur est restituée à son propriétaire, il la peut prêter de nouveau. Elle lui sera rendue une seconde fois, il la pourra prêter une troisième, et ainsi de suite à perpétuité. Quel est celui des emprunteurs successifs et volontaires qui peut avoir à se plaindre ?
Puisque la légitimité de l’intérêt a été assez contestée dans ces derniers temps pour effrayer le capital, et le déterminer à se cacher et à fuir, qu’il me soit permis de montrer combien cette étrange levée de boucliers est insensée.
Et d’abord, ne serait-il pas aussi absurde qu’injuste que la rémunération fût identique, soit qu’on demandât et obtînt un an, deux ans, dix ans de terme, ou qu’on n’en prît pas du tout ? Si, malheureusement, sous l’influence de la doctrine prétendue égalitaire, notre code l’exigeait ainsi, toute une catégorie de transactions humaines serait à l’instant supprimée. Il y aurait encore des trocs, des ventes au comptant, il n’y aurait plus de ventes à terme ni de prêts. Les égalitaires déchargeraient les emprunteurs du poids de l’intérêt, c’est vrai, mais en les frustant de l’emprunt. Sur cette donnée, on peut aussi soustraire les hommes à l’incommode nécessité de payer ce qu’ils achètent. Il n’y a qu’à leur défendre d’acheter, ou, ce qui revient au même, à faire déclarer par la loi que les prix sont illégitimes.
Le principe égalitaire a quelque chose d’égalitaire en effet. D’abord il empêcherait le capital de se former ; car qui voudrait épargner ce dont on ne peut tirer aucun parti ? et ensuite, il réduirait les salaires à zéro ; car où il n’y a pas de capital (instruments, matériaux et provisions), il ne saurait y avoir ni travail d’avenir ni salaires. Nous arriverions donc bientôt à la plus complète des égalités, celle du néant.
Mais quel homme peut-être assez aveugle pour ne pas comprendre que le délai est par lui-même une circonstance onéreuse et, par suite, rémunérable ? Même en dehors du prêt, chacun ne s’efforce-t-il pas d’abréger les délais ? Mais c’est l’objet de nos préoccupations continuelles. Tout entrepreneur prend en grande considération l’époque où il rentrera dans ses avances. Il vend plus ou moins cher, selon que cette époque est prochaine ou éloignée. Pour rester indifférent sur ce point, il faudrait ignorer que le capital est une force ; car si on sait cela, on désire naturellement qu’elle accomplisse le plus tôt possible l’œuvre où on l’a engagée, afin de l’engager dans une œuvre nouvelle.
Ce sont de bien pauvres économistes que ceux qui croient que nous ne payons l’intérêt des capitaux que lorsque nous les empruntons. La règle générale, fondée sur la justice, est que celui qui recueille la satisfaction doit supporter toutes les charges de la production, délais compris, soit qu’il se rende le service à lui-même, soit qu’il se le fasse rendre par autrui. L’homme isolé, qui ne fait, lui, de transactions avec personne, considérerait comme onéreuse toute circonstance qui le priverait de ses armes pendant un an. Pourquoi donc une circonstance analogue ne serait-elle pas considérée comme onéreuse dans la société ? Que si un homme s’y soumet volontairement pour l’avantage d’un autre qui stipule volontairement une rémunération, en quoi cette rémunération est-elle illégitime ?
Rien ne se ferait dans le monde, aucune entreprise qui exige des avances ne s’accomplirait, on ne planterait pas, on ne sèmerait pas, on ne labourerait pas, si le délai n’était, en lui-même, considéré comme une circonstance onéreuse, traité et rémunéré comme tel. Le consentement universel est si unanime sur ce point, qu’il n’est pas un échange où ce principe ne domine. Les délais, les retards entrent dans l’appréciation des services et, par conséquent, dans la constitution de la valeur.
Ainsi, dans leur croisade contre l’intérêt, les égalitaires foulent aux pieds non-seulement les plus simples notions d’équité, non-seulement leur propre principe service pour service, mais encore l’autorité du genre humain et la pratique universelle. Comment osent-ils étaler à tous les yeux l’incommensurable orgueil qu’une telle prétention suppose ? Et n’est-ce pas une chose bien étrange et bien triste que des sectaires prennent cette devise implicite et souvent explicite : Depuis le commencement du monde, tous les hommes se trompent, hors moi ? Omnes, ego non.
Qu’on me pardonne d’avoir insisté sur la légitimité de l’intérêt fondée sur cet axiome : puisque délai coûte, il faut qu’il se paye, coûter et payer étant corrélatifs. La faute en est à l’esprit de notre époque. Il faut bien se porter du côté des vérités vitales, admises par le genre humain, mais ébranlées par quelques novateurs fanatiques. Pour un écrivain qui aspire à montrer un ensemble harmonieux de phénomènes, c’est une chose pénible, qu’on le croie bien, d’avoir à s’interrompre à chaque instant pour élucider les notions les plus élémentaires. Laplace aurait-il pu exposer dans toute sa simplicité le système du monde planétaire, si, parmi ses lecteurs, il n’y eût pas eu des notions communes et reconnues ; si, pour prouver que la terre tourne, il lui eût fallu préalablement enseigner la numération ? Telle est la dure alternative de l’économiste à notre époque. S’il ne scrute pas les éléments, il n’est pas compris, et s’il les explique, le torrent des détails fait perdre de vue la simplicité et la beauté de l’ensemble.
Et vraiment, il est heureux pour l’humanité que l’intérêt soit légitime.
Sans cela elle serait, elle aussi, placée dans une rude alternative : périr en restant juste, ou progresser par l’injustice.
Toute industrie est un ensemble d’efforts. Mais il y a entre ces efforts une distinction essentielle à faire. Les uns se rapportent aux services qu’il s’agit de rendre actuellement, les autres à une série indéfinie de services analogues. Je m’explique.
La peine que prend, dans une journée, le porteur d’eau doit lui être payée par ceux qui profitent de cette peine ; mais celle qu’il a prise pour faire sa brouette et son tonneau doit être répartie, quant à la rémunération, sur un nombre indéterminé de consommateurs.
De même, ensemencement, sarclage, labourage, hersage, moisson, battage, ne regardent que la récolte actuelle ; mais clôtures, défrichements, desséchements, bâtisses, amendements, concernent et facilitent une série indéterminée de récoltes ultérieures.
D’après la loi générale service pour service, ceux à qui doit aboutir la satisfaction ont à restituer les efforts qu’on a faits pour eux. Quant aux efforts de la première catégorie, pas de difficulté. Ils sont débattus et évalués entre celui qui les fait et celui qui en profite. Mais les services de la seconde catégorie, comment seront-ils évalués ? Comment une juste proportion des avances permanentes, frais généraux, capital fixe, comme disent les économistes, sera-t-elle répartie sur toute la série des satisfactions qu’elles sont destinées à réaliser ? Par quel procédé en fera-t-on retomber le poids d’une manière équitable sur tous les acquéreurs d’eau, jusqu’à ce que la brouette soit usée ; sur tous les acquéreurs de blé, tant que le champ en fournira ?
J’ignore comment on résoudrait le problème en Icarie ou au phalanstère. Mais il est permis de croire que messieurs les inventeurs de sociétés, si féconds en arrangements artificiels et si prompts à les imposer par la loi, c’est-à-dire, qu’ils en conviennent ou non, par la contrainte, n’imagineraient pas une solution plus ingénieuse que le procédé tout naturel que les hommes ont trouvé d’eux-mêmes (les audacieux !) depuis le commencement du monde, et qu’on voudrait aujourd’hui leur interdire. Ce procédé, le voici : il découle de la loi de l’intérêt.
Soit mille francs ayant été employés en améliorations foncières ; soit le taux de l’intérêt à cinq pour cent et la récolte moyenne de cinquante hectolitres. Sur ces données, chaque hectolitre de blé devra être grevé d’un franc.
Ce franc est évidemment la récompense légitime d’un service réel rendu par le propriétaire (qu’on pourrait appeler travailleur), aussi bien à celui qui acquerra un hectolitre de blé dans dix ans qu’à celui qui l’achète aujourd’hui. La loi de stricte justice est donc observée.
Que si l’amélioration foncière, ou la brouette et le tonneau, ne doivent avoir qu’une durée approximativement appréciable, un amortissement vient s’ajouter à l’intérêt, afin que le propriétaire ne soit pas dupe et puisse encore recommencer. C’est toujours la loi de justice qui domine.
Il ne faudrait pas croire que ce franc d’intérêt dont est grevé chaque hectolitre de blé est invariable. Non, il représente une valeur et est soumis à la loi des valeurs. Il s’accroît ou décroît selon la variation de l’offre et de la demande, c’est-à-dire selon les exigences des temps et le plus grand bien de la société.
On est généralement porté à croire que cette nature de rémunération tend à s’accroître, sinon quant aux améliorations industrielles, du moins quant aux améliorations foncières. En admettant que cette rente fût équitable à l’origine, dit-on, elle finit par devenir abusive, parce que le propriétaire, qui reste désormais les bras croisés, la voit grossir d’année en année par le seul fait de l’accroissement de la population, impliquant un accroissement dans la demande du blé.
Cette tendance existe, j’en conviens, mais elle n’est pas spéciale à la rente foncière, elle est commune à tous les genres de travaux. Il n’en est pas un dont la valeur ne s’accroisse avec la densité de la population, et le simple manouvrier gagne plus à Paris qu’en Bretagne.
Ensuite, relativement à la rente foncière, la tendance qu’on signale est énergiquement balancée par une tendance opposée, c’est celle du progrès. Une amélioration réalisée aujourd’hui par des moyens perfectionnés, obtenue avec moins de travail humain, et dans un temps où le taux de l’intérêt a baissé, empêche toutes les anciennes améliorations d’élever trop haut leurs exigences. Le capital fixe du propriétaire, comme celui du manufacturier, se détériore à la longue, par l’apparition d’instruments de plus en plus énergiques à valeur égale. C’est là une magnifique loi qui renverse la triste théorie de Ricardo ; elle sera exposée avec plus de détails quand nous en serons à la propriété foncière.
Remarquez que le problème de la répartition des services rémunératoires dus aux améliorations permanentes ne pouvait se résoudre que par la loi de l’intérêt. Le propriétaire ne pouvait répartir le capital même sur un certain nombre d’acquéreurs successifs, car où se serait-il arrêté, puisque le nombre en est indéterminé ? Les premiers auraient payé pour les derniers, ce qui n’est pas juste. En outre, un moment serait arrivé où le propriétaire aurait eu à la fois et le capital et l’amélioration, ce qui ne l’est pas davantage. Reconnaissons donc que le mécanisme social naturel est assez ingénieux pour que nous puissions nous dispenser de lui substituer un mécanisme artificiel.
J’ai présenté le phénomène sous sa forme la plus simple afin d’en faire comprendre la nature. Dans la pratique les choses ne se passent pas tout à fait ainsi.
Le propriétaire n’opère pas lui-même la répartition, ce n’est pas lui qui décide que chaque hectolitre de blé sera grevé d’un franc plus ou moins. Il trouve toutes choses établies dans le monde, tant le cours moyen du blé que le taux de l’intérêt. C’est sur cette donnée qu’il décide de la destination de son capital. Il le consacrera à l’amélioration foncière s’il calcule que le cours du blé lui permet de retrouver le taux normal de l’intérêt. Dans le cas contraire, il le dirige sur une industrie plus lucrative, et qui, par cela même, exerce sur les capitaux, dans l’intérêt social, une plus grande force d’attraction. Cette marche, qui est la vraie, arrive au même résultat et présente une harmonie de plus.
Le lecteur comprendra que je ne me suis renfermé dans un fait spécial que pour élucider une loi générale, à laquelle sont soumises toutes les professions.
Un avocat, par exemple, ne peut se faire rembourser les frais de son éducation, de son stage, de son premier établissement, — soit une vingtaine de mille francs, — par le premier plaideur qui lui tombe sous la main. Outre que ce serait inique, ce serait inexécutable ; jamais ce premier plaideur ne se présenterait, et notre Cujas serait réduit à imiter ce maître de maison qui, voyant que personne ne se rendait à son premier bal, disait : L’année prochaine, je commencerai par le second.
Il en est ainsi du négociant, du médecin, de l’armateur, de l’artiste. En toute carrière se rencontrent les deux catégories d’efforts ; la seconde exige impérieusement une répartition sur une clientèle indéterminée, et je défie qu’on puisse imaginer une telle répartition en dehors du mécanisme de l’intérêt.
Dans ces derniers temps, de grands efforts ont été faits pour soulever les répugnances populaires contre le capital, l’infâme, l’infernal capital ; on le représente aux masses comme un monstre dévorant et insatiable, plus destructeur que le choléra, plus effrayant que l’émeute, exerçant sur le corps social l’action d’un vampire dont la puissance de succion se multiplierait indéfiniment par elle-même. Vires acquirit eundo. * La langue de ce monstre s’appelle rente, usure, loyer, fermage, intérêt. Un écrivain, qui pouvait devenir célèbre par ses fortes facultés et qui a préféré l’être par ses paradoxes, s’est plu à jeter celui-là au milieu d’un peuple déjà tourmenté de la fièvre révolutionnaire. J’ai aussi un apparent paradoxe à soumettre au lecteur, et je le prie d’examiner s’il n’est pas une grande et consolante vérité.
Mais avant, je dois dire un mot de la manière dont M. Proudhon et son école expliquent ce qu’ils nomment l’illégitimité de l’intérêt.
Les capitaux sont des instruments de travail. Les instruments de travail ont pour destination de faire concourir les forces gratuites de la nature. Par la machine à vapeur on s’empare de l’élasticité des gaz ; par le ressort de montre, de l’élasticité de l’acier ; par des poids ou des chutes d’eau, de la gravitation ; par la pile de Volta, de la rapidité de l’étincelle électrique ; par le sol, des combinaisons chimiques et physiques qu’on appelle végétation, etc., etc. — Or, confondant l’utilité avec la valeur, on suppose que ces agents naturels ont une valeur qui leur est propre, et que par conséquent ceux qui s’en emparent s’en font payer l’usage, car valeur implique payement. On s’imagine que les produits sont grevés d’un item pour les services de l’homme, ce qu’on admet comme juste, et d’un autre item pour les services de la nature, ce qu’on repousse comme inique. Pourquoi, dit-on, faire payer la gravitation, l’électricité, la vie végétale, l’élasticité, etc. ?
La réponse se trouve dans la théorie de la valeur. Cette classe de socialistes qui prennent le nom d’égalitaires confond la légitime valeur de l’instrument, fille d’un service humain, avec son résultat utile, toujours gratuit, sous déduction de cette légitime valeur ou de l’intérêt y relatif. Quand je rémunère un laboureur, un meunier, une compagnie de chemin de fer, je ne donne rien, absolument rien, pour le phénomène végétal, pour la gravitation, pour l’élasticité de la vapeur. Je paye le travail humain qu’il a fallu consacrer à faire les instruments au moyen desquels ces forces sont contraintes à agir ; ou, ce qui vaut mieux pour moi, je paye l’intérêt de ce travail. Je rends service contre service, moyennant quoi l’action utile de ces forces est toute à mon profit et gratuitement. C’est comme dans l’échange, comme dans le simple troc. La présence du capital ne modifie pas cette loi, car le capital n’est autre chose qu’une accumulation de valeurs, de services auxquels est donnée la mission spéciale de faire coopérer la nature.
Et maintenant voici mon paradoxe :
De tous les éléments qui composent la valeur totale d’un produit quelconque, celui que nous devons payer le plus joyeusement, c’est cet élément même qu’on appelle intérêt des avances ou du capital.
Et pourquoi ? parce que cet élément ne nous fait payer un qu’en nous épargnant deux ; parce que, par sa présence même, il constate que des forces naturelles ont concouru au résultat final sans nous faire payer leur concours ; parce qu’il en résulte que la même utilité générale est mise à notre disposition, avec cette circonstance, qu’une certaine proportion d’utilité gratuite a été substituée, heureusement pour nous, à de l’utilité onéreuse, et, pour tout dire en un mot, parce que le produit a baissé de prix. Nous l’acquérons avec une moindre proportion de notre propre travail, et il arrive à la société tout entière ce qui arriverait à l’homme isolé qui aurait réalisé une ingénieuse invention.
Voici un modeste ouvrier qui gagne quatre francs par jour. Avec deux francs, c’est-à-dire avec une demi-journée de travail, il achète une paire de bas de coton. S’il voulait se procurer ces bas directement et par son propre travail, je crois vraiment que sa vie entière n’y suffirait pas. Comment se fait-il donc que sa demi-journée acquitte tous les services humains qui lui sont rendus en cette occasion ? D’après la loi service pour service, comment n’est-il pas obligé de livrer plusieurs années de travail ?
C’est que cette paire de bas est le résultat de services humains dont les agents naturels, par l’intervention du capital, ont énormément diminué la proportion. Notre ouvrier paye cependant, non-seulement le travail actuel de tous ceux qui ont concouru à l’œuvre, mais encore l’intérêt des capitaux qui y ont fait concourir la nature ; et ce qu’il faut remarquer, c’est que sans cette dernière rémunération, ou si elle était tenue pour illégitime, le capital n’aurait pas sollicité les agents naturels, il n’y aurait dans le produit que de l’utilité onéreuse, il serait le résultat unique du travail humain, et notre ouvrier serait placé au point de départ, c’est-à-dire dans l’alternative ou de se priver de bas, ou de les payer au prix de plusieurs années de labeur.
Si notre ouvrier a appris à analyser les phénomènes, certes il se réconciliera avec le capital en voyant combien il lui est redevable. Il se convaincra surtout que la gratuité des dons de Dieu lui a été complétement réservée ; que ces dons lui sont même prodigués avec une libéralité qu’il ne doit pas à son propre mérite, mais au beau mécanisme de l’ordre social naturel. Le capital, ce n’est pas la force végétative qui a fait germer et fleurir le coton, mais la peine prise par le planteur ; le capital, ce n’est pas le vent qui a gonflé les voiles du navire, ni le magnétisme qui a agi sur la boussole, mais la peine prise par le voilier et l’opticien ; le capital, ce n’est pas l’élasticité de la vapeur qui a fait tourner les broches de la fabrique, mais la peine prise par le constructeur de machines. Végétation, force des vents, magnétisme, élasticité, tout cela est certes gratuit, et voilà pourquoi les bas ont si peu de valeur. Quant à cet ensemble de peines prises par le planteur, le voilier, l’opticien, le constructeur, le marin, le fabricant, le négociant, elles se répartissent, ou plutôt, en tant que c’est le capital qui agit, l’intérêt s’en répartit entre d’innombrables acquéreurs de bas ; et voilà pourquoi la portion de travail cédée en retour par chacun d’eux est si petite.
En vérité, réformateurs modernes, quand vous voulez remplacer cet ordre admirable par un arrangement de votre invention, il y a deux choses (et elles n’en font qu’une) qui me confondent : votre manque de foi en la Providence et votre foi en vous-mêmes ; votre ignorance et votre orgueil.
De ce qui précède, il résulte que le progrès de l’humanité coïncide avec la rapide formation des capitaux ; car dire que de nouveaux capitaux se forment, c’est dire en d’autres termes que des obstacles, autrefois onéreusement combattus par le travail, sont aujourd’hui gratuitement combattus par la nature, et cela, remarquez-le bien, non au profit des capitalistes, mais au profit de la communauté.
S’il en est ainsi, l’intérêt dominant de tous les hommes (bien entendu au point de vue économique), c’est de favoriser la rapide formation du capital. Mais le capital s’accroît pour ainsi dire de lui-même sous la triple influence de l’activité, de la frugalité et de la sécurité. Nous ne pouvons guère exercer d’action directe sur l’activité et la frugalité de nos frères, si ce n’est par l’intermédiaire de l’opinion publique, par une intelligente dispensation de nos antipathies et de nos sympathies. Mais nous pouvons beaucoup pour la sécurité, sans laquelle les capitaux, loin de se former, se cachent, fuient, se détruisent ; et par là on voit combien il y a quelque chose qui tient du suicide dans cette ardeur que montre quelquefois la classe ouvrière à troubler la paix publique. Qu’elle le sache bien, le capital travaille depuis le commencement à affranchir les hommes du joug de l’ignorance, du besoin, du despotisme. Effrayer le capital, c’est river une triple chaîne aux bras de l’humanité.
Le vires acquirit eundo s’applique avec une exactitude rigoureuse au capital et à sa bienfaisante influence. Tout capital qui se forme laisse nécessairement disponibles et du travail et de la rémunération pour ce travail. Il porte donc en lui-même une puissance de progression. Il y a en lui quelque chose qui ressemble à la loi des vitesses. — Et c’est là ce que la science a peut-être omis jusqu’à ce jour d’opposer à cette autre progression remarquée par Malthus. C’est une harmonie que nous ne pouvons traiter ici. Nous la réservons pour le chapitre de la population.
Je dois prémunir le lecteur contre une objection spécieuse. Si la mission du capital, dira-t-il, est de faire exécuter par la nature ce qui s’exécutait par le travail humain, quelque bien qu’il confère à l’humanité, il doit nuire à la classe ouvrière, spécialement à celle qui vit de salaire ; car tout ce qui met des bras en disponibilité active la concurrence qu’ils se font entre eux, et c’est sans doute là la secrète raison de l’opposition que les prolétaires font aux capitalistes. — Si l’objection était fondée, il y aurait en effet un ton discordant dans l’harmonie sociale.
L’illusion consiste en ce qu’on perd de vue ceci : Le capital, à mesure que son action s’étend, ne met en disponibilité une certaine quantité d’efforts humains qu’en mettant aussi en disponibilité une quantité de rémunération correspondante, de telle sorte que ces deux éléments, se retrouvant, se satisfont l’un par l’autre. Le travail n’est pas frappé d’inertie ; remplacé dans une œuvre spéciale par l’énergie gratuite, il se prend à d’autres obstacles dans l’œuvre générale du progrès, avec d’autant plus d’infaillibilité que sa récompense est déjà toute préparée au sein de la communauté.
Et en effet, reprenant l’exemple ci-dessus, il est aisé de voir que le prix des bas (comme celui des livres, des transports et de toutes choses) ne baisse, sous l’action du capital, qu’en laissant entre les mains de l’acheteur une partie du prix ancien. C’est même là un pléonasme presque puéril. L’ouvrier qui paye 2 francs ce qu’il aurait payé 6 francs autrefois, a donc 4 francs en disponibilité. Or c’est justement dans cette proportion que le travail humain a été remplacé par des forces naturelles. Ces forces sont donc une pure et simple conquête, qui n’altère en rien le rapport du travail à la rémunération disponible. Que le lecteur veuille bien se rappeler que la réponse à cette objection avait été d’avance préparée, lorsque, observant l’homme dans l’isolement, ou bien réduit encore à la primitive loi du troc, je le mettais en garde contre l’illusion si commune que j’essaye ici de détruire.
Laissons donc sans scrupules les capitaux se créer, se multiplier suivant leurs propres tendances et celles du cœur humain. N’allons pas nous imaginer que lorsque le rude travailleur économise pour ses vieux jours, lorsque le père de famille songe à la carrière de son fils ou à la dot de sa fille, ils n’exercent cette noble faculté de l’homme, la Prévoyance, qu’au préjudice du bien général. Il en serait ainsi, les vertus privées seraient en antagonisme avec le bien public, s’il y avait incompatibilité entre le capital et le travail.
Loin que l’humanité ait été soumise à cette contradiction, disons plus, à cette impossibilité (car comment concevoir le mal progressif dans l’ensemble résultant du bien progressif dans les fractions ?), il faut reconnaître qu’au contraire la Providence, dans sa justice et sa bonté, a réservé, dans le progrès, une plus belle part au travail qu’au capital, un stimulant plus efficace, une récompense plus libérale à celui qui verse actuellement la sueur de son front, qu’à celui qui vit sur la sueur de ses pères.
En effet, étant admis que tout accroissement de capital est suivi d’un accroissement nécessaire de bien-être général, j’ose poser comme inébranlable, quant à la distribution de ce bien-être, l’axiome suivant :
« À mesure que les capitaux s’accroissent, la part absolue des capitalistes dans les produits totaux augmente et leur part relative diminue. Au contraire, les travailleurs voient augmenter leur part dans les deux sens. »
Je ferais mieux comprendre ma pensée par des chiffres.
Représentons les produits totaux de la société, à des époques successives, par les chiffres 1,000, 2,000, 3,000, 4,000, etc.
Je dis que le prélèvement du capital descendra successivement de 50 p. 100 à 40, 35, 30 p. 100, et celui du travail s’élèvera par conséquent de 50. p. 100 à 60, 65, 70 p. 100. — De telle sorte néanmoins que la part absolue du capital soit toujours plus grande à chaque période, bien que sa part relative soit plus petite.
Ainsi le partage se fera de la manière suivante :
Produit total | Part du capital | Part du travail | |
Première période… | 1,000 | 500 | 500 |
Deuxième période… | 2,000 | 800 | 1,200 |
Troisième période… | 3,000 | 1,050 | 1,950 |
Quatrième période… | 4,000 | 1,200 | 2,800 |
Telle est la grande, admirable, consolante, nécessaire et inflexible loi du capital. La démontrer c’est, ce me semble, frapper de discrédit ces déclamations dont on nous rebat les oreilles depuis si longtemps contre l’avidité, la tyrannie du plus puissant instrument de civilisation et d’égalisation qui sorte des facultés humaines.
Cette démonstration se divise en deux. Il faut prouver d’abord que la part relative du capital va diminuant sans cesse.
Ce ne sera pas long, car cela revient à dire : plus les capitaux abondent, plus l’intérêt baisse. Or c’est un point de fait incontestable et incontesté. Non-seulement la science l’explique, mais il crève les yeux. Les écoles les plus excentriques l’admettent ; celle qui s’est spécialement posée comme l’adversaire de l’infernal capital en fait la base de sa théorie, car c’est de cette baisse visible de l’intérêt qu’elle conclut à son anéantissement fatal ; or, dit-elle, puisque cet anéantissement est fatal, puisqu’il doit arriver dans un temps donné, puisqu’il implique la réalisation du bien absolu, il faut le hâter et le décréter. — Je n’ai pas à réfuter ici ces principes et les inductions qu’on en tire. Je constate seulement que toutes les écoles économistes, socialistes, égalitaires et autres, admettent, en point de fait, que, dans l’ordre naturel des sociétés, l’intérêt baisse d’autant plus que les capitaux abondent davantage. Leur plût-il de ne point l’admettre, le fait n’en serait pas moins assuré. Le fait a pour lui l’autorité du genre humain et l’acquiescement, involontaire peut-être, de tous les capitalistes du monde. Il est de fait que l’intérêt des capitaux est moins élevé en Espagne qu’au Mexique, en France qu’en Espagne, en Angleterre qu’en France, et en Hollande qu’en Angleterre. Or, quand l’intérêt descend de 20 p. 100 à 15 p. 100, et puis à 10, à 8, à 6, à 5, à 4 1/2, à 4, à 3 1/2, à 3 p. 100, qu’est-ce que cela veut dire, relativement à la question qui nous occupe ? Cela veut dire que le capital, pour son concours, dans l’œuvre industrielle, à la réalisation du bien-être, se contente, ou, si l’on veut, est forcé de se contenter d’une part de plus en plus réduite à mesure qu’il s’accroît. Entrait-il pour un tiers dans la valeur du blé, des maisons, des lins, des navires, des canaux ? En d’autres termes, quand on vendait ces choses, revenait-il un tiers aux capitalistes et deux tiers aux travailleurs ? Peu à peu les capitalistes ne reçoivent plus qu’un quart, un cinquième, un sixième ; leur part relative va décroissant ; celle des travailleurs augmente dans la même proportion, et la première partie de ma démonstration est faite.
Il me reste à prouver que la part absolue du capital s’accroît sans cesse. Il est bien vrai que l’intérêt tend à baisser. Mais quand et pourquoi ? Quand et parce que le capital augmente. Il est donc fort possible que le produit total s’acroisse, bien que le percentage diminue, Un homme a plus de rentes avec 200,000 francs à 4 p. 100 qu’avec 100,000 francs à 5 p. 100, encore que, dans le premier cas, il fasse payer moins cher aux travailleurs l’usage du capital. Il en est de même d’une nation et de l’humanité tout entière. Or je dis que le percentage, dans sa tendance à baisser, ne doit ni ne peut suivre une progression tellement rapide que la somme totale des intérêts soit moins grande alors que les capitaux abondent que lorsqu’ils sont rares. J’admets bien que si le capital de l’humanité est représenté par 100 et l’intérêt par 5, cet intérêt ne sera plus que 4 alors que le capital sera monté à 200. Ici l’on voit la simultanéité des deux effets. Moindre part relative, plus grande part absolue. — Mais je n’admets pas, dans l’hypothèse, que l’élévation du capital de 100 à 200 puisse faire tomber l’intérêt de 5 p. 100 à 2 p. 100, par exemple. Car, s’il en était ainsi, le capitaliste qui avait 5,000 francs de rentes avec 100,000 francs de capital n’aurait plus que 4,000 francs de rentes avec 200,000 de capital. — Résultat contradictoire et impossible, anomalie étrange qui rencontrerait le plus simple et le plus agréable de tous les remèdes ; car alors, pour augmenter ses rentes, il suffirait de manger la moitié de son capital. Heureuse et bizarre époque où il nous sera donné de nous enrichir en nous appauvrissant ! [2]
Il ne faut donc pas perdre de vue que la combinaison de ces deux faits corrélatifs : accroissement du capital, abaissement de l’intérêt, s’accomplit nécessairement de telle façon que le produit total augmente sans cesse.
Et, pour le dire en passant, ceci détruit d’une manière radicale et absolue l’illusion de ceux qui s’imaginent que parce que l’intérêt baisse il tend à s’anéantir. Il en résulterait qu’un jour viendra où le capital se sera tellement développé qu’il ne donnera plus rien à ses possesseurs. Qu’on se tranquillise ; avant ce temps-là, ceux-ci se hâteront de dissiper le fonds pour faire reparaître le revenu.
Ainsi la grande loi du capital et du travail, en ce qui concerne le partage du produit de la collaboration, est déterminée. Chacun d’eux a une part absolue de plus en plus grande, mais la part proportionnelle du capital diminue sans cesse comparativement à celle du travail.
Cessez donc, capitalistes et ouvriers, de vous regarder d’un œil de défiance et d’envie. Fermez l’oreille à ces déclamations absurdes, dont rien n’égale l’orgueil si ce n’est l’ignorance, qui, sous promesse d’une philanthropie en perspective, commencent par soulever la discorde actuelle. Reconnaissez que vos intérêts sont communs, identiques, quoi qu’on en dise ; qu’ils se confondent, qu’ils tendent ensemble vers la réalisation du bien général ; que les sueurs de la génération présente se mêlent aux sueurs des générations passées ; qu’il faut bien qu’une part de rémunération revienne à tous ceux qui concourent à l’œuvre, et que la plus ingénieuse comme la plus équitable répartition s’opère entre vous, par la sagesse des lois providentielles, sous l’empire de transactions libres et volontaires, sans qu’un sentimentalisme parasite vienne vous imposer ses décrets aux dépens de votre bien-être, de votre liberté, de votre sécurité et de votre dignité.
Le capital a sa racine dans trois attributs de l’homme : la prévoyance, l’intelligence et la frugalité. Pour se déterminer à former un capital, il faut en effet prévoir l’avenir, lui sacrifier le présent, exercer un noble empire sur soi-même et sur ses appétits, résister non-seulement à l’appât des jouissances actuelles, mais encore aux aiguillons de la vanité et aux caprices de l’opinion publique toujours si partiale envers les caractères insouciants et prodigues. Il faut encore lier les effets aux causes, savoir par quels procédés, par quels instruments la nature se laissera dompter et assujettir à l’œuvre de la production. Il faut surtout être animé de l’esprit de famille et ne pas reculer devant des sacrifices dont le fruit sera recueilli par les êtres chéris qu’on laissera après soi. Capitaliser, c’est préparer le vivre, le couvert, l’abri, le loisir, l’instruction, l’indépendance, la dignité aux générations futures. Rien de tout cela ne se peut faire sans mettre en exercice les vertus les plus sociales, qui plus est, sans les convertir en habitudes.
Il est cependant bien commun d’attribuer au capital une sorte d’efficace funeste dont l’effet serait d’introduire l’égoïsme, la dureté, le machiavélisme dans le cœur de ceux qui y aspirent ou le possèdent. Mais ne fait-on pas confusion ? Il y a des pays où le travail ne mène pas à grand’chose. Le peu qu’on gagne, il faut le partager avec le fisc. Pour vous arracher le fruit de vos sueurs, ce qu’on nomme l’État vous enlace d’une multitude d’entraves. Il intervient dans tous vos actes, il se mêle de toutes vos transactions ; il régente votre intelligence et votre foi ; il déplace tous les intérêts, et met chacun dans une position artificielle et précaire ; il énerve l’activité et l’énergie individuelle en s’emparant de la direction de toutes choses ; il fait retomber la responsabilité des actions sur ceux à qui elle ne revient pas, en sorte que, peu à peu, la notion du juste et de l’injuste s’efface ; il engage la nation, par sa diplomatie, dans toutes les querelles du monde, et puis il y fait intervenir la marine et l’armée ; il fausse autant qu’il est en lui l’intelligence des masses sur les questions économiques, car il a besoin de leur faire croire que ses folles dépenses, ses injustes agressions, ses conquêtes, ses colonies, sont pour elles une source de richesses. Dans ces pays le capital a beaucoup de peine à se former par les voies naturelles. Ce à quoi l’on aspire surtout, c’est à le soutirer par la force et par la ruse à ceux qui l’ont crée. Là on voit les hommes s’enrichir par la guerre, les fonctions publiques, le jeu, les fournitures, l’agiotage, les fraudes commerciales, les entreprises hasardées, les marchés publics, etc. Les qualités requises pour arracher ainsi le capital aux mains de ceux qui le forment sont précisément l’opposé de celles qui sont nécessaires pour le former. Il n’est donc pas surprenant que, dans ces pays-là, il s’établisse une sorte d’association entre ces deux idées : capital et égoïsme, et cette association devient indestructible, si toutes les idées morales de ce pays se puisent dans l’histoire de l’antiquité et du moyen âge.
Mais lorsqu’on porte sa pensée non sur la soustraction des capitaux, mais sur leur formation par l’activité intelligente, la prévoyance et la frugalité, il est impossible de ne pas reconnaître qu’une vertu sociale et moralisante est attachée à leur acquisition.
S’il y a de la sociabilité morale dans la formation du capital, il n’y en a pas moins dans son action. Son effet propre est de faire concourir la nature ; de décharger l’homme de ce qu’il y a de plus matériel, de plus musculaire, de plus brutal dans l’œuvre de la production ; de faire prédominer de plus en plus le principe intelligent ; d’agrandir de plus en plus la place, je ne dis pas de l’oisiveté, mais du loisir ; de rendre de moins en moins impérieuse, par la facilité de la satisfaction, la voix des besoins grossiers, et d’y substituer des jouissances plus élevées, plus délicates, plus pures, plus artistiques, plus spirituelles.
Ainsi, à quelque point de vue qu’on se place, qu’on considère le capital dans ses rapports avec nos besoins qu’il ennoblit, avec nos efforts qu’il soulage, avec nos satisfactions qu’il épure, avec la nature qu’il dompte, avec la moralité qu’il change en habitude, avec la sociabilité qu’il développe, avec l’égalité qu’il provoque, avec la liberté dont il vit, avec l’équité qu’il réalise par les procédés les plus ingénieux, partout, toujours et à la condition qu’il se forme et agisse dans un ordre social qui ne soit pas détourné de ses voies naturelles, nous reconnaîtrons en lui ce qui est le cachet de toutes les grandes lois providentielles : l’harmonie.
[1]: Voir ma brochure intitulée Capital et Rente. (Note de l’auteur.)
[2]: Bastiat répète ici la même erreur que dans ce passage de sa controverse avec Proudhon. (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)
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