Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 10 janvier 1847.
Quand une grande cause agite le pays, les questions personnelles ont peu d’importance. Aussi je ne me suis pas attaché à relever la bizarre interprétation au moyen de laquelle on défigure tous les jours la lettre que j’adressai, il y a deux mois, aux armateurs du Havre. Je pensais que les écrits doivent se défendre eux-mêmes.
Mais, ce qui est à peine vrai des livres, comment le serait-il des journaux ? qui songe à exhumer un article de journal pour le comparer aux commentaires qu’on en fait ? Il faut donc que je m’explique. Je ne puis souffrir qu’on abuse ainsi plus longtemps de mes paroles et de mes actes ; qu’on s’accoutume à croire que je suis allé au Havre pour y abaisser le drapeau de la liberté commerciale et me tirer d’affaire en substituant, comme on le répète sans cesse, le mot compensation au mot protection.
Et d’abord, tout homme de bonne foi conviendra qu’il y a entre ces deux expressions une différence très-réelle. Compensation implique que ce que l’on donne est l’équivalent d’un service reçu. Protection, c’est une faveur gratuite. On ne peut donc pas m’accuser de subtilité, par cela seul que j’aurais dit : il y a lieu de compenser et non de protéger. La question est de savoir si cette solution s’appliquait à un cas où il y a bien véritablement service rendu par une classe au public, et par suite, dette rigoureuse du public envers cette classe.
Je suis surpris que les journaux du Havre, si bienveillants pour moi, à tous autres égards, s’acharnent à accréditer l’opinion que j’ai abandonné mon principe, quand il n’en est rien.
Et voici comment ils s’y prennent :
Au Havre, il m’avait été posé une hypothèse exceptionnelle, un cas absolument semblable à celui où l’État s’emparerait d’une propriété privée pour un usage public, et l’on me disait : Que décideriez-vous ?
Je répondis sans hésiter et la Charte à la main : Il y aurait lieu à compensation ou à indemnité.
Que font alors les journaux ?
Ils s’emparent de ma réponse, ils cachent avec soin qu’elle s’applique à une hypothèse donnée ; ils insinuent au contraire et induisent le lecteur à penser qu’elle contient une formule de droit commun. « Voyez, disent-ils, M. Bastiat concède que l’État doit une compensation, une indemnité, une protection, une faveur à la marine marchande ! » Je le demande : est-ce là un procédé loyal ?
Eh bien ! je poserai, moi, une question aux journaux du Havre.
Supposons que l’État dise aux manufacturiers de Rouen : Je prévois que dans quelque temps j’aurai besoin de mécaniciens. Mais comme je ne veux pas en élever parce que cela me coûterait trop cher, j’exige que vous en éleviez pour moi. J’exige que vous teniez dans vos usines cinq ou six apprentis mécaniciens, dont vous n’avez pas besoin et que cependant vous logerez, nourrirez, vêtirez et payerez, jusqu’à ce qu’il me plaise de les retirer. Les manufacturiers de Rouen auraient-ils ou non le droit de répondre : « Indemnisez-moi, compensez-moi ? »
Ou je me trompe fort, ou les journaux du Havre concluraient, dans le cas donné, à la compensation.
Maintenant, que diraient les journaux du Havre si, abusant de cette solution et la séparant complétement du cas particulier auquel elle s’applique, je la leur attribuais comme doctrine générale et allais partout disant : Voyez-vous ces chauds partisans de la liberté, dès qu’on parle de retirer la protection douanière aux manufacturiers de Rouen, ils renoncent à leur rigorisme et avouent qu’une compensation est due. — Ne seraient-ils pas fondés à me taxer de déloyauté et ne crieraient-ils pas sur les toits : « Nous n’avons pas dit cela. Nous avons, il est vrai, articulé le mot compensation, mais c’était dans le cas où il s’agissait d’une propriété violée pour cause d’utilité publique. »
Invertissez les rôles, et vous saurez tout ce qui s’est passé au Havre.
J’avais nettement formulé le principe en ces termes :
Sous le régime de liberté qui se prépare, l’industrie maritime, en tant qu’industrie, n’a droit à aucune faveur. Elle n’a droit qu’à la liberté, mais elle a droit à la liberté. Le service qu’elle rend est d’opérer les transports, et si, par l’incapacité de ses agents, ou par quelque cause naturelle d’infériorité, elle ne peut le faire qu’à perte, elle n’a pas droit de se couvrir de cette perte au moyen d’une taxe sur le public, de quelque façon que cette taxe soit déguisée. Si les armateurs élevaient une telle prétention, de quel front demanderaient-ils que la protection fût retirée au fer, au drap, au blé, etc. ? que pourraient-ils dire ? Que leur industrie fait vivre des marins ? Mais les maîtres de forges disent aussi que la leur fait vivre des ouvriers.
En quoi les transports sont-ils par eux-mêmes plus intéressants que les produits ? Comment, si la nation est ridiculement dupe quand elle comble par une taxe le déficit d’un producteur de blé, ne sera-t-elle pas dupe si elle comble le déficit d’un voiturier de blé par terre ou par mer ? Tout ce qu’on peut dire pour ou contre le travail national subventionné, on peut le dire pour ou contre les transports nationaux subventionnés. La liberté n’admet pas ces distinctions, qui ne reposent sur rien. Si l’on veut être juste, il faut laisser tous les services humains s’échanger entre eux sur le pied de la plus parfaite égalité ou les protéger tous aux dépens les uns des autres, ce qui est absurde.
Il faudrait vraiment de la bonne ou plutôt de la mauvaise volonté pour trouver jusque-là une capitulation.
Un honorable armateur, que je puis nommer ici, M. Morlot, dont j’invoque le témoignage, me parut adhérer complétement et sans restriction à ces principes, et je dois dire que je ne les ai entendu repousser au Havre par qui que ce soit, mais après cela M. Morlot me dit ceci :
« Je suis d’accord avec vous que si notre industrie maritime est libre, elle n’a pas droit plus qu’une autre à réclamer les faveurs de la protection. Mais je suppose que la liberté de travail étant reconnue à tout le monde, on fasse une exception pour nous. Je suppose qu’on nous force à élever à nos frais des marins pour l’État ; que, dans ce but, on nous oblige d’en mettre sur nos navires plus que nous ne ferions ; et que, dans un intérêt public, bien ou mal compris (ce que nous n’avons pas à discuter ici), on nous impose, sous cette forme et sous bien d’autres, de véritables sacrifices pécuniaires, des frais que nous ne ferions pas, et dont le public, qui les exige, profite ou est censé profiter. Que décideriez-vous ? »
C’est à cette hypothèse, ainsi formulée, que j’ai répondu : « Si l’État vous impose des charges exceptionnelles, s’il vous ravit votre liberté, votre propriété, s’il vous exproprie pour cause d’utilité publique, il vous doit une compensation. »
Je l’ai dit et je persiste, et je défie qu’il y ait au monde un homme de sens et de bonne foi qui ose dire que c’est là sacrifier le principe de la liberté.
Le premier mot émané de notre association assimile l’échange à la propriété. Nous ne donnons ni plus ni moins d’étendue aux droits de l’un qu’aux droits de l’autre, et c’est parce que l’impôt n’est pas selon nous une violation de la propriété que nous ne le regardons pas comme une violation de la liberté des échanges. C’est pourquoi nous avons reconnu que la liberté comme la propriété peut être limitée par l’impôt, et dès qu’il est déterminé par la seule considération des besoins du trésor, nous ne le regardons plus comme de la compétence de l’association qui combat exclusivement le régime du privilége.
Ayant admis ces principes, qui certes ne décèlent pas en nous un aveugle fanatisme, peut-on trouver étrange que nous admettions, avec la Charte, qu’une indemnité doit suivre la violation de la propriété ; et ne voit-on pas que dans l’hypothèse donnée, l’indemnité, loin de blesser le droit, le maintient, ou du moins le rétablit ? C’est précisément parce que la loi professe le respect de la propriété qu’elle n’en autorise la violation, dans un cas de nécessité publique, que sous la condition d’une indemnité réelle. De même, je maintiens que dans la solution que j’ai donnée à l’hypothèse de M. Morlot, j’ai été fidèle à l’esprit de la Charte. Je maintiens que la violation du principe de la propriété et de la liberté est dans le sacrifice exigé par l’État, et non point du tout dans la compensation par lui accordée. Je n’ai donc point incliné le drapeau de l’association ; au contraire, et je dois dire que M. Morlot me parut l’entendre ainsi et partager entièrement ma pensée.
Mais M. Morlot a formulé une seconde difficulté en ces termes :
« Vous conviendrez, me dit-il, que sous le régime de la libre concurrence, il est possible que certaines industries succombent.
— En fait, ai-je répondu, je ne le crois d’aucune industrie importante, et de la marine moins que de toute autre : Ma conviction intime est que l’accroissement des consommations (dont les protectionistes ne tiennent jamais compte) sera tel qu’elles absorberont une plus grande proportion de produits étrangers et nationaux. La science peut le démontrer, et l’expérience le confirme. De même pour la marine, il y aura un accroissement de transport tel, qu’ils occuperont plus de navires étrangers et nationaux ; quelle part relative les uns et les autres prendront-ils dans cet excédant ? Je ne puis le prévoir ; mais quant à l’augmentation absolue, je ne la mets pas en doute. J’ajouterai que notre marine étant actuellement la plus entravée, et la navigation réservée de l’Angleterre s’étendant à des régions plus vastes, l’induction naturelle est que s’il y a quelque changement dans les parts proportionnelles à l’intercourse, ce changement doit se faire en notre faveur.
M. Morlot me dit : — Cela est possible, probable même, si vous voulez. Mais vous conviendrez qu’il y a possibilité abstraite que notre marine succombe. Eh bien ! je veux prévoir cette hypothèse. L’État a besoin d’une marine ; comment résoudriez-vous la difficulté ?
Alors, et répondant à l’hypothèse où j’étais acculé, après avoir manifesté ma répugnance à m’évertuer sur des problèmes imaginaires, j’ai dit :
« La nation aurait à examiner si pour assurer sa défense, il y a aucun moyen plus économique et plus sûr que d’assister, de soudoyer la marine marchande,
« Et, s’il n’y en a pas, de s’y résoudre. »
Les journaux du Havre ont fait semblant de croire qu’il s’agissait là d’un procédé d’exécution pratique. Dans mon fanatisme exclusif, ont-ils dit, je me préoccupais d’abord de la question économique, mettant l’intérêt de la défense nationale sur le second plan.
C’est se moquer. Évidemment, entre M. Morlot et moi, il s’agissait de rechercher comment les principes généraux et les droits des armateurs se concilient avec des nécessités exceptionnelles.
Et il faut remarquer une chose, c’est que nous étions d’accord sur le côté économique de la question, admettant tous deux que si la marine marchande ne peut se soutenir par elle-même, il n’est pas bon, au point de vue de la richesse publique, qu’elle soit soutenue par des taxes.
Cela n’est justifiable qu’au point de vue de la défense nationale. On fait un sacrifice à la sûreté, à l’indépendance du pays, de même que lorsqu’on lève un corps d’armée, ou qu’on fortifie une ville, sachant bien que c’est un sacrifice.
Cela posé, et si l’on veut bien ne l’appliquer qu’à la question proposée, en quoi ma réponse s’écarte-t-elle des principes de justice et de liberté ?
La question était celle-ci : Étant supposé que la nation ne peut compter sur la marine marchande pour alimenter la marine militaire, quel parti doit-elle prendre pour concilier les droits des armateurs et les besoins de la défense nationale ?
J’ai dit : « Si, dans ce cas, il lui en coûte moins de subventionner la marine marchande que de créer une marine militaire de toutes pièces, elle doit prendre le premier parti. »
En quoi cela blesse-t-il les principes ? Cela ne se fait-il pas tous les jours ?
Est-ce que la liberté et la propriété seraient violés si l’État, par économie, plaçait nos vieux soldats mutilés dans des maisons particulières, moyennant une indemnité convenue, au lieu de les entretenir aux Invalides ?
Est-ce qu’il n’a pas une pépinière de chevaux de guerre élevés chez des agriculteurs, à prix débattu ?
Est-ce que la nation, pour s’assurer une force navale, ne peut pas préférer le mode indirect au mode direct, si le premier est jugé plus avantageux que le second ?
J’avais si peu en vue de justifier, par une escobarderie, les droits différentiels en eux-mêmes, que je disais :
« On peut différer d’avis quant à la valeur du sacrifice imposé aux armateurs et quant à la valeur ou la forme de la compensation. »
Évidemment, j’écartais ainsi toutes les questions d’exécution, ne m’attachant qu’à éclaircir les principes de justice sur lesquels l’exécution doit être basée.
J’avoue très-ingénument que je n’ai pas assez de connaissances spéciales pour résoudre tous les problèmes théoriques et pratiques qui se rattachent à notre marine marchande.
Ce que je puis dire c’est ceci : comme industrie, elle n’a droit qu’à la liberté, mais elle a droit à la liberté.
Je ne puis comprendre pourquoi notre industrie maritime, ayant reconquis toute sa liberté ; pouvant acheter toutes choses au même prix que les étrangers ; alors que, grâce au libre-échange, les relations internationales seraient beaucoup plus actives ; quand la masse des transports à exécuter serait considérablement accrue ; quand, par l’extension des traités de réciprocité à leurs colonies respectives, l’Angleterre apporterait à la communauté une étendue de côtes dix fois supérieure à ce qu’y mettrait la France, je ne puis comprendre, dis-je, comment on peut supposer que notre marine marchande serait inférieure à ce que nous la voyons aujourd’hui.
Aussi, avant de répondre à une question posée dans les termes que j’ai rappelés, je disais : « Je n’aime guère à m’évertuer sur des problèmes imaginaires, » faisant voir par là que je n’admettais pas l’impuissance radicale de notre marine libre.
Mais, après avoir fait cette réserve, il fallait bien aborder l’hypothèse, quelque chimérique qu’elle soit.
Alors, j’ai dit : Si l’État veut une marine dans l’intérêt de tous, qu’il la crée aux dépens de tous, et s’il trouve plus économique de s’adresser aux armateurs, de les charger de lui élever des marins, des charpentiers, des calefats, des constructeurs, etc., etc., qu’il fasse avec eux un traité à des conditions convenues.
Je suis si loin de regarder les droits différentiels comme la meilleure forme de compensation, que je la crois la plus mauvaise. Dans le cas proposé, il me semble que la subvention directe est la plus naturelle, la plus loyale, la seule où les positions soient bien dessinées et où le public voie clairement ce qu’on lui fait faire. Sans avoir approfondi ce sujet, il me semble qu’une pension de retraite assurée aux marins, ou même un traitement mensuel qui leur permettrait de louer leurs services à des prix réduits, serait une meilleure solution de la difficulté.
Enfin qu’il me soit permis de rappeler que je terminais ainsi cette lettre:
« Armateurs du Havre, de Bordeaux, de Marseille et de Nantes, si vous êtes partisans de la liberté du commerce, votre position particulière ne doit pas vous empêcher de porter à notre association le tribut de vos lumières et de votre influence. Votre rôle vis-à-vis de la nation est tout tracé.
« Demandez pour vous, comme pour tout le monde, le droit commun, c’est-à-dire la liberté. Qu’au grand air de la liberté vous puissiez ou non vous soutenir, demandez toujours la liberté, car vous n’avez pas le droit d’exiger que la nation y renonce pour votre avantage, et vous vous placeriez dans une position fausse et indigne de vous si vous le demandiez. Que si la nation, pour sa défense et dans l’intérêt commun, a besoin de votre concours, de vos sacrifices, stipulez des conditions dans lesquelles votre patriotisme ait une généreuse part ; mais, surtout, gardez-vous de laisser donner à l’indemnité qui vous sera offerte le nom de protection ou priviléges, car les fausses dénominations font les fausses idées ; que votre cri soit : Liberté ! et compensation pour ceux qu’on en prive. Nos adversaires ne viendront point alors vous jeter de prétendues contradictions à la face. »
Je ne pense pas avoir rien à rétracter.
Frédéric BASTIAT.
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