Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 27 décembre 1846.
Depuis que nous avons publié un rapport au Roi sur le grand parti qu’on pourrait tirer d’une paralysie générale des mains droites comme moyen de favoriser le travail, il paraît que beaucoup de cervelles sont en quête de nouvelles recettes protectionistes.
Un de nos abonnés nous envoie, sur ce sujet, une lettre qu’il a l’intention d’adresser au conseil des ministres. Il nous semble qu’elle contient des vues dignes de fixer l’attention des hommes d’État. Nous nous empressons de la reproduire.
Messieurs les ministres,
Au moment où la protection douanière semble compromise, la nation reconnaissante voit avec confiance que vous vous occupez de la ressusciter sous une autre forme. C’est un vaste champ ouvert à l’imagination : Votre système de gaucherie a du bon ; mais il ne me semble pas assez radical, et je prends la liberté de vous suggérer des moyens plus héroïques, toujours fondés sur cet axiome fondamental : l’intensité du travail, abstraction faite de ses résultats, est la richesse.
De quoi s’agit-il ? de fournir à l’activité humaine de nouveaux aliments. C’est ce qui lui manque ; et pour cela de faire le vide dans les moyens actuels de satisfaction, — de créer une grande demande de produits.
J’avais d’abord pensé qu’on pourrait fonder de grandes espérances sur l’incendie, — sans négliger la guerre et la peste. — Par un bon vent d’ouest mettre le feu aux quatre coins de Paris, ce serait certainement assurer à la population les deux grands bienfaits que le régime protecteur a en vue : travail et cherté — ou plutôt travail par cherté. Ne voyez-vous pas quel immense mouvement l’incendie de Paris donnerait à l’industrie nationale ? En est-il une seule qui n’aurait de l’ouvrage pour vingt ans ? Que de maisons à reconstruire, de meubles à refaire, d’outils, d’instruments, d’étoffes, de livres et de tableaux à remplacer ! Je vois d’ici le travail gagner de proche en proche et s’accroître par lui-même comme une avalanche, car l’ouvrier occupé en occupera d’autres et ceux-ci d’autres encore. Ce n’est pas vous qui viendrez prendre ici la défense du consommateur, car vous savez trop bien que le producteur et le consommateur ne font qu’un. Qu’est-ce qui arrête la production ? Évidemment les produits existants. Détruisez-les, et la production prendra une nouvelle vie. Qu’est-ce que nos richesses ? ce sont nos besoins, puisque sans besoins point de richesses, sans maladies point de médecins, sans guerres point de soldats, sans procès point d’avocats et de juges. Si les vitres ne se cassaient jamais, les vitriers feraient triste mine ; si les maisons ne s’écroulaient pas, si les meubles étaient indestructibles, que de métiers seraient en souffrance ! Détruire, c’est se mettre dans la nécessité de rétablir. Multiplier les besoins, c’est multiplier la richesse. Répandez donc partout l’incendie, la famine, la guerre, la peste, le vice et l’ignorance, et vous verrez fleurir toutes les professions, car toutes auront un vaste champ d’activité. Ne dites-vous pas vous-mêmes que la rareté et la cherté du fer font la fortune des forges ? N’empêchez-vous pas les Français d’acheter le fer à bon marché ? Ne faites-vous pas en cela prédominer l’intérêt de la production sur celui de la consommation ? Ne créez-vous pas, pour ainsi dire, la maladie afin de donner de la besogne au médecin ? Soyez donc conséquents. Ou c’est l’intérêt du consommateur qui vous guide, et alors recevez le fer ; ou c’est l’intérêt du producteur, et en ce cas, incendiez Paris. Ou vous croyez que la richesse consiste à avoir plus en travaillant moins, et alors laissez entrer le fer ; ou vous pensez qu’elle consiste à avoir moins avec plus de travail, et en ce cas brûlez Paris ; car de dire comme quelques-uns : Nous ne voulons pas de principes absolus, — c’est dire : Nous ne voulons ni la vérité ni l’erreur, mais un mélange de l’une et de l’autre : erreur quand cela nous convient, vérité quand cela nous arrange.
Cependant, Messieurs les Ministres, ce système de protection, quoique théoriquement en parfaite harmonie avec le régime prohibitif, pourrait bien être repoussé par l’opinion publique, qui n’a pas encore été suffisamment préparée et éclairée par l’expérience et les travaux du Moniteur industriel. Vous jugerez prudent d’en ajourner l’exécution à des temps meilleurs. Vous le savez, la production surabonde, il y a partout encombrement de marchandises, la faculté de consommer fait défaut à la faculté de produire, les débouchés sont trop restreints, etc., etc. Tout cela nous annonce que l’incendie sera bientôt regardé comme le remède efficace à tant de maux.
En attendant, j’ai inventé un autre mode de protection qui me semble avoir de grandes chances de succès.
Il consiste simplement à substituer un encouragement direct à un encouragement indirect.
Doublez tous les impôts ; cela vous créera un excédant de recettes de 14 à 1,500 millions. Vous répartirez ensuite ce fonds de subvention entre toutes les branches de travail national pour les soutenir, les aider et les mettre en mesure de résister à la concurrence étrangère.
Voici comment les choses se passeront.
Je suppose que le fer français ne puisse se vendre qu’à 350 fr. la tonne. — Le fer belge se présente à 300 fr. — Vite vous prenez 55 fr. sur le fonds de subvention et les donnez à notre maître de forge. — Alors il livre son fer à 295 fr. Le fer belge est exclu, c’est ce que nous voulons. Le fer français reçoit son prix rémunérateur de 350 fr., c’est ce que nous voulons encore.
Le blé étranger a-t-il l’impertinence de s’offrir à 17 fr. quand le blé national exige 18 fr. ? Aussitôt vous donnez 1 fr. 50 c. à chaque hectolitre de notre blé qui se vend à 16 fr. 50 c., et chasse ainsi son concurrent. Vous procéderez de même pour les draps, toiles, houilles, bestiaux, etc., etc. Ainsi le travail national sera protégé, la concurrence étrangère éloignée, le prix rémunérateur assuré, l’inondation prévenue, et tout ira pour le mieux.
« Eh ! morbleu, c’est justement ce que nous faisons, me direz-vous. Entre votre projet et notre pratique, il n’y a pas un atome de différence. Même principe, même résultat. Le procédé seul est légèrement altéré. Les charges de la protection, que vous mettez sur les épaules du contribuable, nous les mettons sur celles du consommateur, ce qui, en définitive, est la même chose. Nous faisons passer directement la subvention du public au protégé. Vous, vous la faites arriver du public au protégé, par l’intermédiaire du Trésor, rouage inutile, en quoi seulement votre invention se distingue de la nôtre. »
Un moment, Messieurs les Ministres, je conviens que je ne propose rien de neuf. Mon système et le vôtre sont identiques. C’est toujours le travail de tous subventionnant le travail de chacun, — pure illusion, — ou de quelques-uns, — criante injustice.
Mais laissez-moi vous faire observer le beau côté de mon procédé. Votre protection indirecte ne protège efficacement qu’un petit nombre d’industries. Je vous offre le moyen de les protéger toutes. Chacune aura sa part à la curée. Agriculteurs, fabricants, négociants, avocats, médecins, fonctionnaires, auteurs, artistes, artisans, ouvriers, tous mettent leur obole à la tirelire de la protection ; n’est-il pas bien juste que tous y puisent quelque chose ?
Sans doute, cela serait juste, mais dans la pratique… — Je vous vois venir. Vous allez me dire : Comment doubler et tripler les impôts ? comment arracher 150 millions à la poste, 300 millions au sel, un milliard à la contribution foncière ?
— Rien de plus simple. — Et d’abord, par vos tarifs vous les arrachez bien réellement au public, et vous allez comprendre que mon procédé ne vous donnera aucun embarras, si ce n’est quelques écritures, car tout se passera sur le papier.
En effet, selon notre droit public, chacun concourt à l’impôt en proportion de sa fortune.
Selon l’équité, l’État doit à tous une égale protection.
Il résulte de là que mon système se réduira, pour M. le ministre des finances, à ouvrir à chaque citoyen un compte qui se composera invariablement de deux articles, ainsi qu’il suit :
Doit N. à la caisse des subventions 100 fr. pour sa part d’impôts.
Avoir N. par la caisse des subventions, 90 fr. pour sa part de protection.
— Mais c’est comme si nous ne faisions rien du tout !
— C’est très-vrai. Et par la douane non plus vous ne feriez rien du tout, si vous pouviez la faire servir à protéger également tout le monde.
— Aussi ne l’appliquons-nous qu’à protéger quelques-uns.
— C’est ce que vous pouvez très-bien faire par mon procédé. Il suffit de désigner d’avance les classes qui seront exclues, quand on partagera les fonds de la tontine, pour que la part des autres soit plus grosse.
— Ce serait une horrible injustice.
— Vous la commettez bien maintenant.
— Du moins, nous ne nous en apercevons pas.
— Ni le public non plus. Voilà pourquoi elle se commet.
— Que faut-il donc faire ?
— Protéger tout le monde, ou ne protéger personne.
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