Frédéric Bastiat
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Journal des Économistes, n° de mai 1846. [1]
J’ai à exposer les effets d’une loi auxquelles la Providence a confié le progrès de la société humaine ; de cette loi qui a pour mission d’égaliser le bien-être et les conditions parmi les membres de la grande famille, de faire tomber dans le domaine de la communauté la jouissance des biens que la nature semblait avoir réservés à certaines contrées, et les conquêtes dont le génie de chaque siècle accroît le trésor des générations qui le suivent ; loi féconde en harmonies sociales, immense dans ses résultats généraux, mais souvent brutale dans ses procédés ; loi méconnue de notre époque, et qui, plus que toute autre, atteste l’incommensurable supériorité des desseins de Dieu sur les vaines et impuissantes combinaisons des hommes.
Quelle est cette puissance fatale sous laquelle nous nous débattons en vain depuis que se sont écoulés les jours insoucieux de l’enfance ; qui ne nous laisse pas le temps d’apprendre ce qu’il nous est indispensable de savoir ; qui nous jette dans les tumultueuses avenues du monde, et, tout en contrariant notre élan vers les objets de nos espérances, ne cesse de nous crier : Marche ! marche ! qui n’écrase pas est écrasé ?
Oh ! la réponse s’élève immense, unanime de tous les points du globe, du palais et de la chaumière, de la ferme et de la métairie, du chantier et de l’atelier, du magasin et de l’échoppe, du cabinet et de l’étude, du comptoir et du bureau, du péristyle de la bourse et des antichambres du pouvoir : la Concurrence ! la Concurrence !
Mais quelle est la puissance bienfaisante qui accomplit le miracle étonnant dont mes yeux sont témoins ? Je suis admis au foyer d’un de ces hommes de la classe industrieuse que la concurrence importune, et que vois-je ? Je vois qu’il consomme en un jour ce qu’il ne parviendrait pas à produire pendant toute la durée de son existence, quand dix mille vies viendraient s’ajouter bout à bout à la sienne ! Et quand j’essaie de supputer combien il a fallu de temps, d’efforts, de capitaux, d’instruments, de véhicules pour que ce cabinet reçût le simple ameublement que j’y trouve, pour que ces tapis, ces fauteuils, ces draperies, ces porcelaines, ces bronzes et ces cristaux vinssent s’accumuler dans cet étroit espace ; quand je considère que ce n’est là, peut-être, que la millième partie de ce que mon hôte a puisé dans le marché général du monde ; que néanmoins il n’a rien dérobé à personne, ni privé qui que ce soit de quoi que ce soit ; qu’il a réellement produit la valeur de ces innombrables objets, sans occuper ses mains à autre chose qu’à manier une plume, une aiguille, une navette ou un rabot ; quand je viens à songer que cette immense disproportion apparente que je remarque entre les productions et les consommations d’un individu, que ce prodige étonnant se réalise, à un degré quelconque, en faveur de tous les hommes répandus sur la surface du globe, quelque extraordinaire, quelque contradictoire même que cela puisse paraître ; alors je reste confondu d’admiration devant la beauté, la majesté, la puissance de ce mécanisme social qui a pour moteur la concurrence, et, laissant à d’autres la prétention d’inventer une organisation plus ingénieuse, je borne la mienne à étudier, à comprendre, à aimer et, si je puis, à décrire celle qui est sortie toute faite des mains de la sagesse éternelle.
Ainsi, parce que l’homme a, avec le travail, deux rapports très-distincts, parce qu’il est tour à tour producteur d’utilités qu’il ne consomme pas et consommateur d’utilités qu’il ne produit pas, la concurrence doit être envisagée, relativement à lui, sous deux aspects très-différents.
Au premier point de vue, au point de vue individualiste, la pensée intime, incurable, éternelle de tout travailleur est la solution de ce problème : « Faire que les utilités que j’apporte dans le milieu social y soient aussi recherchées et aussi rares que possible. » Et voilà pourquoi le producteur, en tant que tel, réagit contre ses concurrents, les réprouve, les détruit autant qu’il est en lui, et appelle à son aide la force, la ruse, la loi, le sophisme, le tarif, le monopole, la protection et la restriction.
Mais le problème social est celui-ci : Faire que, pour un travail déterminé qu’il livre au marché général, chaque homme en retire une somme d’utilités qui tende sans cesse à s’accroître et à s’égaliser. Nous allons voir que c’est là l’œuvre de la concurrence.
Il faut d’abord établir que l’utilité que renferme tout objet y a été mise par la coopération de deux puissances, la nature et le travail.
Le blé est dû en partie à la libéralité de la nature, à l’air, à la lumière, à la chaleur, aux sels qu’elle a mis sans mesure à notre disposition. D’un autre côté, il a fallu labourer, semer, herser, moissonner. S’agit-il de convertir ce blé en farine, la nature fournit encore la force de la gravitation mise en œuvre par une chute d’eau, la dureté de la pierre meulière, et l’homme concourt au résultat en surveillant et réglant l’action de ces forces, en la dirigeant vers une fin déterminée. — Il en est ainsi dans toutes les industries.
De ces deux forces qui coopèrent à la production de l’utilité, l’une, celle de la nature, est gratuite. L’autre, celle du travail, est seule la matière de l’échange, de la rémunération, de la valeur.
Quelque précieux que soit un service naturel, si la main ou le génie de l’homme n’y est pour rien, il est gratuit, il est dépourvu de valeur dans le sens économique du mot. Jamais l’industrie humaine n’a produit ni ne produira rien qui nous soit plus utile, nécessaire, indispensable que l’eau, l’air, la chaleur, la lumière, et cependant nous en jouissons à titre gratuit quand nos organes les recueillent immédiatement de la nature, sans l’intervention d’aucun effort. Mais, pour avoir de l’eau, faut-il l’aller chercher à une grande distance, c’est une peine à prendre ou à rémunérer. Voulons-nous séparer de l’air respirable un des éléments qui le composent, par exemple le gaz hydrogène, pour alimenter un aérostat, c’est un travail à accomplir ; et voilà pourquoi le gaz hydrogène, qui n’est que la partie, a une valeur, tandis que l’air respirable, qui est le tout, n’en a pas.
Nous passerions ainsi en revue tous les objets de nos transactions, et nous trouverions toujours qu’ils sont pourvus d’une utilité composée : une portion y a été mise par la nature, et celle-là est gratuite ; l’autre par le travail, et celle-là est l’objet de l’échange, par la très-simple raison que pour jouir d’une utilité qui a coûté une peine, il faut la prendre, ou la restituer, sous une autre forme, à ceux qui la prennent pour nous.
Le désir qu’éprouve l’homme d’améliorer sa condition le porte à accroître le plus qu’il peut la coopération de la nature à la production de l’utilité. C’est là le champ ouvert à l’esprit humain. L’eau, le vent, la chaleur, la lumière, la gravitation, l’électricité, toutes les lois du monde physique sont mises de plus en plus à contribution ; d’où il suit que de génération en génération une quantité de travail humain peut, pour parler ainsi, servir de véhicule à une plus forte somme de services naturels, et ceci nous montre qu’il n’y a rien d’insoluble, rien de contradictoire dans le problème social que je posais tout à l’heure en ces termes : Faire que la consommation de l’homme s’accroisse plus rapidement que son travail.
Non-seulement le progrès ainsi expliqué est possible, mais il est nécessaire, il est fatal, il est une conséquence providentielle de la perfectibilité de nos facultés ; et nous verrions le bien-être se répandre rapidement sur l’espèce humaine, si, par une autre loi dont nous n’avons pas à nous occuper ici, elle ne croissait pas en nombre en même temps qu’en capacité de production.
J’avais besoin d’exposer succinctement ces notions générales, pour montrer dans toute sa puissance, dans toutes ses harmonies, l’action de la concurrence.
Ce qui s’échange, ce qui fait la base de nos transactions, ai-je dit, c’est le travail, c’est la peine, c’est l’effort, en sorte qu’on pourrait, en langage un peu vulgaire, définir ainsi l’économie politique : c’est la théorie des services que les hommes se rendent les uns aux autres à charge de revanche.
Mais le travail n’est pas une qualité homogène, une quantité absolue qui se pèse ou se nombre, qui se mesure au chronomètre ou au dynamomètre. Il y a du travail plus ou moins favorisé par le milieu où il s’exerce, plus ou moins intelligent, pénible, dangereux, précaire, heureux même. Il ne faut pas perdre de vue, d’ailleurs, qu’il ne s’aliène que volontairement, que chacun reste juge de la peine qu’il exige en retour de la peine qu’il cède, ainsi que des circonstances qui peuvent le déterminer à être exigeant ou facile. Il n’y a donc pas lieu d’être surpris qu’il y ait une grande inégalité dans les rémunérations, et, en définitive, dans le bien-être des hommes.
Examinons les principales circonstances qui influent sur cette inégalité, et comment elle tend à s’effacer sous l’action de la concurrence.
Une des plus évidentes, c’est la possibilité de s’emparer d’un des agents naturels dont je parlais tout à l’heure. Ces agents ne sont pas répartis d’une manière égale sur la surface du globe. Ici la terre est plus féconde, là la chaleur plus intense ; sur tel point il y a des dépôts de houille considérables, sur tel autre des rivières poissonneuses, etc., etc.
Sans la concurrence, ceux qui sont à portée de ces avantages naturels ne permettraient aux autres hommes d’y participer que moyennant une rétribution excessive et inaltérable ; en sorte que nous payerions au producteur non-seulement sa peine, mais les dons de la nature. Un homme qui vit sous les tropiques pourrait dire à un Européen : « Grâce à mon soleil, je puis obtenir une balle de coton avec une peine égale à dix, tandis que vous ne le pouvez qu’avec une peine égale à cent. Or, pour vous céder ce coton, ce n’est pas ma peine qui est la mesure de mes exigences, mais la vôtre. Ce n’est pas à vous, mais à moi, que Dieu a donné une température élevée. Ainsi, voilà mon coton ; donnez-moi en échange un objet dans lequel vous ayez mis une peine égale à cent ou à peu près. Sinon, faites le coton vous-même. » — Mais la concurrence ne permet pas ces marchés léonins, elle ne permet pas à un homme de se faire rétribuer pour une peine qu’il n’a pas prise, pour un travail qu’il n’a pas accompli, et elle tend à rendre communs et gratuits pour tous les hommes ces biens naturels qui semblaient être l’apanage exclusif de quelques-uns.
L’homme des tropiques n’a pu faire prévaloir sa prétention de mesurer son salaire à ma peine et non à la sienne. Elle était trop rémunérée, pour ne pas exciter la rivalité. La concurrence s’en est mêlée ; le coton a été offert au rabais jusqu’à ce que l’Européen paye, avec une peine égale à dix, ce que l’Indien produit avec une peine égale à dix. Or, quand les choses en sont là, quand je ne donne d’une balle de coton qu’une peine égale au dixième de celle que j’aurais dû prendre pour le produire en France, je le demande, n’y a-t-il pas échange de travail contre travail, et moi, consommateur européen, n’obtiens-je pas, par-dessus le marché, la coopération du climat des tropiques ? Donc, grâce à la concurrence, je suis devenu, tous les hommes sont devenus, au même titre que les Indiens et les Américains, c’est-à-dire à titre gratuit, participants de la libéralité de la nature en tant qu’elle intéresse la production du coton. Il en est de même de tous les produits imaginables.
(Ce qui suit a été conservé dans la version définitive du chapitre Concurrence des Harmonies économiques, sauf mention contraire.)
Il y a un pays, l’Angleterre, qui a d’abondantes mines de houille. C’est là, sans doute, un grand avantage local, surtout si l’on suppose, comme je le ferai pour plus de simplicité dans la démonstration, qu’il n’y a pas de houille sur le continent. — Tant que l’échange n’intervient pas, l’avantage qu’ont les Anglais, c’est d’avoir du feu en plus grande abondance que les autres peuples, de s’en procurer avec moins de peine, sans entreprendre autant sur leur temps utile. Sitôt que l’échange apparaît, abstraction faite de la concurrence, la possession exclusive des mines les met à même de demander une rémunération considérable et de mettre leur peine à haut prix. Ne pouvant ni prendre cette peine nous-mêmes, ni nous adresser ailleurs, il faudra bien subir la loi. Le travail anglais, appliqué à ce genre d’exploitation, sera très rétribué ; en d’autres termes, la houille sera chère, et le bienfait de la nature pourra être considéré comme conféré à un peuple et non à l’humanité.
Mais cet état de choses ne peut durer ; il y a une grande loi naturelle et sociale qui s’y oppose, la concurrence. Par cela même que ce genre de travail sera très-rémunéré en Angleterre, il y sera très-recherché, car les hommes recherchent toujours les grosses rémunérations. Le nombre des mineurs s’accroîtra à la fois par adjonction et par génération ; ils s’offriront au rabais ; ils se contenteront d’une rémunération toujours décroissante jusqu’à ce qu’elle descende à l’état normal, au niveau de celle qu’on accorde généralement, dans le pays, à tous les travaux analogues. Cela veut dire que le prix de la houille anglaise baissera en France ; cela veut dire qu’une quantité donnée de travail français obtiendra une quantité de plus en plus grande de houille anglaise, ou plutôt de travail anglais incorporé dans de la houille ; cela veut dire enfin, et c’est là ce que je prie d’observer, que le don que la nature semblait avoir fait à l’Angleterre, elle l’a conféré, en réalité, à l’humanité tout entière. La houille de Newcastle est prodiguée gratuitement à tous les hommes. Ce n’est là ni un paradoxe ni une exagération : elle leur est prodiguée à titre gratuit, comme l’eau du torrent, à la seule condition de prendre la peine de l’aller chercher ou de restituer cette peine à ceux qui la prennent pour nous. Quand nous achetons la houille, ce n’est pas la houille que nous payons, mais le travail qu’il a fallu exécuter pour l’extraire et la transporter. Nous nous bornons à donner un travail égal que nous avons fixé dans du vin ou de la soie. Il est si vrai que la libéralité de la nature s’est étendue à la France, que le travail que nous restituons n’est pas supérieur à celui qu’il eût fallu accomplir si le dépôt houiller eût été en France. La concurrence a amené l’égalité entre les deux peuples par rapport à la houille, sauf l’inévitable et légère différence qui résulte de la distance et du transport.
J’ai cité deux exemples. [2] Mon but était d’élucider ma pensée. Mais ne perdons pas de vue que la loi de la concurrence s’appliquant à tous les dons que la nature a inégalement distribués sur le globe, il faut la considérer comme le principe d’une juste et naturelle égalisation ; il faut l’admirer, la bénir, comme la plus évidente manifestation de l’impartiale sollicitude de Dieu envers toutes ses créatures.
Je regrette que l’espace ne me permette pas de tirer les conséquences de la doctrine que je viens d’établir ; je me bornerai à en indiquer une. * S’il est vrai, comme cela me parait incontestable, que les divers peuples du globe soient amenés, par la concurrence, à n’échanger entre eux que du travail, de la peine de plus en plus nivelée, et à se céder réciproquement par-dessus le marché, les services naturels que chacun d’eux a à sa portée ; combien ne sont-ils pas aveugles et absurdes quand ils repoussent législativement les produits qui renferment une énorme proportion d’utilité gratuite !
Une autre circonstance qui place certains hommes dans une situation favorable et exceptionnelle quant à la rémunération, c’est la connaissance exclusive des procédés par lesquels il est possible de s’emparer des agents naturels. Ce qu’on nomme une invention est une conquête du génie humain. Il fait voir comment ces belles et pacifiques conquêtes, qui sont, à l’origine, une source de richesses pour ceux qui les font, deviennent bientôt, sous l’action de la concurrence, le patrimoine commun et gratuit de tous les hommes.
Les forces de la nature appartiennent bien à tout le monde. La gravitation, par exemple, est une propriété commune ; elle nous entoure, elle nous pénètre, elle nous domine : Cependant, s’il n’y a qu’un moyen de la faire concourir à un résultat utile déterminé, et qu’un homme qui connaisse ce moyen, cet homme pourra mettre sa peine à haut prix ou refuser de la prendre, si ce n’est en échange d’une rémunération considérable. Sa prétention, à cet égard, n’aura d’autres limites que le point où il exigerait des consommateurs un sacrifice supérieur à celui que leur impose le vieux procédé. Il sera parvenu, par exemple, à anéantir les neuf dixièmes du travail nécessaire pour produire l’objet x. — Mais x a actuellement un prix courant déterminé par la peine que sa production exige selon la méthode ordinaire. L’inventeur vend x au cours ; en d’autres termes, sa peine lui est payée dix fois plus que celle de ses rivaux. C’est là la première phase de l’invention.
Remarquons d’abord qu’elle ne blesse en rien la justice. Il est juste que celui qui révèle au monde un procédé utile reçoive sa récompense : À chacun selon sa capacité.
Remarquons encore que jusqu’ici l’humanité, moins l’inventeur, n’a rien gagné que virtuellement, en perspective pour ainsi dire, puisque pour acquérir le produit x elle est tenue aux mêmes sacrifices qu’il lui coûtait autrefois.
Cependant l’invention entre dans sa seconde phase, celle de l’imitation. Il est dans la nature des rémunérations excessives d’éveiller la convoitise. Le procédé nouveau se répand, le prix de x va toujours baissant, et la rémunération décroît aussi, d’autant plus que l’imitation s’éloigne de l’époque de l’invention, c’est-à-dire d’autant plus qu’elle devient plus facile, moins chanceuse, et, partant, moins méritoire. Il n’y a certes rien là qui ne pût être avoué par la législation la plus ingénieuse et la plus impartiale.
Enfin l’invention parvient à sa troisième phase, à sa période définitive, celle de la diffusion universelle, de la communauté, de la gratuité ; son cycle est parcouru lorsque la concurrence a ramené la rémunération des producteurs de x au taux général et normal de tous les travaux analogues. Alors les neuf dixièmes de la peine épargnée par l’invention, dans l’hypothèse, sont une conquête au profit de l’humanité entière. L’utilité de x est la même ; mais les neuf dixièmes y ont été mis par la gravitation, qui était autrefois commune à tous en principe et qui est devenue commune à tous dans cette application spéciale. Cela est si vrai, que tous les consommateurs du globe sont admis à acheter x par le sacrifice du dixième de la peine qu’il coûtait autrefois. Le surplus a été entièrement anéanti par le procédé nouveau.
Si l’on veut bien considérer qu’il n’est pas une invention humaine qui n’ait parcouru ce cercle, que x est ici un signe algébrique qui représente le blé, le vêtement, les livres, les vaisseaux, pour la production desquels une masse incalculable de peine a été anéantie par la charrue, la machine à filer, l’imprimerie et la voile ; que cette observation s’applique au plus humble des outils comme au mécanisme le plus compliqué, au clou, au coin, au levier, comme à la machine à vapeur et au télégraphe électrique ; on comprendra, j’espère, comment se résout dans l’humanité ce grand problème : Qu’une masse, toujours plus considérable et toujours plus également répartie, d’utilités ou de jouissances vienne rémunérer chaque quantité fixe de travail humain.
J’ai fait voir que la concurrence fait tomber dans le domaine de la communauté et de la gratuité et les forces naturelles et les procédés par lesquels on s’en empare ; il me reste à faire voir qu’elle remplit la même fonction quant aux instruments au moyen desquels on met ces forces en œuvre.
Il ne suffit pas qu’il existe dans la nature une force, chaleur, lumière gravitation, électricité ; il ne suffit pas que l’intelligence conçoive le moyen de l’utiliser ; il faut encore des instruments pour réaliser cette conception de l’esprit, et des approvisionnements pour entretenir pendant l’opération l’existence de ceux qui s’y livrent.
C’est une troisième circonstance favorable à un homme ou à une classe d’hommes, relativement à la rémunération, que de posséder des capitaux. Celui qui a en ses mains l’outil nécessaire au travailleur, les matériaux sur lesquels le travail va s’exercer et les moyens d’existence qui doivent se consommer pendant le travail, celui-là a une rémunération à statuer ; le principe en est certainement équitable, car le capital n’est qu’une peine antérieure, laquelle n’a pas encore été rétribuée. Le capitaliste est dans une bonne position pour imposer la loi, sans doute ; mais remarquons que, même affranchi de toute concurrence, il est une limite que ses prétentions ne peuvent jamais dépasser ; cette limite est le point où sa rémunération absorberait tous les avantages du service qu’il rend. Cela étant, il n’est pas permis de parler, comme on le fait si souvent, de la tyrannie du capital, puisque jamais sa présence ne peut nuire plus que son absence à la condition du travailleur. Tout ce que peut faire le capitaliste, comme l’homme des tropiques qui dispose d’une intensité de chaleur que la nature a refusée à d’autres, comme l’inventeur qui a le secret d’un procédé inconnu à ses semblables, c’est de leur dire : « Voulez-vous disposer de ma peine, j’y mets tel prix ; le trouvez-vous trop élevé, faites comme vous avez fait jusqu’ici, passez-vous-en. »
Mais la concurrence intervient parmi les capitalistes. Des instruments, des matériaux, des approvisionnements n’aboutissent à réaliser des utilités qu’à la condition d’être mis en œuvre ; il y a donc émulation parmi les capitalistes pour se trouver de l’emploi aux capitaux. Tout ce que cette lutte les force de rabattre sur les prétentions extrêmes dont je viens d’assigner les limites, se résolvant en une diminution dans le prix du produit, est donc un profit net, un gain gratuit pour le consommateur, c’est-à-dire pour l’humanité !
Ici, il est clair que la gratuité ne peut jamais être absolue : puisque tout capital représente une peine, il y a toujours en lui le principe de la rémunération.
Nous avons vu qu’il y a une limite supérieure au delà de laquelle on n’emprunterait plus ; cette limite, c’est zéro-service pour l’emprunteur. De même, il y a une limite en deçà de laquelle on ne prête pas , et cette limite est zéro-rétribution pour le prêteur. La concurrence entre les emprunteurs pousse la rémunération du capital vers la limite supérieure ; la concurrence des prêteurs la rappelle vers la limite inférieure : c’est entre ces deux points qu’elle oscille, s’élevant, comme cela est juste et nécessaire, quand le capital est rare, s’abaissant quand il abonde.
Ce sujet est immense, je ne puis le traiter ici, et je me bornerai à constater un fait qui met au néant beaucoup de déclamations fort à la mode : ce fait, c’est que la civilisation tend à faire baisser le loyer des capitaux, qui se paye 20 pour cent au Brésil, 10 pour cent a Alger, 8 pour cent en Espagne, 6 pour cent en Italie, 5 pour cent en Allemagne, 4 pour cent en France, 3 pour cent en Angleterre, et moins encore en Hollande. Or, tout ce que le progrès des temps anéantit sur le loyer des capitaux, perdu pour les capitalistes, n’est pas perdu pour l’humanité ; c’est une force qui, comme les agents naturels, comme les procédés expéditifs, se résout en abondance, en égalisation, et hausse, par conséquent, le niveau général de l’espèce humaine.
Il me reste à étudier la concurrence que le travail fait au travail lui-même, sujet plus vaste encore que celui que je viens d’ébaucher. S’il faudrait un volume pour suivre, à travers toutes ses métamorphoses, la destinée du capital, dix ne suffiraient pas peut-être pour rectifier toutes les erreurs que les écoles sentimentalistes ont répandues de nos jours relativement au sort des travailleurs. Les exigences du cadre où je jette cette esquisse me forcent à me borner à quelques simples linéaments.
Une foule de circonstances contribuent à rendre inégale la rémunération du travail (je ne parle ici que du travail libre, soumis à la concurrence) : si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que, presque toujours juste et nécessaire, cette inégalité prétendue n’est que de l’égalité réelle.
Toutes choses égales d’ailleurs, il y a plus de profits aux travaux dangereux qu’à ceux qui ne le sont pas ; aux états qui exigent un long apprentissage et des déboursés longtemps improductifs, ce qui suppose, dans la famille, le long exercice de certaines vertus, qu’à ceux où suffit la force musculaire ; aux professions qui réclament la culture de l’esprit et font naître des goûts délicats, qu’aux métiers où il ne faut que des bras. Tout cela n’est-il pas juste ? Or, la concurrence établit nécessairement ces distinctions : la société n’a pas besoin que Fourier ou un père Enfantin en décident.
Parmi ces circonstances, celle qui agit de la manière la plus générale, c’est l’inégalité de l’instruction ; or, ici comme partout, nous voyons la concurrence exercer sa double action, niveler les classes et élever la société.
Si l’on se représente la société comme composée de deux couches superposées, dans l’une desquelles domine le principe intelligent, et dans l’autre le principe de la force brute, et si l’on étudie les rapports naturels de ces deux couches, on distingue aisément une force d’attraction dans la première, une force d’aspiration dans la seconde, qui concourent à leur fusion. L’inégalité même des profits souffle dans la couche inférieure une ardeur inextinguible vers la région du bien-être et des loisirs, et cette ardeur est secondée par le rayonnement des clartés qui illuminent les classes élevées. Les méthodes d’enseignement se perfectionnent ; les livres baissent de prix ; l’instruction s’acquiert en moins de temps et à moins de frais ; la science, monopolisée par une classe ou même une caste, voilée par une langue morte ou scellée dans une écriture hiéroglyphique, s’écrit et s’imprime en langue vulgaire, pénètre, pour ainsi dire, l’atmosphère et se respire comme l’air.
Mais ce n’est pas tout ; en même temps qu’une instruction plus universelle et plus égale rapproche les deux couches sociales, des phénomènes économiques très-importants et qui se rattachent à la grande loi de la concurrence viennent accélérer la fusion. Le progrès de la mécanique diminue sans cesse la proportion du travail brut. La division du travail, en simplifiant et isolant chacune des opérations qui concourent à un résultat productif, met à la portée de tous les industries qui ne pouvaient d’abord être exercées que par quelques-uns. Il y a plus, un ensemble de travaux qui suppose, à l’origine, des connaissances très-variées, par le seul bénéfice des siècles, tombe, sous le nom de routine, dans la sphère d’action des classes les moins instruites ; c’est ce qui est arrivé pour l’agriculture. Des procédés agricoles qui, dans l’antiquité, méritèrent, à ceux qui les ont révélés au monde, les honneurs de l’apothéose, sont aujourd’hui l’héritage et presque le monopole des hommes les plus grossiers, et à tel point que cette branche si importante de l’industrie humaine est, pour ainsi dire, entièrement soustraite aux classes bien élevées.
De tout ce qui précède on peut tirer une fausse conclusion et dire : « Nous voyons bien la concurrence abaisser les rémunérations dans tous les pays, dans toutes les carrières, dans tous les rangs et les niveler par la voie de réduction ; mais alors c’est le salaire du travail brut, de la peine physique, qui deviendra le type, l’étalon de toute rémunération. »
Je n’aurais pas été compris, si l’on ne voyait que la concurrence, qui travaille à ramener toutes les rémunérations excessives vers une moyenne de plus en plus uniforme, élève nécessairement cette moyenne ; elle froisse, j’en conviens, les hommes en tant que producteurs ; mais c’est pour améliorer la condition générale de l’espèce humaine au seul point de vue qui puisse raisonnablement la relever, celui du bien-être, de l’aisance, des loisirs, du perfectionnement intellectuel et moral, et, pour tout dire en un mot, au point de vue de la consommation.
Dira-t-on qu’en fait l’humanité n’a pas fait les progrès que cette théorie semble impliquer ?
Je répondrai d’abord que, dans les sociétés modernes, la concurrence est loin de remplir la sphère naturelle de son action ; nos lois la contrarient au moins autant qu’elles la favorisent ; et, quand on se demande si l’inégalité des conditions est due à sa présence ou à son absence, il suffit de voir quels sont les hommes qui tiennent le haut du pavé et nous éblouissent par l’éclat de leur fortune scandaleuse, pour s’assurer que l’inégalité, en ce qu’elle a d’artificiel et d’injuste, a pour base la conquête, les monopoles, les restrictions, les offices privilégiés, les hautes fonctions, les grandes places, les marchés administratifs, les emprunts publics, toutes choses auxquelles la concurrence n’a rien à voir.
Ensuite, je crois que l’on méconnaît le progrès réel qu’a fait l’humanité depuis l’époque très-récente à laquelle on doit assigner l’affranchissement partiel du travail. On a dit, avec raison, qu’il fallait beaucoup de philosophie pour discerner les faits dont on est sans cesse témoin. Ce que consomme une famille honnête et laborieuse de la classe ouvrière ne nous étonne pas, parce que l’habitude nous a familiarisés avec cet étrange phénomène. Si cependant nous comparions le bien-être auquel elle est parvenue avec la condition qui serait son partage, dans l’hypothèse d’un ordre social d’où la concurrence serait exclue ; si les statisticiens, armés d’un instrument de précision, pouvaient mesurer, comme avec un dynamomètre, le rapport de son travail avec ses satisfactions à deux époques différentes, nous reconnaitrions que la liberté, toute restreinte qu’elle est encore, a accompli en sa faveur un prodige que sa perpétuité même nous empêche de remarquer. Le contingent d’efforts humains qui, pour un résultat donné, a été anéanti, est vraiment incalculable. Qu’un sauvage du Canada ait besoin d’un objet pesant un quintal, placé à 300 lieues de lui, il lui faudra l’aller chercher au prix peut-être de six mois de fatigues. Aujourd’hui, un artisan bayonnais fait venir de Paris un poids égal, moyennant 4 fr., ou l’équivalent de son salaire d’un jour ; c’est donc 179 parties sur 180 de la peine primitive qui ont été anéanties. Cette portion de la peine n’est plus prise par personne, il n’y a point à la rétribuer ; c’est le contingent qu’ont pris à leur charge des agents naturels, des forces animales, des procédés, des instruments dont l’usage est devenu commun et gratuit par l’action de la concurrence. Une seule journée de travail fait face à la rémunération afférente à ce transport, tant pour la peine actuelle qu’il exige que pour les peines antérieures fixées dans les instruments mécaniques ou animaux, qui, sous le nom de capital, concourent au résultat. Il n’est pas une de nos consommations qui ne donne lieu à la même remarque.
Enfin, ce flux toujours grossissant d’utilités, que le travail verse et que la concurrence distribue dans toutes les veines du corps social, ne se résume pas tout en bien-être ; il s’absorbe, en grande partie, dans le flot de générations de plus en plus nombreuses ; il se résout en accroissement de population selon des lois qui ont une connexité intime avec le sujet qui nous occupe et qui seront exposées dans un autre article [3].
Arrêtons-nous un moment et jetons un coup d’œil rapide sur l’espace que nous venons de parcourir.
L’homme a des besoins qui n’ont pas de limites ; il forme des désirs qui sont insatiables. Pour y pourvoir, il a des matériaux et des agents qui lui sont fournis par la nature, des facultés, des instruments, toutes choses que le travail met en œuvre. Le travail est la ressource qui a été le plus également départie à tous ; chacun cherche instinctivement, fatalement, à lui associer le plus de forces naturelles, le plus de capacité innée ou acquise, le plus de capitaux qu’il lui est possible, afin que le résultat de cette coopération soit plus d’utilités produites, ou, ce qui revient au même, plus de satisfactions acquises. Ainsi le concours toujours plus actif des agents naturels, le développement indéfini de l’intelligence, l’accroissement progressif des capitaux amènent ce phénomène, étrange au premier coup d’œil, qu’une quantité de travail donnée fournisse une somme d’utilités toujours croissante, et que chacun puisse, sans dépouiller personne, atteindre à une masse de consommation hors de proportion avec ce que ses propres efforts pourraient réaliser.
Mais ce phénomène, résultat de l’harmonie divine que la Providence a répandue dans le mécanisme de la société, aurait tourné contre la société elle-même, en y introduisant le germe d’une inégalité indéfinie, s’il ne se combinait avec une autre harmonie non moins admirable, la concurrence, qui est une des branches de la grande loi de la solidarité humaine.
En effet, s’il était possible que l’individu, la famille, la classe, la nation, qui se trouvent à portée de certains avantages naturels, ou qui ont fait dans l’industrie une découverte importante, ou qui ont acquis par l’épargne les instruments de la production, s’il était possible, dis-je, qu’ils fussent soustraits d’une manière permanente à la loi de la concurrence, il est clair que cet individu, cette famille, cette nation auraient à tout jamais le monopole d’une rémunération exceptionnelle, aux dépens de l’humanité. Où en serions-nous si les habitants des régions équinoxiales, affranchis entre eux de toute rivalité, pouvaient, en échange de leur sucre, de leur café, de leur coton, de leur vanille, exiger de nous, non pas la restitution d’un travail égal au leur, mais une peine égale à celle qu’il nous faudrait prendre nous-mêmes pour produire ces choses sous notre rude climat ? Quelle incalculable distance séparerait les diverses conditions des hommes, si la race de Cadmus était la seule qui sût lire ; si nul n’était admis à manier une charrue à moins de prouver qu’il descend en droite ligne de Triptolème ; si, seuls, les descendants de Gutenberg pouvaient imprimer, le fils d’Arkwright mettre en mouvement une filature, les neveux de Watt faire fumer la cheminée d’une locomotive ?
Mais la Providence n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. Elle a placé dans la machine sociale un ressort qui n’a rien de plus surprenant que sa puissance, si ce n’est sa simplicité ; ressort par l’opération duquel toute force productive, toute supériorité de procédé, tout avantage, en un mot, qui n’est pas du travail propre, s’écoule entre les mains du producteur, ne s’y arrête, sous forme de rémunération exceptionnelle, que le temps nécessaire pour exciter son zèle, et vient, en définitive, grossir le patrimoine commun et gratuit de l’humanité, et s’y résoudre en satisfactions individuelles toujours progressives, toujours plus également réparties : ce ressort, c’est la concurrence. Nous avons vu ses effets économiques, il nous resterait à jeter un rapide regard sur quelques-unes de ses conséquences politiques et morales. Je me bornerai à indiquer les plus importantes.
Des esprits superficiels ont accusé la concurrence d’introduire l’antagonisme parmi les hommes. Cela est vrai et inévitable tant qu’on ne les considère que dans leur qualité de producteurs ; mais placez-vous au point de vue de la consommation, et vous verrez la concurrence elle-même rattacher les individus, les familles, les classes, les nations et les races, par les liens de l’universelle fraternité.
Puisque les biens qui semblent être d’abord l’apanage de quelques-uns deviennent, par un admirable décret de la munificence divine, le patrimoine commun de tous, puisque les avantages naturels de situation, de fertilité, de température, de richesses minéralogiques et même d’aptitude industrielle, ne font que glisser sur les producteurs, à cause de la concurrence qu’ils se font entre eux, et tournent exclusivement au profit des consommateurs, il s’ensuit qu’il n’est aucun pays qui ne soit intéressé à l’avancement de tous les autres. Chaque progrès qui se fait à l’orient est une richesse en perspective pour l’occident. Du combustible découvert dans le Midi, c’est du froid épargné aux hommes du Nord. La Grande-Bretagne a beau faire faire des progrès à ses filatures, ce ne sont pas ses capitalistes qui en recueillent le bienfait, car l’intérêt de l’argent ne hausse pas ; ce ne sont pas ses ouvriers, car le salaire reste le même ; mais à la longue, c’est le Russe, c’est le Français, c’est l’Espagnol, c’est l’humanité, en un mot, qui obtient des satisfactions égales avec moins de peine, ou, ce qui revient au même, des satisfactions supérieures à peine égale.
Je n’ai parlé que des biens, j’aurais pu en dire autant des maux qui frappent certains peuples ou certaines régions. L’action propre de la concurrence est de rendre général ce qui était particulier. Elle agit exactement sur le principe des assurances. Un fléau ravage-t-il les terres des agriculteurs, ce sont les mangeurs de pain qui en souffrent. Un impôt injuste atteint-il la vigne en France, il se traduit en cherté de vin pour tous les buveurs de la terre : ainsi les biens et les maux qui ont quelque permanence ne font que glisser sur les individualités, les classes, les peuples ; leur destinée providentielle est d’aller, à la longue, affecter l’humanité tout entière, et élever ou abaisser le niveau de sa condition. Dès lors, envier à quelque peuple que ce soit la fertilité de son sol ou la beauté de ses ports et de ses fleuves, ou la chaleur de son soleil, c’est méconnaître des biens auxquels nous sommes appelés à participer ; c’est dédaigner l’abondance qui nous est offerte ; c’est regretter la fatigue qui nous est épargnée. Dès lors, les jalousies ne sont pas seulement des sentiments pervers, ce sont encore des sentiments absurdes. Nuire à autrui, c’est se nuire à soi-même ; semer des obstacles dans la voie des autres, tarifs, coalitions ou guerres, c’est embarrasser sa propre voie. Dès lors les passions mauvaises ont leur châtiment comme les sentiments généreux ont leur récompense. L’inévitable sanction d’une exacte justice distributive parle à l’intérêt, éclaire l’opinion, proclame et doit faire prévaloir enfin, parmi les hommes, cette maxime d’éternelle vérité : L’utile, c’est un des aspects du juste ; la liberté, c’est la plus belle des harmonies sociales ; l’équité, c’est la meilleure politique.
Le christianisme a introduit dans le monde le grand principe de la fraternité humaine. Il s’adresse au cœur, au sentiment, aux nobles instincts. L’économie politique vient faire accepter le même principe à la froide raison, et, montrant l’enchaînement des effets aux causes, réconcilier, dans un consolant accord, les calculs de l’intérêt le plus vigilant avec les inspirations de la morale la plus sublime.
Une seconde conséquence qui découle de cette doctrine, c’est que la société est une véritable communauté. MM. Owen et Pierre Leroux peuvent s’épargner le soin de rechercher la solution du grand problème communiste ; elle est toute trouvée : elle résulte, non de leurs despotiques combinaisons, mais de l’organisation que Dieu a donnée à l’homme et à la société. Forces naturelles, procédés expéditifs, instruments de production, tout est commun entre les hommes ou tend à le devenir, tout, hors la peine, le travail, l’effort individuel, il n’y a, il ne peut y avoir entre eux qu’une inégalité que les communistes les plus absolus admettent, celle qui résulte de l’inégalité des efforts. Ce sont ces efforts qui s’échangent les uns les autres à prix débattu. Tout ce que la nature, le génie des siècles et la prévoyance humaine ont mis d’utilité dans les produits échangés, est donné par-dessus le marché. Les rémunérations réciproques ne s’adressent qu’aux efforts respectifs, soit actuels, sous le nom de travail, soit préparatoires, sous le nom de capital ; c’est donc la communauté dans le sens le plus rigoureux du mot, à moins qu’on ne veuille prétendre que le contingent personnel de la satisfaction doit être égal, encore que le contingent de la peine ne le soit pas, ce qui serait, certes, la plus inique et la plus monstrueuse des inégalités. J’ajoute et la plus funeste, car elle ne tuerait pas la concurrence, seulement elle lui donnerait une action inverse ; on lutterait encore, mais on lutterait de paresse, d’inintelligence et d’imprévoyance.
Enfin la doctrine si simple, et, selon notre conviction, si vraie que nous venons de développer, fait sortir du domaine de la déclamation pour le faire entrer dans celui de la démonstration rigoureuse, le grand principe de la perfectibilité humaine. — De ce mobile interne qui ne se repose jamais dans le sein de l’individualité, et qui la porte à améliorer sa condition, naît le progrès des arts, qui n’est autre chose que le concours progressif de forces, étrangères par leur nature, à la rémunération. — De la concurrence naît l’attribution à la communauté des avantages d’abord individuellement obtenus. — L’intensité de la peine requise pour chaque résultat donné va se restreignant sans cesse au profit du genre humain, qui voit ainsi s’élargir, de génération en génération, le cercle de ses satisfactions, de ses loisirs, et s’élever le niveau de son perfectionnement physique, intellectuel et moral ; et par cet arrangement, si digne de notre étude et de notre éternelle admiration, on voit clairement l’humanité se relever de sa déchéance.
Qu’on ne se méprenne pas à mes paroles. Je ne dis point que toute fraternité, toute communauté, toute perfectibilité sont renfermées dans la concurrence ; je dis qu’elle s’allie, qu’elle se combine à ces trois grands dogmes sociaux, qu’elle en fait partie, qu’elle les manifeste, qu’elle est un des plus puissants agents de leur sublime réalisation.
Je me suis attaché à décrire les effets généraux et, par conséquent, bienfaisants de la concurrence ; car il serait impie de supposer qu’aucune grande loi de la nature pût en produire qui fussent à la fois nuisibles et permanents ; mais je suis loin de nier que son action ne soit accompagnée de beaucoup de froissements et de souffrances. Il me semble même que la théorie qui vient d’être exposée explique et ces souffrances et les plaintes inévitables qu’elles excitent. Puisque l’œuvre de la concurrence consiste à niveler, nécessairement elle doit contrarier quiconque élève au-dessus du niveau sa tête orgueilleuse. On comprend que chaque producteur, afin de mettre son travail à plus haut prix, s’efforce de retenir le plus longtemps possible l’usage exclusif d’un agent, d’un procédé ou d’un instrument de production. Or la concurrence ayant justement pour mission et pour résultat d’enlever cet usage exclusif à l’individualité pour en faire une propriété commune, il est fatal que tous les hommes, en tant que producteurs, s’unissent dans un concert de malédictions contre la concurrence. Ils ne se peuvent réconcilier avec elle qu’en appréciant leurs rapports avec la consommation ; en se considérant non point en tant que membres d’une coterie, d’une corporation, mais en tant qu’hommes.
L’économie politique, il faut le dire, n’a pas encore assez fait pour dissiper cette funeste illusion, source de tant de haines, de calamités, d’irritations et de guerres : elle s’est épuisée, par une préférence peu scientifique, à analyser les phénomènes de la production ; sa nomenclature même, toute commode qu’elle est, n’est pas en harmonie avec son objet. Agriculture, manufacture, commerce, c’est là une classification excellente peut-être, quand il s’agit de décrire les procédés des arts ; mais cette description, capitale en technologie, est à peine accessoire en économie sociale : J’ajoute qu’elle y est essentiellement dangereuse. Quand on a classé les hommes en agriculteurs, fabricants et négociants, de quoi peut-on leur parler, si ce n’est de leurs intérêts de classe, de ces intérêts spéciaux que heurte la concurrence et qui sont mis en opposition avec le bien général ? Ce n’est pas pour les agriculteurs qu’il y a une agriculture, pour les manufacturiers qu’il y a des manufactures, pour les négociants qu’il se fait des échanges, mais afin que les hommes aient à leur disposition le plus possible de produits de toute espèce. Les lois de la consommation, ce qui la favorise, l’égalise et la moralise, voilà l’intérêt vraiment social, vraiment humanitaire ; voilà l’objet réel de la science ; voilà sur quoi elle doit concentrer ses vives clartés, car c’est là qu’est le lien des classes, des nations, des races, le principe et l’explication de la fraternité humaine. C’est donc avec regret que nous voyons les économistes vouer des facultés puissantes, dépenser une somme prodigieuse de sagacité à l’anatomie de la production, rejetant au fond de leurs livres, dans des chapitres complémentaires, quelques brefs lieux communs sur les phénomènes de la consommation. Que dis-je ? On a vu naguère un professeur, célèbre à juste titre, supprimer entièrement cette partie de la science, s’occuper des moyens sans jamais parler du résultat, et bannir de son cours tout ce qui concerne la consommation des richesses, comme appartenant, disait-il, à la morale et non à l’économie politique. Faut-il être surpris que le public soit plus frappé des inconvénients de la concurrence que de ses avantages, puisque les premiers l’affectent au point de vue spécial de la production dont on l’entretient sans cesse, et les seconds, au point de vue général de la consommation dont on ne lui dit jamais rien ?
Au surplus, je le répète, je ne nie point, je ne méconnais pas et je déplore comme d’autres les douleurs que la concurrence inflige aux hommes ; mais, est-ce une raison pour fermer les yeux sur le bien qu’elle réalise ? Ce bien, il est d’autant plus consolant de l’apercevoir, que la concurrence, je le crois bien, est, comme toutes les grandes lois de la nature, indestructible ; si elle pouvait mourir, elle aurait succombé sans doute sous la résistance universelle de tous les hommes qui ont jamais concouru à la création d’un produit, depuis le commencement du monde, et spécialement sous la levée en masse de tous les réformateurs modernes. Mais s’ils ont été assez fous, ils n’ont pas été assez forts.
Et quel est, dans le monde, le principe progressif dont l’action bienfaisante ne soit pas mêlée, surtout à l’origine, de beaucoup de douleurs et de misères ? — Les grandes agglomérations d’êtres humains favorisent l’essor de la pensée, mais souvent elles dérobent la vie privée au frein de l’opinion, et servent d’abri à la débauche et au crime. — La richesse, unie au loisir, enfante la culture de l’intelligence, mais elle enfante aussi le luxe et la morgue chez les grands, l’irritation et la convoitise chez les petits. — L’imprimerie fait pénétrer la lumière et la vérité dans toutes les couches sociales, mais elle y porte aussi le doute douloureux et l’erreur subversive. — La liberté politique a déchaîné assez de tempêtes et de révolutions sur le globe ; elle a assez profondément modifié les simples et naïves habitudes des peuples primitifs pour que de graves esprits se soient demandé s’ils ne préféraient pas la tranquillité à l’ombre du despotisme. — Et le christianisme lui-même a jeté la grande semence de l’amour et de la charité sur une terre abreuvée du sang des martyrs.
Comment est-il entré dans les desseins de la bonté et de la justice infinies que le bonheur d’une région ou d’un siècle soit acheté par les souffrances d’un autre siècle ou d’une autre région ? Quelle est la pensée divine qui se cache sous cette grande et irrécusable loi de la solidarité, dont la concurrence n’est qu’un des mystérieux aspects ? La science humaine l’ignore. Ce qu’elle sait, c’est que le bien s’étend toujours et le mal se restreint sans cesse. À partir de l’état social, tel que la conquête l’avait fait, où il n’y avait que des maîtres et des esclaves, et où l’inégalité des conditions était extrême, la concurrence n’a pu travailler à rapprocher les rangs, les fortunes, les intelligences sans infliger des maux individuels dont, à mesure que l’œuvre s’accomplit, l’intensité va toujours s’affaiblissant comme les vibrations du son, comme les oscillations du pendule. Aux douleurs qu’elle lui réserve encore, l’humanité apprend chaque jour à opposer deux puissants remèdes, la prévoyance, fruit de l’expérience et des lumières, et l’association, qui est la prévoyance organisée.
[1]: Cet article a été fait pour l’Encyclopédie du dix-neuvième siècle. (Note du Journal des Économistes.)
[2]: Bref passage, jusqu’à l’astérisque, supprimé dans les Harmonies.
[3]: Je dois prévenir qu’un article sur la Population, qui suiva celui de la Concurrence, en est le complément indispensable. (Note de l’auteur.)
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