Frédéric Bastiat
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Journal des Débats, n° du 2 septembre 1848.
Les physiocrates disaient : La terre seule est productive.
Certains économistes ont dit : Le travail seul est productif.
Quand on voit le laboureur courbé sur le sillon qu’il arrose de ses sueurs, on ne peut guère nier son concours à l’œuvre de la production. D’un autre côté, la nature ne se repose pas. Et le rayon qui perce la nue, et la nue que chasse le vent, et le vent qui amène la pluie, et la pluie qui dissout les substances fertilisantes, et ces substances qui développent dans la jeune plante le mystère de la vie, toutes les puissances connues et inconnues de la nature préparent la moisson pendant que le laboureur cherche dans le sommeil une trêve à ses fatigues.
Il est donc impossible de ne pas le reconnaître : le Travail et la Nature se combinent pour accomplir le phénomène de la production. L’utilité, qui est le fonds sur lequel vit le genre humain, résulte de cette coopération, et cela est aussi vrai de presque toutes les industries que de l’agriculture.
Mais, dans les échanges que les hommes accomplissent entre eux, il n’y a qu’une chose qui se compare et se puisse comparer, c’est le travail humain, c’est le service reçu et rendu. Ces services sont seuls commensurables entre eux ; c’est donc eux seuls qui sont rémunérables, c’est en eux seuls que réside la Valeur, et il est très-exact de dire qu’en définitive l’homme n’est propriétaire que de son œuvre propre.
Quant à la portion d’utilité due au concours de la nature, quoique très-réelle, quoique immensément supérieure à tout ce que l’homme pourrait accomplir, elle est gratuite ; elle se transmet de main en main par-dessus le marché ; elle est sans Valeur proprement dite. Et qui pourrait apprécier, mesurer, déterminer la valeur des lois naturelles qui agissent, depuis le commencement du monde, pour produire un effet quand le travail les sollicite ? à quoi les comparer ? comment les évaluer ? Si elles avaient une Valeur, elles figureraient sur nos comptes et nos inventaires ; nous nous ferions rétribuer pour leur usage. Et comment y parviendrions-nous, puisqu’elles sont à la disposition de tous sous la même condition, celle du travail [1] ?
Ainsi, toute production utile est l’œuvre de la nature qui agit gratuitement et du travail qui se rémunère.
Mais, pour arriver à la production d’une utilité donnée, ces deux contingents, travail humain, forces naturelles, ne sont pas dans des rapports fixes et immuables. Bien loin de là. Le progrès consiste à faire que la proportion du concours naturel s’accroisse sans cesse et vienne diminuer d’autant, en s’y substituant, la proportion du travail humain. En d’autres termes, pour une quantité donnée d’utilité, la coopération gratuite de la nature tend à remplacer de plus en plus la coopération onéreuse du travail. La partie commune s’accroît aux dépens de la partie rémunérable et appropriée.
Si vous aviez à transporter un fardeau d’un quintal, de Paris à Lille, sans l’intervention d’aucune force naturelle, c’est-à-dire à dos d’homme, il vous faudrait un mois de fatigue ; si, au lieu de prendre cette peine vous-même, vous la donniez à un autre, vous auriez à lui restituer une peine égale, sans quoi il ne la prendrait pas. Viennent le traîneau, puis la charrette, puis le chemin de fer ; à chaque progrès, c’est une partie de l’œuvre mise à la charge des forces naturelles, c’est une diminution de peine à prendre ou à rémunérer. Or, il est évident que toute rémunération anéantie est une conquête, non au profit de celui qui rend le service, mais de celui qui le reçoit, c’est-à-dire de l’humanité.
Avant l’invention de l’imprimerie, un scribe ne pouvait copier une Bible en moins d’un an, et c’était la mesure de la rémunération qu’il était en droit d’exiger. Aujourd’hui, on peut avoir une Bible pour 5 francs, ce qui ne répond guère qu’à une journée de travail. La force naturelle et gratuite s’est donc substituée à la force rémunérable pour deux cent quatre-vingt-dix-neuf parties sur trois cents ; une partie représente le service humain et reste Propriété personnelle ; deux cent quatre-vingt-dix-neuf parties représentent le concours naturel, ne se payent plus et sont par conséquent tombées dans le domaine de la gratuité et de la communauté.
Il n’y a pas un outil, un instrument, une machine qui n’ait eu pour résultat de diminuer le concours du travail humain, soit la Valeur du produit, soit encore ce qui fait le fondement de la Propriété.
Cette observation qui, j’en conviens, n’est que bien imparfaitement exposée ici, me semble devoir rallier sur un terrain commun, celui de la Propriété et de la Liberté, les écoles qui se partagent aujourd’hui d’une manière si fâcheuse l’empire de l’opinion.
Toutes les écoles se résument en un axiome.
Axiome Économiste : Laissez faire, laissez passer.
Axiome Égalitaire : Mutualité des services.
Axiome Saint-Simonien : À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
Axiome Socialiste : Partage équitable entre le capital, le talent et le travail.
Axiome Communiste : Communauté des biens.
Je vais indiquer (car je ne puis faire ici autre chose) que la doctrine exposée dans les lignes précédentes satisfait à tous ces vœux.
Économistes. Il n’est guère nécessaire de prouver que les Économistes doivent accueillir une doctrine qui procède évidemment de Smith et de Say, et ne fait que montrer une conséquence des lois générales qu’ils ont découvertes, Laissez faire, laissez passer, c’est ce que résume le mot liberté, et je demande s’il est possible de concevoir la notion de propriété sans liberté. Suis-je propriétaire de mes œuvres, de mes facultés, de mes bras, si je ne puis les employer à rendre des services volontairement acceptés ? Ne dois-je pas être libre ou d’exercer mes forces isolément, ce qui entraîne la nécessité de l’échange, ou de les unir à celles de mes frères, ce qui est association ou échange sous une autre forme ?
Et si la liberté est gênée, n’est-ce pas la Propriété elle-même qui est atteinte ? D’un autre côté, comment les services réciproques auront-ils tous leur juste Valeur relative, s’ils ne s’échangent pas librement, si la loi défend au travail humain de se porter vers ceux qui sont les mieux rémunérés ? La propriété, la justice, l’égalité, l’équilibre des services ne peuvent évidemment résulter que de la Liberté. C’est encore la Liberté qui fait tomber le concours des forces naturelles dans le domaine commun ; car, tant qu’un privilége légal m’attribue l’exploitation exclusive d’une force naturelle, je me fais payer non-seulement pour mon travail, mais pour l’usage de cette force. Je sais combien il est de mode aujourd’hui de maudire la liberté. Le siècle semble avoir pris au sérieux l’ironique refrain de notre grand chansonnier :
Mon cœur en belle haine
A pris la liberté.
Fi de la liberté !
À bas la liberté !
Pour moi, qui l’aimai toujours par instinct, je la défendrai toujours par raison.
Égalitaires. La mutualité des services à laquelle ils aspirent est justement ce qui résulte du régime propriétaire.
En apparence, l’homme est propriétaire de la chose tout entière, de toute l’utilité que cette chose renferme. En réalité, il n’est propriétaire que de sa Valeur, de cette portion d’utilité communiquée par le travail, puisque, en la cédant, il ne peut se faire rémunérer que pour le service qu’il rend. Le représentant des égalitaires condamnait ces jours-ci à la tribune la Propriété, restreignant ce mot à ce qu’il nomme les usures, l’usage du sol, de l’argent, des maisons, du crédit, etc. Mais ces usures sont du travail et ne peuvent être que du travail. Recevoir un service implique l’obligation de le rendre. C’est en quoi consiste la mutualité des services. Quand je prête une chose que j’ai produite à la sueur de mon front, et dont je pourrais tirer parti, je rends un service à l’emprunteur, lequel me doit aussi un service. Il ne m’en rendrait aucun s’il se bornait à me restituer la chose au bout de l’an. Pendant cet intervalle, il aurait profité de mon travail à mon détriment. Si je me faisais rémunérer pour autre chose que pour mon travail, l’objection des Égalitaires serait spécieuse. Mais il n’en est rien. Une fois donc qu’ils se seront assurés de la vérité de la théorie exposée dans ces articles, s’ils sont conséquents, ils se réuniront à nous pour raffermir la Propriété et réclamer ce qui la complète ou plutôt ce qui la constitue, la Liberté.
Saint-Simoniens : À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.
C’est encore ce que réalise le régime propriétaire.
Nous nous rendons des services réciproques ; mais ces services ne sont pas proportionnels à la durée ou à l’intensité du travail. Ils ne se mesurent pas au dynamomètre ou au chronomètre. Que j’aie pris une peine d’une heure ou d’un jour, peu importe à celui à qui j’offre mon service. Ce qu’il regarde, ce n’est pas la peine que je prends, mais celle que je lui épargne [2]. Pour économiser de la fatigue et du temps, je cherche à me faire aider par une force naturelle. Tant que nul, excepté moi, ne sait tirer parti de cette force, je rends aux autres, à temps égal, plus de services qu’ils ne s’en peuvent rendre eux-mêmes. Je suis bien rémunéré, je m’enrichis sans nuire à personne. La force naturelle tourne à mon seul profit, ma capacité est récompensée : À chacun selon sa capacité. Mais bientôt mon secret se divulgue. L’imitation s’empare de mon procédé, la concurrence me force à réduire mes prétentions. Le prix du produit baisse jusqu’à ce que mon travail ne reçoive plus que la rémunération normale de tous les travaux analogues. La force naturelle n’est pas perdue pour cela ; elle m’échappe, mais elle est recueillie par l’humanité tout entière, qui désormais se procure une satisfaction égale avec un moindre travail. Quiconque exploite cette force pour son propre usage prend moins de peine qu’autrefois et, par suite, quiconque l’exploite pour autrui a droit à une moindre rémunération. S’il veut accroître son bien-être, il ne lui reste d’autre ressource que d’accroître son travail. À chaque capacité selon ses œuvres. En définitive, il s’agit de travailler mieux ou de travailler plus, ce qui est la traduction rigoureuse de l’axiome saint-simonien.
Socialistes. Partage équitable entre le talent, le capital et le travail.
L’équité dans le partage résulte de la loi : Les services s’échangent contre les services, pourvu que ces échanges soient libres, c’est-à-dire pourvu que la Propriété soit reconnue et respectée.
Il est bien clair d’abord que celui qui a plus de talent rend plus de services, à peine égale ; d’où il suit qu’on lui alloue volontairement une plus grande rémunération.
Quant au Capital et au Travail, c’est un sujet sur lequel je regrette de ne pouvoir m’étendre ici, car il n’en est pas qui ait été présenté au public sous un jour plus faux et plus funeste.
On représente souvent le Capital comme un monstre dévorant, comme l’ennemi du Travail. On est parvenu ainsi à jeter une sorte d’antagonisme irrationnel entre deux puissances qui, au fond, sont de même origine, de même nature, concourent, s’entr’aident et ne peuvent se passer l’une de l’autre. Quand je vois le Travail s’irriter contre le Capital, il me semble voir l’Inanition repousser les aliments.
Je définis le Capital ainsi : Des matériaux, des instruments et des provisions, dont l’usage est gratuit, ne l’oublions pas, en tant que la nature a concouru à les produire, et dont la Valeur seule, fruit du travail, se fait payer.
Pour exécuter une œuvre utile, il faut des matériaux ; pour peu qu’elle soit compliquée, il faut des instruments ; pour peu qu’elle soit de longue haleine, il faut des provisions. Par exemple : pour qu’un chemin de fer soit entrepris, il faut que la société ait épargné assez de moyens d’existence pour faire vivre des milliers d’hommes pendant plusieurs années.
Matériaux, instruments, provisions sont eux-mêmes le fruit d’un travail antérieur, lequel n’a pas encore été rémunéré. Lors donc que le travail antérieur et le travail actuel se combinent pour une fin, pour une œuvre commune, ils se rémunèrent l’un par l’autre ; il y a là échange de travaux, échange de services à conditions débattues. Quelle est celle des deux parties qui obtiendra les meilleures conditions ? Celle qui a moins besoin de l’autre. Nous rencontrons ici l’inexorable loi de l’offre et de la demande ; s’en plaindre c’est une puérilité et une contradiction. Dire que le travail doit être très-rémunéré quand les travailleurs sont nombreux et les capitaux exigus, c’est dire que chacun doit être d’autant mieux pourvu que la provision est plus petite.
Pour que le travail soit demandé et bien payé, il faut donc qu’il y ait dans le pays beaucoup de matériaux, d’instruments et de provisions, autrement dit, beaucoup de Capital.
Il suit de là que l’intérêt fondamental des ouvriers est que le capital se forme rapidement ; que par leur prompte accumulation, les matériaux, les instruments et les provisions se fassent entre eux une active concurrence. Il n’y a que cela qui puisse améliorer le sort des travailleurs. Et quelle est la condition essentielle pour que les capitaux se forment ? C’est que chacun soit sûr d’être réellement propriétaire, dans toute l’étendue du mot, de son travail et de ses épargnes. Propriété, sécurité, liberté, ordre, paix, économie, voilà ce qui intéresse tout le monde, mais surtout, et au plus haut degré, les prolétaires.
Communistes. À toutes les époques, il s’est rencontré des cœurs honnêtes et bienveillants, des Thomas Morus, des Harrington, des Fénelon, qui, blessés par le spectacle des souffrances humaines et de l’inégalité des conditions, ont cherché un refuge dans l’utopie communiste.
Quelque étrange que cela puisse paraître, j’affirme que le régime propriétaire tend à réaliser de plus en plus, sous nos yeux, cette utopie. C’est pour cela que j’ai dit en commençant que la propriété était essentiellement démocratique.
Sur quel fonds vit et se développe l’humanité ? Sur tout ce qui sert, sur tout ce qui est utile. Parmi les choses utiles, il y en a auxquelles le travail humain reste étranger, l’air, l’eau, la lumière du soleil ; pour celles-là la gratuité, la Communauté est entière. Il y en a d’autres qui ne deviennent utiles que par la coopération du travail et de la nature. L’utilité se décompose donc en elles. Une portion y est mise par le Travail, et celle-là seule est rémunérable, a de la Valeur et constitue la Propriété. L’autre portion y est mise par les agents naturels, et celle-ci reste gratuite et commune.
Or, de ces deux forces qui concourent à produire l’utilité, la seconde, celle qui est gratuite et commune, se substitue incessamment à la première, celle qui est onéreuse et par suite rémunérable. C’est la loi du progrès. Il n’y a pas d’homme sur la terre qui ne cherche un auxiliaire dans les puissances de la nature, et quand il l’a trouvé, aussitôt il en fait jouir l’humanité tout entière, en abaissant proportionnellement le prix du produit.
Ainsi, dans chaque produit donné, la portion d’utilité qui est à titre gratuit se substitue peu à peu à cette autre portion qui reste à titre onéreux.
Le fonds commun tend donc à dépasser dans des proportions indéfinies le fonds approprié, et l’on peut dire qu’au sein de l’humanité le domaine de la communauté s’élargit sans cesse.
D’un autre côté, il est clair que, sous l’influence de la liberté, la portion d’utilité qui reste rémunérable ou appropriable tend à se répartir d’une manière sinon rigoureusement égale, du moins proportionnelle aux services rendus, puisque ces services mêmes sont la mesure de la rémunération.
On voit par là avec quelle irrésistible puissance le principe de la Propriété tend à réaliser l’égalité parmi les hommes. Il fonde d’abord un fonds commun que chaque progrès grossit sans cesse, et à l’égard duquel l’égalité est parfaite, car tous les hommes sont égaux devant une valeur anéantie, devant une utilité qui a cessé d’être rémunérable. Tous les hommes sont égaux devant cette portion du prix des livres que l’imprimerie a fait disparaître.
Ensuite, quant à la portion d’utilité qui correspond au travail humain, à la peine ou à l’habileté, la concurrence tend à établir l’équilibre des rémunérations, et il ne reste d’inégalité que celle qui se justifie par l’inégalité même des efforts, de la fatigue, du travail, de l’habileté, en un mot, des services rendus ; et, outre qu’une telle inégalité sera éternellement juste, qui ne comprend que, sans elle, les efforts s’arrêteraient tout à coup ?
Je pressens l’objection ! Voilà bien, dira-t-on, l’optimisme des économistes. Ils vivent dans leurs théories et ne daignent pas jeter les yeux sur les faits. Où sont, dans la réalité, ces tendances égalitaires ? Le monde entier ne présente-t-il pas le lamentable spectacle de l’opulence à côté du paupérisme ? du faste insultant le dénûment ? de l’oisiveté et de la fatigue ? de la satiété et de l’inanition ?
Cette inégalité, ces misères, ces souffrances, je ne les nie pas. Et qui pourrait les nier ? Mais je dis : Loin que ce soit le principe de la Propriété qui les engendre, elles sont imputables au principe de la Spoliation.
C’est ce qui me reste à démontrer.
[1]: Sur l’objection tirée d’un prétendu accaparement des agents naturels, voy., au tome V ; la lettre XIVe de Gratuité du crédit, et, au tome IV, les deux dernières pages du chap. XIV. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
[2]: Sur l’Effort épargné, considéré comme l’élément le plus important de la valeur, voy. le chap. V du tome VI. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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