Propriété et Spoliation

Frédéric Bastiat

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Journal des Débats, n° du 24 juillet 1848.

Première Lettre

L’assemblée nationale est saisie d’une question immense, dont la solution intéresse au plus haut degré la prospérité et le repos de la France. Un Droit nouveau frappe à la porte de la Constitution : c’est le Droit au travail. Il n’y demande pas seulement une place ; il prétend y prendre, en tout ou en partie, celle du Droit de propriété.

M. Louis Blanc a déjà proclamé provisoirement ce droit nouveau, et l’on sait avec quel succès ;

M. Proudhon le réclame pour tuer la Propriété ;

M. Considérant, pour la raffermir, en la légitimant.

Ainsi, selon ces publicistes, la Propriété porte en elle quelque chose d’injuste et de faux, un germe de mort. Je prétends démontrer qu’elle est la vérité et la justice même, et que ce qu’elle porte dans son sein, c’est le principe du progrès et de la vie.

Ils paraissent croire que, dans la lutte qui va s’engager, les pauvres sont intéressés au triomphe du droit au travail et les riches à la défense du droit de propriété. Je me crois en mesure de prouver que le droit de propriété est essentiellement démocratique, et que tout ce qui le nie ou le viole est fondamentalement aristocratique et anarchique.

J’ai hésité à demander place dans un journal pour une dissertation d’économie sociale. Voici ce qui peut justifier cette tentative :

D’abord, la gravité et l’actualité du sujet.

Ensuite, MM. Louis Blanc, Considérant, Proudhon ne sont pas seulement publicistes ; ils sont aussi chefs d’écoles ; ils ont derrière eux de nombreux et ardents sectateurs, comme le témoigne leur présence à l’Assemblée Nationale. Leurs doctrines exercent dès aujourd’hui une influence considérable, — selon moi, funeste — dans le monde des affaires, et, ce qui ne laisse pas d’être grave, elles peuvent s’étayer de concessions échappées à l’orthodoxie des maîtres de la science.

Enfin, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? quelque chose, au fond de ma conscience, me dit qu’au milieu de cette controverse brûlante, il me sera peut-être donné de jeter un de ces rayons inattendus de clarté qui illuminent le terrain où s’opère quelquefois la réconciliation des écoles les plus divergentes.

C’en est assez, j’espère, pour que ces lettres trouvent grâce auprès des lecteurs.

Je dois établir d’abord le reproche qu’on adresse à la Propriété.

Voici en résumé comment M. Considérant s’en explique. Je ne crois pas altérer sa théorie en l’abrégeant[1].

« Tout homme possède légitimement la chose que son activité a créée. Il peut la consommer, la donner, l’échanger, la transmettre, sans que personne, ni même la société tout entière, ait rien à y voir.

« Le propriétaire possède donc légitimement non-seulement les produits qu’il a créés sur le sol, mais encore la plus-value qu’il a donnée au sol lui-même par la culture.

« Mais il y a une chose qu’il n’a pas créée, qui n’est le fruit d’aucun travail ; c’est la terre brute, c’est le capital primitif, c’est la puissance productive des agents naturels. Or, le propriétaire s’est emparé de ce capital. Là est l’usurpation, la confiscation, l’injustice, l’illégitimité permanente.

« L’espèce humaine est placée sur ce globe pour y vivre et se développer. L’espèce est donc usufruitière de la surface du globe. Or, maintenant, cette surface est confisquée par le petit nombre, à l’exclusion du grand nombre.

« Il est vrai que cette confiscation est inévitable ; car comment cultiver, si chacun peut exercer à l’aventure et en liberté ses droits naturels, c’est-à-dire les droits de la sauvagerie ?

« Il ne faut donc pas détruire la propriété, mais il faut la légitimer. Comment ? par la reconnaissance du droit au travail.

« En effet, les sauvages n’exercent leurs quatre droits (chasse, pêche, cueillette et pâture) que sous la condition du travail ; c’est donc sous la même condition que la société doit aux prolétaires l’équivalent de l’usufruit dont elle les a dépouillés.

« En définitive, la société doit à tous les membres de l’espèce, à charge de travail, un salaire qui les place dans une condition telle, qu’elle puisse être jugée aussi favorable que celle des sauvages.

« Alors la propriété sera légitime de tous points, et la réconciliation sera faite entre les riches et les pauvres. »

Voilà toute la théorie de M. Considérant [2]. Il affirme que cette question de la propriété est des plus simples, qu’il ne faut qu’un peu de bon sens pour la résoudre, et que cependant personne, avant lui, n’y avait rien compris.

Le compliment n’est pas flatteur pour le genre humain ; mais, en compensation, je ne puis qu’admirer l’extrême modestie que l’auteur met dans ses conclusions.

Que demande-t-il, en effet, à la société ?

Qu’elle reconnaisse le Droit au travail comme l’équivalent, au profit de l’espèce, de l’usufruit de la terre brute.

Et à combien estime-t-il cet équivalent ?

À ce que la terre brute peut faire vivre de sauvages.

Comme c’est à peu près un habitant par lieue carrée, les propriétaires du sol français peuvent légitimer leur usurpation à très-bon marché assurément. Ils n’ont qu’à prendre l’engagement que trente à quarante mille non-propriétaires s’élèveront, à leur côté, à toute la hauteur des Esquimaux.

Mais, que dis-je ? Pourquoi parler de la France ? Dans ce système, il n’y a plus de France, il n’y a plus de propriété nationale, puisque l’usufruit de la terre appartient, de plein droit, à l’espèce.

Au reste, je n’ai pas l’intention d’examiner en détail la théorie de M. Considérant, cela me mènerait trop loin. Je ne veux m’attaquer qu’à ce qu’il y a de grave et de sérieux au fond de cette théorie, je veux dire la question de la Rente.

Le système de M. Considérant peut se résumer ainsi :

Un produit agricole existe par le concours de deux actions :

L’action de l’homme, ou le travail, qui donne ouverture au droit de propriété ;

L’action de la nature, qui devrait être gratuite, et que les propriétaires font injustement tourner à leur profit. C’est là ce qui constitue l’usurpation des droits de l’espèce.

Si donc je venais à prouver que les hommes, dans leurs transactions, ne se font réciproquement payer que leur travail, qu’ils ne font pas entrer dans le prix des choses échangées l’action de la nature, M. Considérant devrait se tenir pour complétement satisfait.

Les griefs de M. Proudhon contre la propriété sont absolument les mêmes. « La propriété, dit-il, cessera d’être abusive par la mutualité des services. » Donc, si je démontre que les hommes n’échangent entre eux que des services, sans jamais se débiter réciproquement d’une obole pour l’usage de ces forces naturelles que Dieu a données gratuitement à tous, M. Proudhon, de son côté, devra convenir que son utopie est réalisée.

Ces deux publicistes ne seront pas fondés à réclamer le droit au travail. Peu importe que ce droit fameux soit considéré par eux sous un jour si diamétralement opposé que, selon M. Considérant, il doit légitimer la propriété, tandis que, selon M. Proudhon, il doit la tuer ; toujours est-il qu’il n’en sera plus question, pourvu qu’il soit bien prouvé que, sous le régime propriétaire, les hommes échangent peine contre peine, effort contre effort, travail contre travail, service contre service, le concours de la nature étant toujours livré par-dessus le marché ; en sorte que les forces naturelles, gratuites par destination, ne cessent pas de rester gratuites à travers toutes les transactions humaines.

On voit que ce qui est contesté, c’est la légitimité de la Rente, parce qu’on suppose qu’elle est, en tout ou en partie, un paiement injuste que le consommateur fait au propriétaire, non pour un service personnel, mais pour des bienfaits gratuits de la nature.

J’ai dit que les réformateurs modernes pouvaient s’appuyer sur l’opinion des principaux économistes [3].

En effet, Adam Smith dit que la Rente est souvent un intérêt raisonnable du capital dépensé sur les terres en amélioration, mais que souvent aussi cet intérêt n’est qu’une partie de la Rente.

Sur quoi Mac-Culloch fait cette déclaration positive :

« Ce qu’on nomme proprement la Rente, c’est la somme payée pour l’usage des forces naturelles et de la puissance inhérente au sol. Elle est entièrement distincte de la somme payée à raison des constructions, clôtures, routes et autres améliorations foncières. La rente est donc toujours un monopole. »

Buchanan va jusqu’à dire que « la Rente est une portion du revenu des consommateurs qui passe dans la poche du propriétaire. »

Ricardo :

« Une portion de la Rente est payée pour l’usage du capital qui a été employé à améliorer la qualité de la terre, élever des bâtisses, etc. ; l’autre est donnée pour l’usage des puissances primitives et indestructibles du sol. »

Scrope :

« La valeur de la terre et la faculté d’en tirer une rente sont dues à deux circonstances : 1° à l’appropriation de ses puissances naturelles ; 2° au travail appliqué à son amélioration. Sous le premier rapport, la Rente est un monopole. C’est une restriction à l’usufruit des dons que le Créateur a faits aux hommes pour leurs besoins. Cette restriction n’est juste qu’autant qu’elle est nécessaire pour le bien commun. »

Senior :

« Les instruments de la production sont le travail et les agents naturels. Les agents naturels ayant été appropriés, les propriétaires s’en font payer l’usage sous forme de rente, qui n’est la récompense d’aucun sacrifice quelconque, et est reçue par ceux qui n’ont ni travaillé ni fait des avances, mais qui se bornent à tendre la main pour recevoir les offrandes de la communauté. »

Après avoir dit qu’une partie de la Rente est l’intérêt du capital, Senior ajoute :

« Le surplus est prélevé par le propriétaire des agents naturels et forme sa récompense, non pour avoir travaillé ou épargné, mais simplement pour n’avoir pas gardé quand il pouvait garder, pour avoir permis que les dons de la nature fussent acceptés. »

Certes, au moment d’entrer en lutte avec des hommes qui proclament une doctrine spécieuse en elle-même, propre à faire naître des espérances et des sympathies parmi les classes souffrantes, et qui s’appuie sur de telles autorités, il ne suffit pas de fermer les yeux sur la gravité de la situation ; il ne suffit pas de s’écrier dédaigneusement qu’on n’a devant soi que des rêveurs, des utopistes, des insensés, ou même des factieux ; il faut étudier et résoudre la question une fois pour toutes. Elle vaut bien un moment d’ennui.

Je crois qu’elle sera résolue d’une manière satisfaisante pour tous, si je prouve que la propriété non-seulement laisse à ce qu’on nomme les prolétaires l’usufruit gratuit des agents naturels, mais encore décuple et centuple cet usufruit. J’ose espérer qu’il sortira de cette démonstration la claire vue de quelques harmonies propres à satisfaire l’intelligence et à apaiser les prétentions de toutes les écoles économistes, socialistes et même communistes[4].

[1]: Voir le petit volume publié par M. Considérant sous ce titre : Théorie du Droit de propriété et du Droit au travail. (Note de l’auteur.)

[2]: M. Considérant n’est pas le seul qui la professe, témoin le passage suivant, extrait du Juif errant de M. Eugène Suë :

« Mortification exprimerait mieux le manque complet de ces choses essentiellement vitales, qu’une société équitablement organisée devrait, oui, devrait forcément à tout travailleur actif et probe, puisque la civilisation l’a dépossédé de tout droit au sol, et qu’il naît avec ses bras pour seul patrimoine.

« Le sauvage ne jouit pas des avantages de la civilisation, mais, du moins, il a pour se nourrir les animaux des forêts, les oiseaux de l’air, les poissons des rivières, les fruits de la terre, et, pour s’abriter et se chauffer, les arbres des grands bois.

« Le civilisé, déshérité de ces dons de Dieu, le civilisé qui regarde la Propriété comme sainte et sacrée peut donc, en retour de son rude labeur quotidien qui enrichit le pays, peut donc demander un salaire suffisant pour vivre sainement ; rien de plus, rien de moins. »

[3]: Cette proposition se trouve plus amplement développée aux chapitres V et IX des Harmonies économiques, tome VI. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

[4]: Voy. à la fin de cet opuscule, la réclamation que provoqua cette première lettre de la part de M. Considérant, et la réponse de F. Bastiat. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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