Projet de ligue anti-protectioniste, suite

Frédéric Bastiat

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Mémorial bordelais, n° du 9 février 1846.

J’en suis resté à l’esprit de parti. Il semble assez inutile de s’en occuper déjà. Hélas ! notre Ligue est à naître ; à quoi sert de prévoir le temps où l’on recherchera son alliance ? Mais c’est avant d’élever l’édifice qu’il faut s’assurer de la qualité des matériaux. Les destinées de la Ligue se ressentiront toujours de l’esprit de ses fondateurs. Faible et chancelante, s’ils flottent au gré de toutes les doctrines économiques ; factieuse, isolée, n’ayant de puissance que pour le mal, s’ils rêvent d’avance autre chose que son principe avoué. — Ligue, triomphe, principe, liberté, vous n’êtes peut-être que les fantômes adorés d’une imagination trop facile à se laisser séduire à tout ce qui offre l’image du bien public ! Mais il n’est pas impossible, puisque cela s’est vu ailleurs, que ces fantômes se revêtent de réalité. Ce qui est impossible, tout à fait impossible, c’est que la Ligue puisse avoir force, vie, influence utile, si elle se laisse entamer par l’esprit de parti.

La Ligue ne doit être ni monarchique, ni républicaine, ni orthodoxe, ni dissidente ; elle n’intervient ni dans les hautes questions métaphysiques de légitimité, de souveraineté du peuple, ni dans la polémique dont le Texas, le Liban et le Maroc font les frais. Son royaume n’est pas de ce monde qu’on nomme politique ; c’est un terrain neutre où M. Guizot peut donner la main à M. Garnier Pagès, M. Berryer à M. Duchâtel, et l’évêque de Chartres à M. Cousin. Elle ne provoque ni n’empêche les crises ministérielles, elle ne s’en mêle pas et ne s’y intéresse même pas. Elle n’a qu’un objet en vue : la liberté des échanges. Cette liberté, elle la demande à la droite, à la gauche et aux centres, mais sans rien promettre en retour, car elle n’a rien à donner ; et son influence, si jamais elle a une influence, appartient exclusivement à son principe. La force éphémère d’un parti, c’est un auxiliaire qu’elle dédaigne ; et, quant à elle, elle ne veut être l’instrument d’aucun parti. Elle n’est pas née, nul ne saurait dire ce qu’elle sera, mais j’ose prédire ce qu’elle ne sera jamais : elle ne sera pas le piédestal d’un ministre en titre, ni le marchepied d’un ministre en expectative, car le jour où elle se laisserait absorber par un parti, ce jour-là on la chercherait en vain, elle se serait dissipée comme une fumée.

 

4° La plus grande difficulté, en apparence, que puisse rencontrer la formation d’une Ligue, c’est la question de personnes. Il n’est pas possible qu’un corps gigantesque, travaillant à une œuvre immense, à travers une multitude d’oppositions extérieures et peut-être de rivalités intestines, puisse se dispenser d’obéir à une impulsion unique et pour ainsi dire à une omnipotence volontairement déléguée. Mais qui sera le dépositaire de cette puissance morale ? On est justement effrayé quand on songe aux qualités éminentes et presque inconciliables que suppose un tel rôle. Tête froide, cœur de feu, main ferme, formes attachantes, connaissances étendues, coup d’œil sûr, talent oratoire, dévouement sans bornes, abnégation entière ; voilà ce qu’il faudrait trouver dans un seul homme, et de plus ce charme magnétique qui pétrifie l’envie et désarme les amours-propres.

Eh bien ! cette difficulté n’en est pas une. Si les temps sont mûrs en France pour l’agitation commerciale, l’homme de la Ligue surgira. Jamais grande cause n’a failli faute d’un homme. Pour qu’il se trouve, il suffit qu’on ne se préoccupe pas trop de le chercher. Y a-t-il quelqu’un que sa position seule place naturellement à notre tête et consent-il à être notre chef ? acceptons-le par acclamation et acceptons aussi avec joie le rôle, quelque humble qu’il soit, qu’il jugera utile de nous assigner. Amis de la liberté, unissons-nous d’abord, mettons avec confiance la main à l’œuvre, pensons toujours au succès de notre principe, jamais à nos propres succès, et laissons à la cause, dans sa marche progressive, le soin de nous porter en avant. Quand la lutte sera engagée, assez de résistances nous mettront à l’épreuve, pour que chacun déploie ses ressources ; et qui sait alors combien se révéleront de talents ignorés et de vertus assoupies ? L’agitation est un grand crible qui classe les individualités selon leur pesanteur spécifique. Elle manifestera un homme et plusieurs hommes ; et nous nous trouverons, sans nous en apercevoir, coordonnés dans une naturelle et volontaire hiérarchie.

Faut-il le dire ? Ce que je crains, ce n’est pas que l’homme de génie fasse défaut à la Ligue ; mais plutôt que la Ligue fasse défaut à l’homme de génie. Les vertus individuelles jaillissent de la vertu collective comme l’étincelle électrique de nuages saturés d’électricité. Si chacun de nous apporte à la Ligue un ample tribut de zèle, de conviction, d’efforts et d’enthousiasme, ah ! ne craignons pas que ces forces demeurent inertes, faute d’une main qui les dirige ! Mais si le corps entier est apathique, indifférent, dégoûté, inconstant et railleur, alors sans doute les hommes nous manqueront, — et qu’en ferions-nous ?

Ce qui a fait le succès de la Ligue, en Angleterre, c’est une chose, une seule chose, la foi dans une idée. Ils n’étaient que sept, mais ils ont cru ; et, parce qu’ils ont cru, ils ont voulu ; et, parce qu’ils ont voulu, ils ont soulevé des montagnes. La question pour moi n’est pas de savoir s’il y a des hommes à Bordeaux, mais s’il y a de la foi dans Israël.

 

5° Je voulais parler aujourd’hui de la question financière, mais le sujet est trop vaste pour l’espace qui me reste. Je le remplirai par quelques considérations générales. — D’après ce qui a pu me revenir, on se promet beaucoup d’une grande démonstration publique, d’un appel solennel fait au Gouvernement. Oh ! combien se trompent ceux qui pensent qu’à cela se réduisent les travaux d’une ligue ! Une ligue a pour mission de détruire successivement tous les obstacles qui s’opposent à la liberté commerciale. Et quels sont ces obstacles ? Nos erreurs, nos préjugés, l’égoïsme de quelques-uns, l’ignorance de presque tous. L’ignorance, c’est là le monstre qu’il faut étouffer ; et ce n’est pas l’affaire d’un jour ! Non, non, l’obstacle n’est pas au ministère, c’est tout au plus là qu’il se résume. Pour modifier la pensée ministérielle, il faut modifier la pensée parlementaire ; et pour changer la pensée parlementaire, il faut changer la pensée électorale ; et pour réformer la pensée électorale, il faut réformer l’opinion publique.

Croyez-vous que ce soit une petite entreprise que de renouveler les convictions de tout un peuple ? J’ignore quelles sont les doctrines économiques de M. Guizot ; mais fût-il M. Say, il ne pourrait rien pour nous, ou bien peu de chose. Son traité avec l’Angleterre n’a-t-il pas échoué ? Son union douanière avec la Belgique n’a-t-elle pas échoué ? La volonté du ministre a été surmontée par une volonté plus forte que la sienne, celle du parlement. Faut-il en être surpris ? Je ne sache pas que la liberté des échanges, comme principe, ait à la Chambre, je ne dis pas la majorité, mais même une minorité quelconque, et je ne lui connais pas un seul défenseur, je dis un seul, dans l’enceinte où se font les lois. Peut-être le principe y vit-il endormi au fond de quelque conscience. Mais que nous importe, si l’on n’ose l’avouer ? — Il est un député sur lequel on avait fondé quelques espérances. Entré à la Chambre jeune, sincère, plein de cœur, avec des facultés développées par l’étude et la pratique des affaires commerciales, les amis de la liberté avaient les yeux fixés sur lui. Mais un jour, jour funeste ! je ne sais quel mauvais génie fit briller à ses yeux la lointaine perspective d’un portefeuille ; et depuis ce jour il semble que la crainte de se rendre impossible fausse toutes ses déterminations et paralyse son énergie. Le moyen d’être ministre, si l’on affiche avant le temps cette dangereuse chose, un principe ! — Ami, cette page arrêtera peut-être un moment tes regards. Qu’elle soit pour toi le bouclier d’Ubalde * ; qu’elle te reproche, mais ne dise qu’à toi ta molle oisiveté ; qu’elle t’arrache à de trompeuses illusions !             Natura
Del coraggio in tuo cuor la flamma accese…
Il tuo dover compisce e nostra speme [1].

[1]: Ce reproche discret et poétique, que Bastiat adressait à l’un de ses anciens condisciples de Sorrèze, resta sans effet. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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