Frédéric Bastiat
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Mémorial bordelais, n° du 10 février 1846.
Il suffit de dire le but de la Ligue, ou plutôt le moyen d’atteindre ce but, pour établir qu’il lui faut, — lâchons le grand mot, — de l’argent, et beaucoup d’argent. Répandre la vérité économique, et la répandre avec assez de profusion pour changer le cours de la volonté nationale, voilà sa mission. Or les communications intellectuelles ont besoin de véhicules matériels. Les livres, les brochures, les journaux, ne naîtront pas au souffle de la Ligue, comme les fleurs au souffle du zéphir. M. Conte (directeur des postes) ne lui a pas encore donné la franchise, ni même la taxe modérée ; et si l’usage des Quinconces est gratuit, elle ne saurait y établir sa comptabilité, ses bureaux, ses archives et ses séances. L’argent, ce n’est pas pour les ligueurs des dîners, des orgies, des habits somptueux, de brillants équipages : c’est du travail, de la locomotion, des lumières, de l’organisation, de l’ordre, de la persévérance, de l’énergie.
Personne ne nie cela. Tout le monde en convient et nul n’y contredit. * Cependant, qui sait si la Ligue trouvera à Bordeaux cette assistance métallique que chacun reconnaît nécessaire ? Si Bordeaux était une ville besogneuse et lésineuse, cela s’expliquerait ; mais sa générosité, je dirai même sa prodigalité, est proverbiale. Si Bordeaux n’avait pas de convictions, cela s’expliquerait encore. On pourrait le plaindre de n’avoir pas de convictions, non le blâmer, n’en ayant pas, d’agir en conséquence. Mais Bordeaux est, de toutes les villes de France, celle qui a le sentiment le plus vif de ce qu’il y a d’injuste et d’impolitique dans le régime protecteur. Comment donc expliquer cette réserve pécuniaire, que beaucoup de gens semblent craindre ?
Il ne faut pas se le dissimuler, la question financière est en France l’écueil de toute association. Souscrire, contribuer pécuniairement à une œuvre, quelque grande qu’elle soit, cela semble nous imposer le rôle de dupes, et heurte cette prétention que nous avons tous de paraître clairvoyants et avisés. Il est difficile de concilier une telle défiance avec la loyauté que nous nous plaisons à regarder comme le trait caractéristique de notre nation ; car justifier cette défiance en alléguant qu’elle est le triste fruit de trop fréquentes épreuves, ce serait reconnaître que la loyauté française a été trop souvent en défaut. Puisse la Ligue effacer les dernières traces de la triste disposition que je signale !
Il semble à beaucoup de gens que lorsqu’ils versent quelques fonds à une société qui a en vue un objet d’utilité publique, ils font un cadeau, un acte de pure libéralité ; j’ose dire qu’ils s’aveuglent, qu’ils font tout simplement un marché, et un excellent marché.
Si nous avions pour voisin un peuple riche et industrieux, capable de beaucoup échanger avec nous, et si nous étions séparés de ce peuple par de grandes difficultés de terrain, assurément nous souscririons volontiers pour qu’un chemin de fer vînt unir son territoire au nôtre, et nous croirions faire, non de la générosité, mais de la spéculation. Eh bien ! nous sommes séparés de l’Espagne, de l’Italie, de l’Angleterre, de la Russie, des Amériques, du monde entier, par des obstacles, — artificiels, il est vrai, — mais qui, sous le rapport des communications, ont absolument les mêmes effets que les difficultés matérielles. Et c’est pour cela que Bordeaux, souffre, languit et décline ; et ces obstacles s’appuient sur des préjugés ; et ces préjugés ne peuvent être détruits que par un vaste et laborieux enseignement ; et cet enseignement ne peut être distribué que par une puissante association. Vous pouvez opter entre les inconvénients de la restriction et ceux de la souscription ; mais vous ne pouvez pas considérer la souscription comme un don gratuit, puisqu’elle aura pour résultat de briser les liens qui vous gênent.
Je dis encore que c’est une bonne spéculation, un marché beaucoup plus avantageux que ceux que vous avez coutume de faire. S’il s’agissait de détruire les obstacles naturels qui vous séparent des autres nations, il n’y a pas une parcelle de l’œuvre qu’il ne faudrait payer à beaux deniers, l’exécution comme la conception ; mais les triomphes de la Ligue seront dus en partie, en très grande partie, à de nobles efforts qui ne cherchent pas de récompense pécuniaire. Vous aurez des agents zélés, des orateurs, des écrivains qui ne s’enrichiront pas d’une obole, et qui, épris d’amour pour les biens qu’ils attendent de la libre communication des peuples, donneront à cette grande cause, sans compte et sans mesure, leur intelligence, leurs travaux, leurs sueurs et leurs veilles.
Soyons justes toutefois, et reconnaissons que, dans la souscription volontaire, il y a un côté noble et généreux. Chacun pourrait se dire : « On fera bien sans moi ; et, quand la cause sera gagnée, elle le sera à mon profit, bien que je n’y aie pas concouru. » Voilà le calcul qu’on pourrait faire. Les Bordelais le repousseront avec dédain. Ce sera leur gloire, et ce n’est pas moi qui voudrai la méconnaître.
La souscription ne doit pas être envisagée exclusivement au point de vue matériel. Elle procure des jouissances morales dont je suis surpris qu’on ne tienne pas compte. N’est-ce rien que de s’affilier à un corps nombreux qui poursuit un grand résultat par d’honorables moyens ? Je me suis dit quelquefois que la civilisation et la diffusion des richesses amèneraient infailliblement le goût des associations philanthropiques. Lorsque le riche oisif a sitôt épuisé des jouissances matérielles, fort peu appréciables en elles-mêmes, et qui n’ont d’attrait que parce qu’elles le distinguent de la masse, quel plus satisfaisant usage pourrait-il faire de sa fortune que de s’associer à une utile entreprise ? C’est là qu’il trouvera un aliment à ses facultés, des relations agréables, du mouvement, de la vie, quelque chose qui fait circuler le sang et dilate la poitrine.
Il y avait, près de Manchester, un riche manufacturier retiré, qui vivait seul, ennuyé, et n’avait jamais voulu prendre part à aucune des nombreuses entreprises qui se font, dans cette ville, par souscription. La Ligue tenait à voir figurer son nom dans ses rôles ; car c’était le témoignage le plus frappant qu’elle pût donner de la sympathie qu’elle excitait dans le pays. Elle lui décocha M. Bright, le meilleur négociateur en ce genre qu’elle pût choisir ; car, selon lui, demander pour la Ligue, ce n’était pas demander. Après beaucoup d’objections, il obtint de l’avare quatre cents guinées [1]. Quand il annonça cette nouvelle à ses amis : « Vous avez dû lui faire faire une laide grimace ? » lui dirent-ils. — « Point du tout, répondit M. Bright ; — je crois sincèrement que cet homme me devra le bonheur du reste de sa vie. » Et en effet, depuis ce jour les ennuis de l’avare se sont dissipés, ses dégoûts se sont fondus ; il s’intéresse à la Ligue, il en suit les progrès avec anxiété, il la regarde comme son œuvre ; et ces sentiments nouveaux ont pour lui tant de charmes, qu’il n’est plus une institution charitable à laquelle il ne s’empresse de concourir.
Mais, pour que l’esprit d’association prévale, une condition est essentielle : c’est que toute garantie soit donnée aux souscripteurs. Je le répète, ce n’est pas la perte de quelque argent qu’ils redoutent, c’est le ridicule qui, en ce genre, suit toujours la déception. Personne n’aime à montrer en public la face d’une dupe. On a donné 100 francs ; on en donnerait 1,000 pour les retirer.
Donc, si la Ligue française veut voir affluer dans ses caisses d’abondantes recettes, son premier soin doit être de forcer dans toutes les convictions une confiance absolue. Elle y parviendra par deux moyens : le choix le plus scrupuleux des membres du comité, et la publicité la plus explicite de ses comptes. Je voudrais que, de son premier argent, elle s’assurât du plus méticuleux teneur de livres de Bordeaux, et que le bureau de la comptabilité fût placé, si c’était possible, dans un édifice de verre. Je voudrais que les livres de la Ligue fussent constamment ouverts à l’œil des amis, et surtout des ennemis.
[1]: 10,000 francs. (Note de l’auteur.)
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