Frédéric Bastiat
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Mémorial bordelais, n° du 8 février 1846.
On assure que Bordeaux est en travail d’une association pour la liberté commerciale. Sera-t-il permis à l’auteur de cet article, quelque besoin qu’il ait d’avis en toute autre matière, d’exprimer le sien en celle-ci ? Il a étudié les travaux, l’esprit et les procédés de la Ligue anglaise ; il en connaît les chefs ; il sait quels obstacles ils ont eu à vaincre, quels pièges à déjouer, quels écueils à éviter, quelles objections à résoudre ; à quelles qualités de l’esprit et du cœur ils doivent leurs glorieux succès ; il a vu, entendu, observé, approfondi. Il ne fallait pas moins pour qu’il eût la présomption d’élever la voix dans une ville où il y a tant de citoyens capables de mener à bien une grande entreprise, pour qu’il osât tracer une sorte de programme de la ligue française anti-protectioniste.
Si je m’adresse à Bordeaux, ce n’est pas que je désire voir cette ville s’emparer du rôle principal, et encore moins d’un rôle exclusif, dans le grand mouvement qui se prépare. Non ; l’abnégation individuelle est une des conditions du succès, et l’on doit en dire autant de l’abnégation locale ou départementale. Arrière toute pensée de prééminence et de fausse gloire ! Que chaque ville de France forme son comité ; que tous les comités se fondent dans la grande association dont le centre naturel est Paris ; et Bordeaux, renonçant à la gloire de Manchester, saura bien remettre les rênes là où elles peuvent être placées avec le plus d’avantage. Voulons-nous réussir ? ne voyons que le but de la lutte, sans nous laisser séduire par ce que la lutte elle-même peut donner de satisfactions à l’esprit d’égoïsme et de localité.
Mais Bordeaux est déjà descendu bien des fois dans la lice ; les idées libérales, en matière de commerce, y sont très répandues ; il n’est pas de ville dont la protection ait plus froissé les intérêts ; elle est le centre de vastes et populeuses provinces qui étouffent sous la pression du régime restrictif ; elle est féconde en hommes ardents, dévoués, prêts à faire à une grande cause nationale de généreux sacrifices ; elle est le berceau de cette Union vinicole, qui a accompli tant de travaux si méritoires quoique si infructueux, et qui forme comme la pierre d’attente d’une organisation plus vaste. Il n’est donc pas surprenant que Bordeaux donne le signal de l’agitation, tout préparé qu’il est, j’en suis convaincu, à céder à Paris les rênes de la direction aussitôt que le bien de la cause exigera de lui ce sacrifice.
Voilà pourquoi j’adresse à Bordeaux cette première vue générale des conditions auxquelles il faut acheter la victoire ; elles sont dures, mais inflexibles.
1° D’abord la Ligue doit proclamer un principe et y adhérer indissolublement, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, dans ses revers et dans ses triomphes, soit qu’il éveille ou non les échos de la presse et de la tribune, soit qu’il excite ou non les sympathies du Pouvoir et des Chambres. La Ligue ne doit point se faire le champion d’un intérêt spécial, d’un traité de commerce, d’une modification douanière ; sa mission est de proclamer et de faire triompher un principe absolu, un droit naturel, la liberté des échanges, l’abrogation de toute loi ayant pour objet d’influer sur le prix des produits, afin de régler les profits des producteurs. La Ligue doit réclamer pour tout Français le droit (qu’on peut s’étonner de ne pas voir écrit dans la Charte), le droit d’échanger ce qu’il a le droit de consommer. La loi nous laisse à tous la pleine liberté de vendre ; il faut qu’elle nous laisse aussi la pleine liberté d’acheter. Vendre et acheter, ce sont deux actes qui s’impliquent réciproquement, ou plutôt ce sont les deux termes d’un seul et même contrat. Là où l’un des termes manque, l’autre fait défaut par cela même ; et il est mathématiquement impossible que les ventes ne soient pas contrariées sur tous les points du globe, si sur tous les points du globe la loi contrarie les achats.
Au reste, il n’est pas question ici de prouver la doctrine. Il faut admettre qu’elle est la foi inébranlable des premiers ligueurs, et c’est pour la propager qu’ils se liguent. Eh bien ! je leur dis : En vous ralliant à un principe absolu, vous vous priverez, je le sais, du concours d’une multitude de personnes, car rien n’est plus commun que l’horreur d’un principe, l’amour de ce qu’on nomme une sage liberté, une protection modérée. Ce perfide concours, sachez vous en passer, il entraverait bientôt toutes vos opérations. Ne soyez que cent, ne soyez que cinquante, ne soyez que dix et moins encore, s’il le faut, mais soyez unis par une entière conformité de vues, par une parfaite identité de doctrine. Or un tel lien ne saurait être ailleurs que dans un principe. Réclamez, poursuivez, exigez jusqu’au bout la complète réalisation de la liberté des échanges ; n’admettez ni transactions, ni conditions, ni transitions, car où vous arrêteriez-vous ? Comment conserverez-vous l’unité de vos démarches si vous laissez pénétrer parmi vous l’idée d’une seule exception ? Chacun ne voudra-t-il pas placer son industrie dans cette exception ? L’un, à grand renfort de belliqueux patriotisme, voudra qu’un petit bout de protection reste à la marine marchande, et sa grande raison est qu’il est armateur. L’autre, la larme à l’œil, vous fera un tableau touchant de l’agriculture. Il la faut protéger, dira-t-il, c’est notre nourrice à tous ; et il ne manquera pas de vous rappeler que l’empereur de la Chine trace tous les ans un sillon. Un troisième, au contraire, vous demandera grâce pour les produits perfectionnés, vous abandonnant généreusement les matières premières, vierges de tout travail humain, à quoi il sera facile de reconnaître un fabricant. — Alors vous ne serez plus que la doublure du comité Mimerel, et ce que vous aurez de mieux à faire, ne pouvant vous entendre sur l’égalité dans la liberté, ce sera de tâcher au moins, comme lui, de vous entendre sur l’égalité dans le privilége.
2° La Ligue doit se hâter de proclamer encore qu’en demandant la liberté absolue des échanges, elle n’entend pas intervenir dans les droits du fisc. Elle ne réclame pas la destruction de la douane, mais l’abrogation d’une des fins à laquelle la douane a été injustement et impolitiquement détournée. Les ligueurs, en tant que tels, n’ont rien à démêler avec les dépenses publiques. Ils n’ont pas la prétention de s’accorder sur tous les points ; la quotité et le mode de perception des impôts est pour chacun d’eux une question réservée. Que la douane subsiste donc, s’il le faut, comme machine fiscale, comme octroi national, mais non comme moyen de protection. Ce qu’elle procure au trésor public n’est pas de notre compétence ; ce qu’elle confère au monopole, c’est là ce qui nous regarde et à quoi nous devons nous opposer. Si l’État a tellement besoin d’argent, qu’il faille taxer les marchandises qui passent à la frontière, à la bonne heure ; les sommes ainsi prélevées proviennent de tous et sont dépensées au profit de tous. Mais que les tarifs soient appliqués à enrichir une classe aux dépens de toutes les autres, à organiser au sein de la communauté un système de spoliation réciproque, c’est là un abus auquel il est grand temps que l’opinion publique mette un terme.
3° Une troisième condition de succès, non moins essentielle que les deux autres, c’est l’abjuration de tout esprit de parti…… Mais voilà assez de sujets de méditation pour un jour.
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