Lettre à Horace Say

Frédéric Bastiat

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Pise, 20 octobre 1850.

Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris et Pise. Depuis, je n’observe aucun progrès, en avant ni en arrière, dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s’irrite par la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de tout, n’était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si pénibles toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables, qui s’accomplissent par là. Oh ! que je voudrais avoir un jour de trêve ! — mais toutes les invocations du monde n’y peuvent rien. — À la bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le sommeil, je reconnais que j’ai chaque nuit un peu de fièvre. Cependant, comme je ne tousse pas plus qu’autrefois, je pense que cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu’un symptôme de la maladie constitutionnelle.

 

… Je crois en effet que l’économie politique est plus sue ici qu’en France, par la raison qu’elle fait partie du Droit. C’est énorme que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se rattachent de près ou de loin à l’exécution des lois ; car ces mêmes hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d’ailleurs ils forment le fond de ce que l’on appelle la classe éclairée. Je n’espère jamais voir l’économie politique prendre domicile à l’École de Droit en France. À cet égard, l’aveuglement des gouvernements est incompréhensible. Ils ne veulent pas qu’on enseigne la seule science qui leur donne des garanties de durée et de stabilité. N’est-ce pas un fait caractéristique que le ministre du commerce et celui de l’instruction publique, me renvoyant de l’un à l’autre comme une balle, m’aient, de fait, refusé un local pour faire un cours gratuit ?

Puisque vous êtes notre Cappoletto, notre Leader, vous devriez bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu’ils mettent à profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu’on en dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d’eux, je crois, de donner à la Patrie ce qu’elle n’a jamais eu, une couleur, un caractère. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de circonspection, puisque le journal n’est économiste, ni au point de vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des abonnés. Le cachet ne devra apparaître distinctement que peu à peu. Je pense que nos amis ne doivent nullement agir comme s’ils étaient dans un journal franchement économiste et ayant arboré le drapeau. Il s’agirait là de rompre des lances avec les adversaires. Mais dans la Patrie, la tactique ne doit pas être la même. Il faut d’abord ne traiter que de loin en loin les questions de liberté commerciale, particulièrement les plus ardues (comme les lois de navigation). Il vaut mieux prendre la question de plus haut, à une hauteur qui embrasse à la fois la politique, l’économie politique et le socialisme, c’est-à-dire : l’intervention de l’État. Encore ne doivent-ils pas, selon moi, présenter la non-intervention comme un système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler l’attention du lecteur là-dessus chaque fois que l’occasion s’en présente. Leur rôle, — afin de ne pas éveiller la défiance, — est de montrer, dans chaque question spéciale, les avantages et les inconvénients de l’intervention. Les avantages, pourquoi les dissimuler ? Il faut bien qu’il y en ait puisque cette intervention est si populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu’il y a un bien à faire ou un mal à combattre, l’appel à la force publique paraît d’abord le moyen le plus court, le plus économique, le plus efficace ; à cet égard même, à leur place, je me montrerais très-large et très-conciliant envers les gouvernementaux, car ils sont bien nombreux et il s’agit moins de les réfuter que de les ramener. Mais après avoir reconnu les avantages immédiats, j’appellerais leur attention sur les inconvénients ultérieurs. Je dirais : C’est ainsi qu’on crée de nouvelles fonctions, de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux impôts, de nouvelles sources de désaffection, de nouveaux embarras financiers. Puis, en substituant à l’activité privée la force publique, n’ôte-t-on pas à l’individualité sa valeur propre et les moyens de l’acquérir ? Ne fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise, un coup de main ? Ne prépare-ton pas des éléments au socialisme, qui n’est autre chose que la pensée d’un homme substituée à toutes les volontés ?

Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées à ce point de vue, avec impartialité, la part du pour et du contre étant bien faite, je crois que le public s’y intéresserait beaucoup et ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos malheurs. — Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le début.

Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir barbouillé ces quelques lignes ? Il me reste cependant la force de me rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau