Frédéric Bastiat
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Pise, 18 octobre 1850.
Mon cher Cobden, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé. Je ne puis pas dire qu’elle soit meilleure ou plus mauvaise. Sa marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel dénoûment elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel maintenant, c’est que les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l’estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n’avais jamais pensé au rôle immense qu’ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S’ils ne fonctionnent pas, on est mort ; s’ils fonctionnent mal, c’est bien pis.
Le premier aspect de l’Italie, et particulièrement de la Toscane, ne fait pas sur moi la même impression qu’il avait faite sur vous. Cela n’est pas surprenant : vous arriviez ici en triomphateur, après avoir fait faire à l’humanité un de ses plus notables progrès ; vous étiez accueilli et fêté par tout ce qu’il y a dans ce pays d’hommes éclairés, libéraux, amis du bien public ; vous voyiez la Toscane par le haut. — Moi, j’y entre par l’extrémité opposée ; tous mes rapports jusqu’ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons d’auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race d’hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu’on puisse rencontrer. Je me dis souvent qu’il ne faut pas se hâter de juger, que très-probablement ma disposition intérieure me met un verre noirci sur la vue. En effet, il est bien difficile qu’un homme qui ne peut pas parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort irritable, et partant injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas me tromper en disant ceci : — Quand les hommes n’ont aucun soin de leur dignité, quand ils ne reconnaissent d’autre loi que le sans gêne, quand ils ne veulent se soumettre à aucun ordre, à aucune discipline volontaire, il n’y a pas de ressource. — Ici les hommes sont très-bienveillants les uns envers les autres ; et cette qualité est poussée si loin, qu’elle devient un défaut et un obstacle invincible à toute tentative sérieuse vers l’indépendance et la liberté. Dans les rues, dans les bateaux à vapeur, dans les chemins de fer, vous verrez toujours les règlements violés. On fume là où il est défendu de fumer, les gens des secondes envahissent les premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de ceux qui payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même les victimes. Ils ont l’air de dire : Il ne s’est pas gêné, il a eu raison, j’en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens, capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu’ils sont toujours les premiers à la violer ?
Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce qu’elles sont, les boutades d’un misanthrope. Avant-hier soir, l’ennui me poussa vers Florence. J’y arrivai à trois heures de l’après-midi. Comme je n’avais d’autre suite et d’autre bagage qu’un petit sac de nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La fatigue m’accablait et je ne pouvais m’expliquer, puisque la voix me fait défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna une chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me suis empressé de quitter cette ville des fleurs, qui n’a été pour moi que la ville des soucis. Cependant, j’ai eu le plaisir de voir le marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard, si mes cordes vocales reprennent un peu de sonorité, j’irai me réconcilier avec la ville des Médicis.
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