Lettre à M. Alcide Fonteyraud

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Mugron, le 20 décembre 1845.

Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd’hui à votre lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets dont elle m’entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci n’est qu’un simple accusé de réception dont je charge une personne qui part dans quelques heures pour Paris.

J’avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M. Guillaumin et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je ne veux pas vous répéter pour ne pas blesser votre modestie… Cependant je me ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un jour, pour que vous soyez bien aise de savoir le jugement qu’il a porté de vous. D’ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je n’ai pas le droit de l’arrêter au passage, d’autant que vous persistez à me donner le titre de maître. J’en remplirai les fonctions une fois, sinon en vous donnant des avis, du moins en vous transmettant ceux qui émanent d’une autorité bien imposante pour les disciples du free-trade.

Voici donc comment s’exprime M. Cobden :

« Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited our admiration not only by his superior talents, but by the warmth of his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a young man of his age possessing so much knowledge and so mature a judgement both as respects men and things. If he be preserved from the temptations which beset the path of youg men of literary pursuits in Paris, » (M. Cobden veut-il parler des écoles sentimentalistes ou des piéges de l’esprit de parti, c’est ce que j’ignore) « he possesses the ability to render himself very useful in the cause of humanity. »

Le reste ne pouvant s’adresser qu’à votre amour-propre, permettez-moi de le supprimer.

Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un tel témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du cœur qui nous parle de notre propre mérite ; mais quand nous voyons l’aveuglement de tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure ? Pour vous, vous voilà jugé et consacré ; vous êtes voué à la cause de l’humanité. Apprendre et répandre, telle doit être votre devise, telle est votre destinée.

Oh ! comme mon cœur battait quand je lisais votre description du grand meeting de Manchester ! Comme vous, je sentais l’enthousiasme me pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu’en dise Salomon, s’était-il vu sous le soleil ? On a vu de grandes réunions d’hommes se passionner pour une conquête, pour une victoire, pour un intérêt, pour le triomphe de la force brutale ; mais avait-on jamais vu dix mille hommes s’unir pour faire prévaloir par des moyens pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand principe de justice universelle ? Quand la liberté du commerce serait une erreur, une chimère, la Ligue n’en serait pas moins glorieuse, car elle a donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous les instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n’est pas seulement l’affranchissement des échanges, mais successivement toutes les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que l’humanité pourra réaliser à l’aide de ces gigantesques et vivantes organisations !

Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie, j’ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre lettre ! La France aurait aussi sa ligue ! la France verrait cesser son éternelle adolescence ; elle rougirait du puérilisme honteux dans lequel elle végète, elle se ferait homme ! Oh ! vienne ce jour, et je le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais d’attacher la gloire au développement de la force matérielle, de vouloir trancher toutes les questions par l’épée, de ne glorifier que le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et ses œuvres ? Comprendrons-nous enfin que, puisque l’opinion est la reine du monde *, c’est l’opinion qu’il faut travailler, c’est à l’opinion qu’il faut communiquer des lumières qui lui montrent la bonne voie et de l’énergie pour y marcher ?

Mais après l’enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre ligue, par exemple l’esprit de transaction, de transition, d’atermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se rallie, si elle n’adhère étroitement à un principe absolu. Comment les ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s’entendre, si la ligue admettait divers principes, à diverses doses ? Et s’ils ne s’entendaient pas entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer au dehors ? — Ne soyons que vingt, ou dix, ou cinq ; mais que ces vingt, ou dix, ou cinq aient le même but, la même volonté, la même foi. Vous avez assisté à l’agitation anglaise ; je l’ai moi-même beaucoup étudiée, et je sais (ce que je vous prie de bien dire à nos amis) que si la Ligue eût fait la moindre concession, à aucune époque de son existence, il y a longtemps que l’aristocratie en serait débarrassée.

Donc, qu’une association se forme en France ; qu’elle entreprenne d’affranchir le commerce et l’industrie de tout monopole ; qu’elle se dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la parole, de la plume, de la bourse, je suis à elle. S’il faut subir des poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule, je suis à elle. Quelque rôle qu’on m’y donne, quelque rang qu’on m’y assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à elle. Dans des entreprises de ce genre, en France plus qu’ailleurs, ce qu’il faut redouter, ce sont les rivalités d’amour-propre ; et l’amour-propre est le premier sacrifice que nous devons faire sur l’autel du bien public. Je me trompe, l’indifférence et l’apathie sont peut-être de plus grands dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le laissez pas tomber. Oh ! que ne suis-je auprès de vous !

J’allais finir ma lettre sans vous remercier d’avance de ce que vous direz dans la Revue britannique de ma publication. Une simple traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu’il en soit, éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères.

Adieu ; votre affectionné.

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