D’autres questions soumises aux Conseils généraux de l’agriculture, des manufactures et du commerce [1]

Frédéric Bastiat

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Suite de cet article, non publiée.

Je me suis laissé entraîner par le premier sujet qui est tombé sous ma plume, et il me reste peu d’espace à donner aux autres questions posées par M. le Ministre. Je ne terminerai pas cependant sans en dire quelques mots.

Certes, je m’attends à ce que le développement illimité qu’on paraît vouloir donner à la Douane soit rétorqué contre l’École Économiste. « Vous repoussez la mesure, dira-t-on, parce qu’elle accroît d’une manière exorbitante l’intervention du Pouvoir dans l’Industrie, et c’est précisément pour cela que nous l’appuyons. Ne fût-elle pas très bonne en elle-même, elle a au moins cette heureuse tendance d’agrandir le rôle de l’État, et vous savez bien que le Progrès, suivant la mode du jour, n’est autre chose que l’absorption successive de toutes les activités individuelles dans la grande activité collective ou gouvernementale. »

Je sais en effet que telle est la tendance irréfléchie de l’époque. Je sais qu’il faut observer pour comprendre l’organisation naturelle de la société et qu’il est plus court d’imaginer des organisations artificielles. Je sais qu’il n’est plus un jeune Rhétoricien, échappé aux étreintes de Salluste et de Tite-Live, qui n’ait inventé son ordre social, qui ne se croie de la force de Minos et de Lycurgue, et je comprends que, pour obliger les hommes à porter docilement le joug de la félicité publique *, il faut bien qu’ils commencent par les dépouiller de toute liberté et de toute volonté. Une fois l’État maître de tout, il ne s’agira plus que de se rendre maître de l’État. Ce sera l’objet d’une lutte entre MM. les fouriéristes, communistes, saint-simoniens, humanitaires et fraternitaires. Quelle secte demeurera maîtresse du terrain ? Je l’ignore ; mais, n’importe laquelle, ce qu’il y a de sûr, c’est que nous lui devrons une organisation d’où la liberté sera soigneusement exclue, car toutes, malgré les abîmes qui les séparent, ont au moins en commun cette devise empruntée à notre grand chansonnier :

Mon cœur en belle haine
      A pris la liberté.
      Fi de la liberté !
      À bas la liberté !

À force de bruit, ces écoles sont enfin parvenues à pousser leurs idées jusque dans les hautes régions administratives, comme le prouvent quelques-unes des questions adressées aux conseils par M. le Ministre du commerce.

« L’insuffisance du crédit agricole, dit la circulaire, et l’absence d’institutions propres à en favoriser le développement méritent également toute l’attention des conseils comme elles excitent la sollicitude du Gouvernement. »

Proclamer l’insuffisance du crédit agricole, c’est avouer que les capitalistes ne recherchent pas cet emploi de leurs fonds ; et comme, en matière de placements, leur sagacité n’est pas douteuse, c’est de plus avouer que le prêt ne rencontre pas dans l’agriculture les avantages qu’il trouve ailleurs. Donc, de l’insuffisance du crédit agricole, ce à quoi il faut conclure ce n’est pas l’absence d’institutions propres à le favoriser, mais bien la présence d’institutions propres à le contrarier. Cela séduit moins les imaginations vives. Il est si doux d’inventer ! Le rôle d’Organisateur, de Père des nations a tant de charmes ! surtout quand il vous ouvre la chance de disposer un jour des capitaux et des capitalistes ! Mais que l’on y regarde de près ; on trouvera peut-être qu’il y a, en fait de crédit agricole, plus d’obstacles artificiels à détruire que d’institutions gouvernementales à fonder.

Car que le développement en ait été, sous beaucoup de rapports, législativement arrêté, c’est ce qu’on ne peut pas mettre en doute. — C’est d’abord l’impôt qui, par son exagération, empêche les capitaux de se former dans nos campagnes. — C’est ensuite le crédit public qui, après avoir attiré à lui les capitaux par l’appât de nombreux et injustes priviléges, les dissipe bien souvent aux antipodes ou par delà l’Atlas, sans qu’il en revienne autre chose au public qu’une rente perpétuelle à payer. — Il y a de plus les lois sur l’usure qui, agissant contre leur but intentionnel, font obstacle à l’égale diffusion et au nivellement de l’intérêt. — Il y a encore le régime hypothécaire imparfait, procédurier et dispendieux. — Il y a enfin le Système protecteur qui, on peut le dire sans exagération, a jeté la France hors de ses voies et substitué à sa vie naturelle une vie factice, précaire, qui ne se soutient que par le galvanisme des tarifs.

Ce dernier sujet est très-vaste. Je ne puis le traiter ici ; mais on me pardonnera quelques courtes observations.

Les classes agricoles ne sont certainement pas les moins âpres et les moins exigeantes en fait de protection. Comment ne s’aperçoivent-elles pas que c’est la Protection qui les ruine ?

Si les capitaux, en France, eussent été abandonnés à leur tendance propre, les verrait-on se livrer, comme ils font, à l’imitation britannique ? Suffit-il que les capitaux anglais trouvent un emploi naturel dans des mines inépuisables, pour que les nôtres aillent s’engouffrer dans des mines dérisoires ? Parce que les Anglais exploitent avantageusement le fer et le feu dont les éléments abondent dans leur île, est-ce une raison pour que nous persistions à avoir chez nous, bon gré mal gré, du fer et du feu, en négligeant la terre, l’eau et le soleil, qui sont les dons que la nature avait mis à notre portée ? Ce n’est pas leur gravitation qui pousse ainsi nos capitaux hors de leur voie, c’est l’action des tarifs ; car l’anglomanie peut bien envahir les esprits, mais non les capitaux. Pour les engager et les retenir dans cette carrière de stériles et ineptes singeries, où une perte évidente les attendait, il a fallu que la Loi, sous le nom de Tarifs, imposât au public des taxes suffisantes pour transformer ces pertes en bénéfices. — Sans cette funeste intervention de la Loi, il ne faudrait pas aujourd’hui demander à des institutions artificielles un crédit agricole qu’ont détruit d’autres institutions artificielles. La France serait la première nation agricole du monde. Pendant que les capitaux anglais auraient été chercher pour nous de la houille et du fer dans les entrailles de la terre, pendant que pour nous, ils auraient fait tourner des rouages et fumer les obélisques du Lancastre, les nôtres auraient distribué sur notre sol privilégié les eaux de nos magnifiques rivières. L’Océan n’engloutirait pas les richesses incalculables qui s’écoulent dans le lit de nos fleuves sans laisser à nos champs desséchés la moindre trace de leur passage. Le vigneron ne maudirait pas le soleil qui prépare sur nos coteaux une ruineuse abondance. Nous aurions moins de broches et de navettes en mouvement, mais plus de gras troupeaux sur de plus riches pâturages ; moins de prolétaires dans les faubourgs de nos villes, mais plus de robustes laboureurs dans nos campagnes. L’agriculture n’aurait pas à déplorer non-seulement que les capitaux lui soient soustraits pour recevoir, de par les tarifs, une autre destination, mais encore qu’ils ne puissent couvrir les pertes qu’ils subissent dans ces carrières privilégiées qu’au moyen d’une cherté factice qui lui est, toujours de par les tarifs, imposée à elle-même. Encore une fois, nous aurions laissé à nos frères d’outre-Manche le fer et le feu, puisque la nature l’a voulu ainsi, et gardé pour nous la terre, l’eau et le soleil, puisque la Providence nous en a gratifiés. Au lieu de nous exténuer dans une lutte insensée, ridicule même, dont l’issue doit nécessairement tourner à notre confusion, puisque l’invincible nature des choses est contre nous, nous adhérerions à l’heure qu’il est à l’Angleterre par la plus puissante des cohésions, la fusion des intérêts ; nous l’inonderions, pour son bien, de nos produits agricoles ; elle nous envahirait, pour notre avantage, par ces mêmes produits auxquels elle aurait donné, plus économiquement que nous, la façon manufacturière ; l’entente cordiale, non celle des ministres mais celle des peuples, serait fondée et scellée à jamais. Et pour cela que fallait-il ? Prévoir ? non, les capitaux ont leur prévoyance plus sûre que celle des hommes d’État ; régenter ? gouverner ? encore moins, mais laisser faire. Le mot n’est pas à la mode. Il est un peu collet monté. Mais les modes ont leur retour, et quoiqu’il soit téméraire de prophétiser, j’ose prédire qu’avant dix ans, il sera la devise et le cri de ralliement de tous les hommes intelligents de mon pays.

Donc, qu’on cherche à faire revivre le crédit agricole en corrigeant les institutions qui l’ont détruit, rien de mieux. Mais qu’on le veuille fonder directement, par des institutions spéciales, c’est ce qui me paraît au moins chimérique.

Ces capitaux dont vous voulez gratifier l’agriculture, d’où les tirerez-vous ? Votre astrologie financière les fera-t-elle descendre de la lune ? ou les extrairez-vous par une moderne alchimie des votes du Parlement ? La Législation vous offre-t-elle aucun moyen d’ajouter une seule obole au capital que le travail actuel absorbe ? Non ; les cent volumes du Bulletin des lois suivis de mille autres encore ne peuvent vous investir tout au plus que du pouvoir de le détourner d’une voie pour le pousser dans une autre. Mais si celle où il est aujourd’hui engagé est la plus profitable, quel secret avez-vous de déterminer ses préférences pour la perte et ses répugnances pour le bénéfice ? Et si c’est la carrière où vous voulez l’attirer qui est la plus lucrative, qu’a-t-il besoin de votre intervention ?

Vraiment, il me tarde de voir ces institutions à l’œuvre. Après avoir forcé le capital, par l’artifice des tarifs, à déserter l’agriculture pour affluer vers les fabriques, avertis par l’état stationnaire ou rétrograde de nos champs, vous reconnaissez votre faute, et que proposez-vous ? De modifier les tarifs ? Pas le moins du monde. Mais de faire refluer le capital des fabriques vers l’agriculture par l’artifice des banques ; en sorte que ce génie organisateur qui se donne tant de mal aujourd’hui pour faire marcher cette pauvre société qui marcherait bien toute seule, se borne à la surcharger de deux institutions inutiles, d’un tarif agissant en sens inverse de la banque, et d’une banque neutralisant les effets du tarif !…

Mais allons plus loin. Supposons le problème résolu comme on dit à l’École. Voilà vos agents tout prêts, votre bureaucratie toute montée, votre caisse établie ; et le public bénévole y verse le capital à flots, heureux (il est bien de cette force) de vous livrer son argent sous forme d’impôts, dans l’espoir que vous le lui rendrez à titre de prêt. Voilà qui va bien ; fonctionnaires et public, tout le monde est content, l’opération va commencer. — Oui, mais voici une difficulté imprévue. Vous entendez veiller sans doute à ce que les fonds prêtés à l’agriculture reçoivent une destination raisonnable, qu’ils soient consacrés à des améliorations agricoles qui les reproduisent ; car si vous alliez les livrer à de petits propriétaires affamés qui en acquitteraient leurs douzièmes ou à des fermiers besogneux pour payer leur fermage, ils seraient bientôt consommés sans retour. Si votre caisse avance des capitaux indistinctement et sans s’occuper de l’emploi qui en sera fait, votre belle institution de crédit courra grand risque de devenir une détestable institution d’aumône. Si au contraire l’État veut suivre dans toutes ses phases le capital distribué à des millions de paysans, afin de s’assurer qu’il est consacré à une consommation reproductive, il faudra un garnisaire comptable par chaque ferme, et voici reparaître, aux mains de je ne sais quelle administration nouvelle, cette puissance inquisitoriale qui est l’apanage des Droits réunis et menace de devenir bientôt celui de la Douane.

Ainsi, de tous côtés nous arrivons à ce triste résultat : ce qu’on nomme Organisation du travail ne cache trop souvent que l’Organisation de la Bureaucratie, végétation parasite, incommode, tenace, vivace, que l’industrie doit bien prendre garde de ne pas laisser attacher à ses flancs.

Après avoir manifesté sa sollicitude pour les agriculteurs, M. le Ministre se montre, avec grande raison, fort soucieux du sort des ouvriers. Qui ne rendrait justice au sentiment qui le guide ? Ah ! si les bonnes intentions y pouvaient quelque chose, certes, les classes laborieuses n’auraient plus rien à désirer. À Dieu ne plaise que nous songions à nous élever contre ces généreuses sympathies, contre cette ardente passion d’égalité qui est le trait caractéristique de la littérature moderne ! Et nous aussi, qu’on veuille le croire, nous appelons de tous nos vœux l’élévation de toutes les classes à un commun niveau de bien-être et de dignité. Ce ne sont pas les bonnes intentions qui nous manquent, c’est l’exécution qui nous préoccupe. Nous souhaitons, comme nos frères dissidents, que notre marine et notre commerce prospèrent, que nos laboureurs ne soient jamais arrêtés faute de capital, que nos ouvriers soient abondamment pourvus de toutes choses, du nécessaire, du confortable et même du superflu. Malheureusement, n’ayant en notre pouvoir ni une baguette magique ni une conception organisatrice qui nous permette de verser sur le monde un torrent de capitaux et de produits, nous sommes réduit à attendre toute amélioration dans la condition des hommes, non de nos bonnes intentions et de nos sentiments philanthropiques, mais de leurs propres efforts. Or nous ne pouvons concevoir aucun effort sans vue d’avenir, ni aucune vue d’avenir sans prévoyance. Toute institution qui tend à diminuer la prévoyance humaine ne nous semble conférer quelque bien au présent que pour accumuler des maux sans nombre dans l’avenir ; nous la jugeons antagonique au principe même de la civilisation ; et, pour trancher le mot, nous la croyons barbare. C’est donc avec une extrême surprise que nous avons vu dans la circulaire ministérielle la question relative au sort des ouvriers formulée de la manière suivante :

« Ainsi que l’agriculture, l’industrie a de graves intérêts en souffrance ; la situation des ouvriers hors d’état de travailler est souvent malheureuse : elle est toujours précaire. L’opinion publique s’en est préoccupée à juste titre, et le Gouvernement a cherché dans les plans proposés les moyens d’y porter remède. Malheureusement rien jusqu’à ce jour n’a paru pouvoir suppléer la prévoyance privée. Aucune question n’est plus digne de la sollicitude des conseils. Ils rechercheront quelles caisses de secours ou de retraite ou quelles institutions peuvent être fondées pour le soulagement des travailleurs invalides. »

Si l’on ne devait pas admettre que tout est sérieux dans un document de cette nature, on serait tenté de croire que M. le Ministre a voulu tout à la fois embarrasser les conseils, en les mettant en présence d’une impasse, et décocher une épigramme contre tous ces plans d’organisation sociale que chaque matin voit éclore.

Est-ce bien sérieusement que vous demandez l’amélioration des classes laborieuses à des institutions qui les dispensent de Prévoyance ? Est-ce bien sincèrement que vous déplorez le malheur de n’avoir pas encore imaginé de telles institutions ?

Suppléer la Prévoyance ! mais c’est suppléer l’épargne, l’aliment nécessaire du travail ; en même temps que renverser la seule barrière qui s’oppose à la multiplication indéfinie des travailleurs. C’est augmenter l’offre et diminuer la demande des bras, en d’autres termes combiner ensemble l’action des deux plus puissantes causes qu’on puisse assigner à la dépression des salaires !

Suppléer la Prévoyance ! mais c’est suppléer la modération, le discernement, l’empire sur les passions, la dignité, la moralité, la raison, la civilisation, l’homme même, car peut-elle porter le nom d’homme, la créature qui n’a plus rien à démêler avec son avenir ?

Sans la Prévoyance, peut-on concevoir la moralité qui n’est autre chose que le sacrifice du présent à l’avenir ?

Sans la Prévoyance, peut-on concevoir la civilisation ? Anéantissez par la pensée tout ce que la Prévoyance a préparé et accumulé sur le sol de la France, et dites-moi en quoi elle différera des forêts américaines, empire du buffle et du sauvage ?

Mais, dira-t-on, il n’est pas question de supprimer la Prévoyance, mais de la transporter de l’homme à l’institution. Je voudrais bien savoir comment les institutions peuvent être prévoyantes quand les hommes qui les conçoivent, les soutiennent, les appliquent et les subissent ne le sont pas.

Les institutions n’agissent pas toutes seules. Vous admettez du moins que cette noble faculté de prévoir devra se réfugier dans les hautes régions administratives. — Eh bien ! qu’aurez-vous ajouté à la dignité de la race humaine, en quoi aurez-vous augmenté ses chances de bonheur, qu’aurez-vous fait pour le rapprochement des conditions, pour l’avancement du principe de l’Égalité et de la Fraternité parmi les hommes, quand la Pensée sera dans le Gouvernement et l’abrutissement dans la multitude ?

Qu’on ne se méprenne pas à nos paroles. Nous ne blâmons pas M. le Ministre d’avoir saisi les conseils d’une question grave qui, comme il le dit, préoccupe avec raison l’opinion publique.

Seulement, nous croyons que c’est dans des institutions propres à développer la prévoyance privée, et non à la suppléer, que se trouve la solution rationnelle du problème.

Nous n’attachons pas plus d’importance qu’il ne faut à quelques expressions hétérodoxes, échappées sans doute à l’auteur de la circulaire, et qui très-probablement ne répondent pas à sa pensée. Si cependant nous avons cru devoir les relever, c’est que, comme on a pu en juger par l’accueil qu’elles ont reçu de certains journaux, elles ont paru donner une sorte de consécration à cette voie déplorable où l’opinion n’a que trop de pente à s’engager.

[1]: Lorsque Bastiat écrivait un article, une fois sa tâche faite et le manuscrit livré à l’éditeur, il n’y pensait guère et n’en parlait plus. Les lignes que nous allons reproduire devaient faire suite, dans le Journal des Économistes, à l’article intitulé : Une question soumise aux Conseils généraux, etc.) Mais, restées inédites par suite d’une omission contre laquelle l’auteur n’a pas réclamé, elles n’ont été remises dans mes mains que postérieurement à 1855. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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