Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 28 novembre 1847.
Il y a des personnes qui s’imaginent que les hommes d’étude, ou ce qu’elles nomment avec trop de bienveillance les savants, sont incompétents pour parler du libre-échange. La liberté et la restriction, disent-elles, c’est une question qui doit être débattue par des hommes pratiques.
Ainsi le Moniteur industriel nous fait observer qu’en Angleterre la réforme commerciale a été due aux efforts des manufacturiers.
Ainsi le comité Odier se montre très-fier du procédé qu’il a adopté, et qui consiste en de prétendues enquêtes, où tout se résume à demander tour à tour à chaque industrie privilégiée si elle veut renoncer à son privilége.
Ainsi un membre du conseil général de la Seine, fabricant de drap, protégé par la prohibition absolue, disait à ses collègues, en parlant d’un de nos collaborateurs : « Je le connais : c’était un juge de paix de village ; il n’entend rien à la fabrique. »
Nos amis mêmes se laissent quelquefois dominer par cette prévention. Et dernièrement la Chambre de commerce du Havre, faisant allusion à notre déclaration de principes (qui est d’une page), faisait remarquer que nous n’y parlons pas des intérêts maritimes. Puis elle ajoute : « La Chambre ne pouvait jusqu’à un certain point se plaindre de cet oubli, parce que les noms qui figurent au bas de cette déclaration lui inspirent peu de confiance pour l’étude de ces questions. »
Celui de nos collaborateurs qui est ainsi désigné deux fois commence par déclarer très-solennellement qu’il n’a nullement la prétention de connaître les procédés nautiques mieux que les armateurs, les procédés métallurgiques mieux que les maîtres de forges, les procédés agricoles mieux que les agriculteurs, les procédés de tissage mieux que les fabricants, et les procédés de nos dix mille industries mieux que ceux qui les exercent.
Mais, franchement, cela est-il nécessaire pour reconnaître qu’aucune de ces industries ne doit être mise législativement en mesure de rançonner les autres ? Faut-il avoir vieilli dans une fabrique de drap et obtenu de lucratives fournitures pour juger une question de bon sens et de justice, et pour décider que le débat doit être libre entre celui qui vend et celui qui achète ?
Assurément nous sommes loin de méconnaître l’importance du rôle qui est réservé aux hommes pratiques dans la lutte entre le droit commun et le privilége.
C’est par eux surtout que l’opinion publique sera délivrée de ses terreurs imaginaires. Quand un homme comme M. Bacot, de Sedan, vient dire : « Je suis fabricant de drap ; et qu’on me donne les avantages de la liberté, je n’en redoute pas les risques ; » quand M. Bosson, de Boulogne, dit : « Je suis filateur de lin ; et si le régime restrictif, en renchérissant mes produits, ne fermait pas mes débouchés au dehors et n’appauvrissait pas ma clientèle au dedans, ma filature prospérerait davantage ; » quand M. Dufrayer, agriculteur, dit : « Sous prétexte de me protéger, le système restrictif m’a placé au milieu d’une population qui ne consomme ni blé, ni laine, ni viande, en sorte que je ne puis faire que cette agriculture qui convient aux pays pauvres ; » — nous savons tout l’effet que ces paroles doivent exercer sur le public.
Lorsque ensuite la question viendra devant la législature, le rôle des hommes pratiques acquerra une importance à peu près exclusive. Il ne s’agira plus alors du principe, mais de l’exécution. On sera d’accord qu’il faut détruire un état de choses injuste et artificiel, pour rentrer dans une situation équitable et naturelle. Mais par où faut-il commencer ? Dans quelle mesure faut-il procéder ? Pour résoudre ces questions d’exécution, il est évident que ce seront les hommes pratiques, du moins ceux qui se sont rangés au principe de la liberté, qui devront surtout être consultés.
Loin de nous donc la pensée de repousser le concours des hommes spéciaux. Il faudrait avoir perdu l’esprit pour méconnaître la valeur de ce concours.
Il n’en est pas moins vrai cependant qu’il y a au fond de cette lutte des questions dominantes, primordiales, qui, pour être résolues, n’ont pas besoin de ces connaissances technologiques universelles qu’on semble exiger de nous.
« Le législateur a-t-il mission de pondérer les profits des diverses industries ?
« Le peut-il sans compromettre le bien général ?
« Peut-il, sans injustice, augmenter les profits des uns en diminuant les profits des autres ?
« Dans cette tentative, arrivera-t-il à répartir d’une manière égale ses faveurs ?
« En ce cas même, n’y aurait-il pas, pour résidu de l’opération, toute la déperdition de forces résultant d’une mauvaise direction du travail ?
« Et le mal n’est-il pas plus grand encore s’il est radicalement impossible de favoriser également tous les genres de travaux ?
« En définitive, payons-nous un gouvernement pour qu’il nous aide à nous nuire les uns aux autres, ou, au contraire, pour qu’il nous en empêche ? »
Pour résoudre ces questions, il n’est nullement nécessaire d’être un habile armateur, un ingénieux mécanicien, un agriculteur consommé. Il est d’autant moins nécessaire de connaître à fond les procédés de tous les arts et de tous les métiers, que ces procédés n’y font absolument rien. Dira-t-on par exemple qu’il faut bien savoir le prix de revient du drap, pour juger s’il est possible de lutter avec l’étranger à armes égales ? — Oui certes, cela est nécessaire, dans l’esprit du régime protecteur, puisque ce régime a pour but de rechercher si une industrie est en perte afin de faire supporter cette perte par le public ; mais cela n’est pas nécessaire dans l’esprit du libre-échange, car le libre-échange repose sur ce dilemme : Ou votre industrie gagne, et alors la protection vous est inutile ; ou elle perd, et alors la protection est nuisible à la masse.
En quoi donc une enquête spéciale est-elle indispensable, puisque, quel qu’en soit le résultat, la conclusion est toujours la même ?
Supposons qu’il s’agisse de l’esclavage. On accordera sans doute que la question de droit passe avant la question d’exécution. — Que pour arriver à connaître le meilleur mode d’affranchissement, on fasse une enquête, nous le concevons ; mais cela suppose la question de droit résolue. Mais s’il s’agissait de débattre la question de droit devant le public, si la majorité était encore favorable au principe même de l’esclavage, serait-on bien venu de fermer la bouche à un abolitionniste en lui disant : « Vous n’êtes pas compétent ; vous n’êtes pas planteur, vous n’avez pas d’esclaves. »
Pourquoi donc oppose-t-on, à ceux qui combattent les monopoles, cette fin de non-recevoir qu’ils n’ont pas de monopoles ?
Les armateurs du Havre ne s’aperçoivent-ils pas que cette même fin de non-recevoir, on la tournera contre eux ?
S’ils ont, avec raison, la prétention de connaître à fond la question maritime, ils n’ont pas sans doute celle de posséder des connaissances universelles. Or, d’après leur système, quiconque ose réclamer contre un monopole doit préalablement fournir la preuve qu’il connaît à fond l’industrie à laquelle ce monopole a été conféré. Ils nous disent, à nous, que nous ne sommes pas aptes à juger si la loi doit se mêler de nous faire surpayer les transports, parce que nous n’avons jamais armé de navires. Mais alors on leur dira : Avez-vous jamais dirigé un haut fourneau, une filature, une fabrique de drap ou de porcelaine, une exploitation agricole ? Quel droit avez-vous de vous défendre contre les taxes que ces industries vous imposent ?
La tactique des prohibitionnistes est admirable. Par elle, si le public en est dupe, ils sont toujours sûrs au moins du statu quo. Si vous n’appartenez pas à une industrie protégée, ils déclinent votre compétence. « Tu n’es que rançonné, tu n’as pas la parole. » — Si vous appartenez à une industrie protégée, ils vous permettent de parler, mais seulement de votre intérêt spécial, le seul que vous êtes censé connaître. Ainsi, le monopole ne rencontrerait jamais d’adversaire [1].
[1]: L’auteur a signalé plus tard le danger d’une classification scientifique uniquement basée sur les phénomènes de la production. V. au tome vi les pages 346 et 347. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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