Frédéric Bastiat
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L’économie politique n’a pas, dans tout son vocabulaire, un mot qui ait autant excité la fureur des réformateurs modernes que le mot concurrence, auquel, pour le rendre plus odieux, ils ne manquent jamais d’accoler l’épithète : anarchique.
Que signifie concurrence anarchique ? Je l’ignore. Que peut-on mettre à sa place ? Je ne le sais pas davantage.
J’entends bien qu’on me crie : Organisation ! Association ! Mais qu’est-ce à dire ? Il faut nous entendre une fois pour toutes. Il faut enfin que je sache quel genre d’autorité ces écrivains entendent exercer sur moi et sur tous les hommes vivant à la surface du globe ; car, en vérité, je ne leur en reconnais qu’une, celle de la raison s’ils peuvent la mettre de leur côté. Eh bien ! veulent-ils me priver du droit de me servir de mon jugement quand il s’agit de mon existence ? Aspirent-ils à m’ôter la faculté de comparer les services que je rends à ceux que je reçois ? Entendent-ils que j’agisse sous l’influence de la contrainte par eux exercée et non sous celle de mon intelligence ? S’ils me laissent ma liberté, la concurrence reste. S’ils me la ravissent, je ne suis que leur esclave. — L’association sera libre et volontaire, disent-ils. — À la bonne heure ! Mais alors chaque groupe d’associés sera à l’égard des autres groupes ce que sont aujourd’hui les individus entre eux, et nous aurons encore la concurrence. — L’association sera intégrale. — Oh ! ceci passe la plaisanterie. Quoi ! la concurrence anarchique désole actuellement la société ; et il nous faut attendre, pour guérir de cette maladie, que, sur la foi de votre livre, tous les hommes de la terre, Français, Anglais, Chinois, Japonais, Cafres, Hottentots, Lapons, Cosaques, Patagons, se soient mis d’accord pour s’enchaîner à tout jamais à une des formes d’association que vous avez imaginées ? Mais prenez garde, c’est avouer que la concurrence est indestructible, et oserez-vous dire qu’un phénomène indestructible, par conséquent providentiel, puisse être malfaisant ?
Et après tout, qu’est-ce que la concurrence ? Est-ce une chose existant et agissant par elle-même comme le choléra ? Non, concurrence, ce n’est qu’absence d’oppression. En ce qui m’intéresse, je veux choisir pour moi-même et ne veux pas qu’un autre choisisse pour moi, malgré moi ; voilà tout. Et si quelqu’un prétend substituer son jugement au mien dans les affaires qui me regardent, je demanderai de substituer le mien au sien dans les transactions qui le concernent. Où est la garantie que les choses en iront mieux ? Il est évident que la concurrence, c’est la liberté. Détruire la liberté d’agir, c’est détruire la possibilité et par suite la faculté de choisir, de juger, de comparer ; c’est tuer l’intelligence, c’est tuer la pensée, c’est tuer l’homme. De quelque coté qu’ils partent, voilà où aboutissent toujours les réformateurs modernes ; pour améliorer la société, ils commencent par anéantir l’individu sous prétexte que tous les maux en viennent, comme si tous les biens n’en venaient pas aussi.
Nous avons vu que les services s’échangent contre les services. Au fond, chacun de nous porte en ce monde la responsabilité de pourvoir à ses satisfactions par ses efforts. Donc, un homme nous épargne une peine ; nous devons lui en épargner une à notre tour. Il nous confère une satisfaction résultant de son effort ; nous devons faire de même pour lui.
Mais qui fera la comparaison ? car entre ces efforts, ces peines, ces services échangés, il y a, de toute nécessité, une comparaison à faire pour arriver à l’équivalence, à la justice, à moins qu’on ne nous donne pour règle l’injustice, l’inégalité, le hasard, ce qui est une autre manière de mettre l’intelligence humaine hors de cause. Il faut donc un juge ou des juges. Qui le sera ? N’est-il pas bien naturel que, dans chaque circonstance, les besoins soient jugés par ceux qui les éprouvent, les satisfactions par ceux qui les recherchent, les efforts par ceux qui les échangent ? Et est-ce sérieusement qu’on nous propose de substituer à cette universelle vigilance des intéressés une autorité sociale (fût-ce celle du réformateur lui-même), chargée de décider sur tous les points du globe les délicates conditions de ces échanges innombrables ? Ne voit-on pas que ce serait créer le plus faillible, le plus universel, le plus immédiat, le plus inquisitorial, le plus insupportable, le plus actuel, le plus intime, et disons, fort heureusement, le plus impossible de tous les despotismes que jamais cervelle de pacha ou de mufti ait pu concevoir ?
Il suffit de savoir que la concurrence n’est autre chose que l’absence d’une autorité arbitraire comme juge des échanges, pour en conclure qu’elle est indestructible. La force abusive peut certainement restreindre, contrarier, gêner la liberté de troquer, comme la liberté de marcher ; mais elle ne peut pas plus anéantir l’une que l’autre sans anéantir l’homme. Cela étant ainsi, reste à savoir si la concurrence agit pour le bonheur ou le malheur de l’humanité, question qui revient à celle-ci : L’humanité est-elle naturellement progressive ou fatalement rétrograde ?
Je ne crains pas de le dire : la concurrence, que nous pourrions bien nommer la liberté, malgré les répulsions qu’elle soulève, en dépit des déclamations dont on la poursuit, est la loi démocratique par essence. C’est la plus progressive, la plus égalitaire, la plus communautaire de toutes celles à qui la Providence a confié le progrès des sociétés humaines. C’est elle qui fait successivement tomber dans le domaine commun la jouissance des biens que la nature ne semblait avoir accordés gratuitement qu’à certaines contrées. C’est elle qui fait encore tomber dans le domaine commun toutes les conquêtes dont le génie de chaque siècle accroît le trésor des générations qui le suivent, ne laissant ainsi en présence que des travaux complémentaires s’échangeant entre eux, sans réussir, comme ils le voudraient, à se faire rétribuer pour le concours des agents naturels ; et si ces travaux, comme il arrive toujours à l’origine, ont une valeur qui ne soit pas proportionnelle à leur intensité, c’est encore la concurrence qui, par son action inaperçue, mais incessante, ramène un équilibre sanctionné par la justice et plus exact que celui que tenterait vainement d’établir la sagacité faillible d’une magistrature humaine. Loin que la concurrence, comme on l’en accuse, agisse dans le sens de l’inégalité, on peut affirmer que toute inégalité factice est imputable à son absence ; et si l’abîme est plus profond entre le grand lama et un paria qu’entre le président et un artisan des États-Unis, cela tient à ce que la concurrence (ou la liberté), comprimée en Asie, ne l’est pas en Amérique. Et c’est pourquoi, pendant que les socialistes voient dans la concurrence la cause de tout mal, c’est dans les atteintes qu’elle reçoit qu’il faut chercher la cause perturbatrice de tout bien. Encore que cette grande loi ait été méconnue des socialistes et de leurs adeptes, encore qu’elle soit souvent brutale dans ses procédés, il n’en est pas de plus féconde en harmonies sociales, de plus bienfaisante dans ses résultats généraux, il n’en est pas qui atteste d’une manière plus éclatante l’incommensurable supériorité des desseins de Dieu sur les vaines et impuissantes combinaisons des hommes.
Je dois rappeler ici ce singulier mais incontestable résultat de l’ordre social sur lequel j’ai déjà attiré l’attention du lecteur, et que la puissance de l’habitude dérobe trop souvent à notre vue. C’est que la somme des satisfactions qui aboutit à chaque membre de la société est de beaucoup supérieure à celle qu’il pourrait se procurer par ses propres efforts. — En d’autres termes, il y a une disproportion évidente entre nos consommations et notre travail. Ce phénomène, que chacun de nous peut aisément constater, s’il veut tourner un instant ses regards sur lui-même, devrait, ce me semble, nous inspirer quelque reconnaissance pour la société à qui nous en sommes redevables.
Nous arrivons dénués de tout sur cette terre, tourmentés de besoins sans nombre, et pourvus seulement de facultés pour y faire face. Il semble, à priori, que tout ce à quoi nous pourrions prétendre, c’est d’obtenir des satisfactions proportionnelles à notre travail. Si nous en avons plus, infiniment plus, à qui devons-nous cet excédant ? Précisément à cette organisation naturelle contre laquelle nous déclamons sans cesse quand nous ne cherchons pas à la détruire.
En lui-même, le phénomène est vraiment extraordinaire. Que certains hommes consomment plus qu’ils ne produisent, rien de plus aisément explicable, si, d’une façon ou d’une autre, ils usurpent les droits d’autrui, s’ils reçoivent des services sans en rendre. Mais comment cela peut-il être vrai de tous les hommes à la fois ? Comment se fait-il qu’après avoir échangé leurs services sans contrainte, sans spoliation, sur le pied de l’équivalence, chaque homme puisse se dire avec vérité : « Je détruis en un jour plus que je ne pourrais créer en un siècle ! »
Le lecteur comprend que cet élément additionnel qui résout le problème, c’est le concours toujours plus efficace des agents naturels dans l’œuvre de la production ; c’est l’utilité gratuite venant tomber sans cesse dans le domaine de la communauté, c’est le travail du chaud, du froid, de la lumière, de la gravitation, de l’affinité, de l’élasticité, venant progressivement s’ajouter au travail de l’homme et diminuer la valeur des services en les rendant plus faciles.
J’aurais, certes, bien mal exposé la théorie de la valeur si le lecteur pensait qu’elle baisse immédiatement et d’elle-même par le seul fait de la coopération, à la décharge du travail humain, d’une force naturelle. Non, il n’en est pas ainsi, car alors on pourrait dire, avec les économistes anglais : « La valeur est proportionnelle au travail. » Celui qui se fait aider par une force naturelle et gratuite rend plus facilement ses services ; mais pour cela il ne renonce pas volontairement à une portion quelconque de sa rémunération accoutumée. Pour l’y déterminer, il faut une coercition extérieure, sévère sans être injuste. Cette coercition, c’est la concurrence qui l’exerce. Tant qu’elle n’est pas intervenue, tant que celui qui a utilisé un agent naturel est maître de son secret, son agent naturel est gratuit, sans doute, mais il n’est pas encore commun ; la conquête est réalisée, mais elle l’est au profit d’un seul homme ou d’une seule classe. Elle n’est pas encore un bienfait pour l’humanité entière. Il n’y a encore rien de changé dans le monde, si ce n’est qu’une nature de services, bien que déchargée en partie du fardeau de la peine, exige cependant la rétribution intégrale. Il y a, d’un côté, un homme qui exige de tous ses semblables le même travail qu’autrefois, quoiqu’il ne leur offre que son travail réduit ; il y a, de l’autre, l’humanité entière qui est encore obligée de faire le même sacrifice de temps et de labeur pour obtenir un produit que désormais la nature réalise en partie.
Si les choses devaient rester ainsi, avec toute invention un principe d’inégalité indéfinie s’introduirait dans le monde. Non-seulement on ne pourrait pas dire : La valeur est proportionnelle au travail, mais on ne pourrait pas dire davantage : La valeur tend à se proportionner au travail. Tout ce que nous avons dit dans les chapitres précédents de l’utilité gratuite, de la communauté progressive, serait chimérique. Il ne serait pas vrai que les services s’échangent contre les services, de telle sorte que les dons de Dieu se transmettent de main en main par-dessus le marché, jusqu’au destinataire qui est le consommateur. Chacun se ferait payer à tout jamais, outre son travail, la portion des forces naturelles qu’il serait parvenu à exploiter une fois ; en un mot, l’humanité serait constituée sur le principe du monopole universel au lieu de l’être sur le principe de la communauté progressive.
Mais il n’en est pas ainsi ; Dieu, qui a prodigué à toutes ses créatures la chaleur, la lumière, la gravitation, l’air, l’eau, la terre, les merveilles de la vie végétale, l’électricité et tant d’autres bienfaits innombrables qu’il ne m’est pas donné d’énumérer, Dieu, qui a mis dans l’individualité l’intérêt personnel qui, comme un aimant, attire toujours tout à lui, Dieu, dis-je, a placé aussi, au sein de l’ordre social, un autre ressort auquel il a confié le soin de conserver à ses bienfaits leur destination primitive : la gratuité, la communauté. Ce ressort, c’est la concurrence.
Ainsi l’intérêt personnel est cette indomptable force individualiste qui nous fait chercher le progrès, qui nous le fait découvrir, qui nous y pousse l’aiguillon dans le flanc, mais qui nous porte aussi à le monopoliser. La concurrence est cette force humanitaire non moins indomptable qui arrache le progrès, à mesure qu’il se réalise, des mains de l’individualité, pour en faire l’héritage commun de la grande famille humaine. Ces deux forces, qu’on peut critiquer quand on les considère isolément, constituent dans leur ensemble, par le jeu de leurs combinaisons, l’harmonie sociale.
Et, pour le dire en passant, il n’est pas surprenant que l’individualité, représentée par l’intérêt de l’homme en tant que producteur, s’insurge depuis le commencement du monde contre la concurrence, qu’elle la réprouve, qu’elle cherche à la détruire, appelant à son aide la force, la ruse, le privilége, le sophisme, le monopole, la restriction, la protection gouvernementale, etc. La moralité de ses moyens dit assez la moralité de son but. Mais ce qu’il y a d’étonnant et de douloureux, c’est que la science elle-même, — la fausse science, il est vrai, — propagée avec tant d’ardeur par les écoles socialistes, au nom de la philanthropie, de l’égalité, de la fraternité, ait épousé la cause de l’individualisme dans sa manifestation la plus étroite et déserté celle de l’humanité.
Voyons maintenant agir la concurrence.
L’homme, sous l’influence de l’intérêt personnel, recherche toujours et nécessairement les circonstances qui peuvent donner le plus de valeur à ses services. Il ne tarde pas à reconnaître qu’à l’égard des dons de Dieu, il peut être favorisé de trois manières :
1° Ou s’il s’empare seul de ces dons eux-mêmes ;
2° Ou s’il connaît seul le procédé par lequel il est possible de les utiliser ;
3° Ou s’il possède seul l’instrument au moyen duquel on peut les faire concourir.
Dans l’une ou l’autre de ces circonstances, il donne peu de son travail contre beaucoup de travail d’autrui. Ses services ont une grande valeur relative, et l’on est disposé à croire que cet excédant de valeur est inhérent à l’agent naturel. S’il en était ainsi, cette valeur serait irréductible. La preuve que la valeur est dans le service, c’est que nous allons voir la concurrence diminuer l’une en même temps que l’autre.
1° Les agents naturels, les dons de Dieu, ne sont pas répartis d’une manière uniforme sur la surface du globe. Quelle infinie succession de végétaux depuis la région du sapin jusqu’à celle du palmier ! Ici la terre est plus féconde, là la chaleur plus vivifiante ; sur tel point on rencontre la pierre, sur tel autre le plâtre, ailleurs le fer, le cuivre, la houille. Il n’y a pas partout des chutes d’eau ; on ne peut pas profiter également partout de l’action des vents. La seule distance où nous nous trouvons des objets qui nous sont nécessaires différencie à l’infini les obstacles que rencontrent nos efforts ; il n’est pas jusqu’aux facultés de l’homme qui ne varient, dans une certaine mesure, avec les climats et les races.
Il est aisé de comprendre que, sans la loi de la concurrence, cette inégalité dans la distribution des dons de Dieu amènerait une inégalité correspondante dans la condition des hommes.
Quiconque serait à portée d’un avantage naturel en profiterait pour lui, mais n’en ferait pas profiter ses semblables. Il ne permettrait aux autres hommes d’y participer, par son intermédiaire, que moyennant une rétribution excessive dont sa volonté fixerait arbitrairement la limite. Il attacherait à ses services la valeur qu’il lui plairait. Nous avons vu que les deux limites extrêmes entre lesquelles elle se fixe sont la peine prise par celui qui rend le service et la peine épargnée à celui qui le reçoit. Sans la concurrence, rien n’empêcherait de la porter à la limite supérieure. Par exemple, l’homme des tropiques dirait à l’Européen : « Grâce à mon soleil, je puis obtenir une quantité donnée de sucre, de café, de cacao, de coton avec une peine égale à dix, tandis qu’obligé, dans votre froide région, d’avoir recours aux serres, aux poêles, aux abris, vous ne le pouvez qu’avec une peine égale à cent. Vous me demandez mon sucre, mon café, mon coton, et vous ne seriez pas fâché que, dans la transaction, je ne tinsse compte que de la peine que j’ai prise. Mais moi je regarde surtout celle que je vous épargne ; car sachant que c’est la limite de votre résistance, j’en fais celle de ma prétention. Comme ce que je fais avec une peine égale à dix, vous pouvez le faire chez vous avec une peine égale à cent, si je vous demandais en retour de mon sucre un produit qui vous coûtât une peine égale à cent un, il est certain que vous me refuseriez ; mais je n’exige qu’une peine de quatre vingt dix neuf. Vous pourrez bien bouder pendant quelque temps, mais vous y viendrez, car à ce taux, il y a encore avantage pour vous dans l’échange. Vous trouvez ces bases injustes ; mais après tout ce n’est pas à vous, c’est à moi que Dieu a fait don d’une température élevée. Je me sais en mesure d’exploiter ce bienfait de la Providence en vous en privant si vous ne consentez à me payer une taxe, car je n’ai pas de concurrents. Ainsi voilà mon sucre, mon cacao, mon café, mon coton. Prenez-les aux conditions que je vous impose, ou faites-les vous-même, ou passez-vous-en. »
Il est vrai que l’Européen pourrait à son tour tenir à l’homme des tropiques un langage analogue : « Bouleversez votre sol, dirait-il, creusez des puits, cherchez du fer et de la houille, et félicitez-vous si vous en trouvez : car, sinon, c’est ma résolution de pousser aussi à l’extrême mes exigences. Dieu nous a fait deux dons précieux. Nous en prenons d’abord ce qu’il nous faut, et puis nous ne souffrons pas que d’autres y touchent sans nous payer un droit d’aubaine. »
Si les choses se passaient ainsi, la rigueur scientifique ne permettrait pas encore d’attribuer aux agents naturels la valeur qui réside essentiellement dans les services. Mais il serait permis de s’y tromper, car le résultat serait absolument le même. Les services s’échangeraient toujours contre des services, mais ils ne manifesteraient aucune tendance à se mesurer par les efforts, par le travail. Les dons de Dieu seraient des priviléges personnels et non des biens communs, et peut-être pourrions-nous, avec quelque fondement, nous plaindre d’avoir été traités par l’Auteur des choses d’une manière si irrémédiablement inégale. Serions-nous frères ici-bas ? Pourrions-nous nous considérer comme les fils d’un père commun ? Le défaut de concurrence, c’est-à-dire de liberté, serait d’abord un obstacle invincible à l’égalité. Le défaut d’égalité exclurait toute idée de fraternité. Il ne resterait rien de la devise républicaine.
Mais vienne la concurrence, et nous la verrons frapper d’impossibilité absolue ces marchés léonins, ces accaparements des dons de Dieu, ces prétentions révoltantes dans l’appréciation des services, ces inégalités dans les efforts échangés.
Et remarquons d’abord que la concurrence intervient forcément, provoquée qu’elle est par ces inégalités mêmes. Le travail se porte instinctivement du côté où il est le mieux rétribué, et ne manque pas de faire cesser cet avantage anormal ; de telle sorte que l’inégalité n’est qu’un aiguillon qui nous pousse malgré nous vers l’égalité. C’est une des plus belles intentions finales du mécanisme social. Il semble que la bonté infinie qui a répandu ses biens sur la terre ait choisi l’avide producteur pour en opérer entre tous la distribution équitable, et certes c’est un merveilleux spectacle que celui de l’intérêt privé réalisant sans cesse ce qu’il évite toujours. L’homme, en tant que producteur, est attiré fatalement, nécessairement vers les grosses rémunérations, qu’il fait par cela même rentrer dans la règle. Il obéit à son intérêt propre, et qu’est-ce qu’il rencontre sans le savoir, sans le vouloir, sans le chercher ? L’intérêt général.
Ainsi, pour revenir à notre exemple, par ce motif que l’homme des tropiques, exploitant les dons de Dieu, reçoit une rémunération excessive, il s’attire la concurrence. Le travail humain se porte de ce côté avec une ardeur proportionnelle, si je puis m’exprimer ainsi, à l’amplitude de l’inégalité, et il n’aura pas de paix qu’il ne l’ait effacée. Successivement, on voit le travail tropical égal à dix s’échanger, sous l’action de la concurrence, contre du travail européen égal à quatre-vingt, puis à soixante, puis à cinquante, à quarante, à vingt, et enfin à dix. Il n’y a aucune raison, sous l’empire des lois sociales naturelles, pour que les choses n’en viennent pas là, c’est-à-dire pour que les services échangés ne puissent pas se mesurer par le travail, par la peine prise, les dons de Dieu se donnant de part et d’autre par-dessus le marché. Or, quand les choses en sont là, il faut bien apprécier, pour la bénir, la révolution qui s’est opérée. D’abord les peines prises de part et d’autre sont égales, ce qui est de nature à satisfaire la conscience humaine toujours avide de justice. Ensuite, qu’est devenu le don de Dieu ? Ceci mérite toute l’attention du lecteur. Il n’a été retiré à personne. À cet égard, ne nous en laissons pas imposer par les clameurs du producteur tropical ; le Brésilien, en tant qu’il consomme lui-même du sucre, du coton, du café, profite toujours de la chaleur de son soleil ; car l’astre bienfaisant n’a pas cessé de l’aider dans l’œuvre de la production. Ce qu’il a perdu, c’est seulement l’injuste faculté de prélever une aubaine sur la consommation des habitants de l’Europe. Le bienfait providentiel, parce qu’il était gratuit, devait devenir et est devenu commun, Car gratuité et communauté sont de même essence.
Le don de Dieu est devenu commun, et je prie le lecteur de ne pas perdre de vue que je me sers ici d’un fait spécial pour élucider un phénomène universel. Il est devenu, dis-je, commun à tous les hommes. Ce n’est pas là de la déclamation, mais l’expression d’une vérité mathématique. Pourquoi ce beau phénomène a-t-il été méconnu ? Parce que la communauté se réalise sous forme de valeur anéantie et que notre esprit a beaucoup de peine à saisir les négations. Mais, je le demande, lorsque, pour obtenir une quantité de sucre, de café ou de coton, je ne cède que le dixième de la peine qu’il me faudrait prendre pour les produire moi-même, et cela parce qu’au Brésil le soleil fait les neuf dixièmes de l’œuvre, n’est-il pas vrai que j’échange du travail contre du travail, et n’obtiens-je pas très-positivement, en outre du travail brésilien, et par-dessus le marché, la coopération du climat des tropiques ? Ne puis-je pas affirmer avec une exactitude rigoureuse que je suis devenu, que tous les hommes sont devenus, au même titre que les Indiens et les Américains, c’est-à-dire à titre gratuit, participants de la libéralité de la nature, en tant qu’elle concerne les productions dont il s’agit ?
Il y a un pays, l’Angleterre, qui a d’abondantes mines de houille. C’est là, sans doute, un grand avantage local, surtout si l’on suppose, comme je le ferai pour plus de simplicité dans la démonstration, qu’il n’y a pas de houille sur le continent. Tant que l’échange n’intervient pas, l’avantage qu’ont les Anglais, c’est d’avoir du feu en plus grande abondance que les autres peuples, de s’en procurer avec moins de peine, sans entreprendre autant sur leur temps utile. Sitôt que l’échange apparaît, abstraction faite de la concurrence, la possession exclusive des mines les met à même de demander une rémunération considérable et de mettre leur peine à haut prix. Ne pouvant ni prendre cette peine nous-mêmes, ni nous adresser ailleurs, il faudra bien subir la loi. Le travail anglais, appliqué à ce genre d’exploitation, sera très-rétribué ; en d’autres termes, la houille sera chère, et le bienfait de la nature pourra être considéré comme conféré à un peuple et non à l’humanité.
Mais cet état de choses ne peut durer ; il y a une grande loi naturelle et sociale qui s’y oppose, la concurrence. Par cela même que ce genre de travail sera très-rémunéré en Angleterre, il y sera très-recherché, car les hommes recherchent toujours les grosses rémunérations. Le nombre des mineurs s’accroîtra à la fois par adjonction et par génération ; ils s’offriront au rabais ; ils se contenteront d’une rémunération toujours décroissante jusqu’à ce qu’elle descende à l’état normal, au niveau de celle qu’on accorde généralement, dans le pays, à tous les travaux analogues. Cela veut dire que le prix de la houille anglaise baissera en France ; cela veut dire qu’une quantité donnée de travail français obtiendra une quantité de plus en plus grande de houille anglaise, ou plutôt de travail anglais incorporé dans de la houille ; cela veut dire enfin, et c’est là ce que je prie d’observer, que le don que la nature semblait avoir fait à l’Angleterre, elle l’a conféré, en réalité, à l’humanité tout entière. La houille de Newcastle est prodiguée gratuitement à tous les hommes. Ce n’est là ni un paradoxe ni une exagération : Elle leur est prodiguée à titre gratuit, comme l’eau du torrent, à la seule condition de prendre la peine de l’aller chercher ou de restituer cette peine à ceux qui la prennent pour nous. Quand nous achetons la houille, ce n’est pas la houille que nous payons, mais le travail qu’il a fallu exécuter pour l’extraire et la transporter. Nous nous bornons à donner un travail égal que nous avons fixé dans du vin ou de la soie. Il est si vrai que la libéralité de la nature s’est étendue à la France, que le travail que nous restituons n’est pas supérieur à celui qu’il eût fallu accomplir si le dépôt houiller eût été en France. La concurrence a amené l’égalité entre les deux peuples par rapport à la houille, sauf l’inévitable et légère différence qui résulte de la distance et du transport.
J’ai cité deux exemples, et, pour rendre le phénomène plus frappant par sa grandeur, j’ai choisi des relations internationales opérées sur une vaste échelle. Je crains d’être ainsi tombé dans l’inconvénient de dérober à l’œil du lecteur le même phénomène agissant incessamment autour de nous et dans nos transactions les plus familières. Qu’il veuille bien prendre dans ses mains les plus humbles objets, un verre, un clou, un morceau de pain, une étoffe, un livre. Qu’il se prenne à méditer sur ces vulgaires produits. Qu’il se demande quelle incalculable masse d’utilité gratuite serait, à la vérité, sans la concurrence, demeurée gratuite pour le producteur, mais n’aurait jamais été gratuite pour l’humanité, c’est-à-dire ne serait jamais devenue commune. Qu’il se dise bien que, grâce à la concurrence, en achetant ce pain, il ne paye rien pour l’action du soleil, rien pour la pluie, rien pour la gelée, rien pour les lois de la physiologie végétale, rien même pour l’action propre du sol, quoi qu’on en dise ; rien pour la loi de la gravitation mise en œuvre par le meunier, rien pour la loi de la combustion mise en œuvre par le boulanger, rien pour la force animale mise en œuvre par le voiturier ; qu’il ne paye que des services rendus, des peines prises par les agents humains ; qu’il sache que, sans la concurrence, il lui aurait fallu en outre payer une taxe pour l’intervention de tous ces agents naturels ; que cette taxe n’aurait eu d’autre limite que la difficulté qu’il éprouverait lui-même à se procurer du pain par ses propres efforts ; que, par conséquent, une vie entière de travail ne lui suffirait pas pour faire face à la rémunération qui lui serait demandée ; qu’il songe qu’il n’use pas d’un seul objet qui ne puisse et ne doive provoquer les mêmes réflexions, et que ces réflexions sont vraies pour tous les hommes vivant sur la face du globe ; et il comprendra alors le vice des théories socialistes, qui, ne voyant que la superficie des choses, l’épiderme de la société, se sont si légèrement élevées contre la concurrence, c’est-à-dire contre la liberté humaine ; il comprendra que la concurrence maintenant aux dons que la nature a inégalement répartis sur le globe le double caractère de la gratuité et de la communauté, il faut la considérer comme le principe d’une juste et naturelle égalisation ; il faut l’admirer comme la force qui tient en échec l’égoïsme de l’intérêt personnel, avec lequel elle se combine si artistement qu’elle est en même temps un frein pour son avidité et un aiguillon pour son activité ; il faut la bénir comme la plus éclatante manifestation de l’impartiale sollicitude de Dieu envers toutes ses créatures.
De ce qui précède, on peut déduire la solution d’une des questions les plus controversées, celle de la liberté commerciale de peuple à peuple. S’il est vrai, comme cela me parait incontestable, que les diverses nations du globe soient amenées par la concurrence à n’échanger entre elles que du travail, de la peine de plus en plus nivelée, et à se céder réciproquement, par-dessus le marché, les avantages naturels que chacune d’elles a à sa portée, combien ne sont-elles pas aveugles et absurdes celles qui repoussent législativement les produits étrangers, sous prétexte qu’ils sont à bon marché, qu’ils ont peu de valeur relativement à leur utilité totale, c’est-à-dire précisément parce qu’ils renferment une grande portion d’utilité gratuite !
Je l’ai déjà dit et je le répète : Une théorie m’inspire de la confiance quand je la vois d’accord avec la pratique universelle. Or, il est positif que les nations feraient entre elles certains échanges si on ne le leur interdisait par la force. Il faut la baïonnette pour les empêcher, donc on a tort de les empêcher.
2° Une autre circonstance qui place certains hommes dans une situation favorable et exceptionnelle quant à la rémunération, c’est la connaissance exclusive des procédés par lesquels il est possible de s’emparer des agents naturels. Ce qu’on nomme une invention est une conquête du génie humain. Il faut voir comment ces belles et pacifiques conquêtes, qui sont, à l’origine, une source de richesses pour ceux qui les font, deviennent bientôt, sous l’action de la concurrence, le patrimoine commun et gratuit de tous les hommes.
Les forces de la nature appartiennent bien à tout le monde. La gravitation, par exemple, est une propriété commune ; elle nous entoure, elle nous pénètre, elle nous domine : Cependant, s’il n’y a qu’un moyen de la faire concourir à un résultat utile et déterminé, et qu’un homme qui connaisse ce moyen, cet homme pourra mettre sa peine à haut prix, ou refuser de la prendre, si ce n’est en échange d’une rémunération considérable. Sa prétention, à cet égard, n’aura d’autres limites que le point où il exigerait des consommateurs un sacrifice supérieur à celui que leur impose le vieux procédé. Il sera parvenu, par exemple, à anéantir les neuf dixièmes du travail nécessaire pour produire l’objet x. Mais x a actuellement un prix courant déterminé par la peine que sa production exige selon la méthode ordinaire. L’inventeur vend x au cours ; en d’autres termes, sa peine lui est payée dix fois plus que celle de ses rivaux. C’est là la première phase de l’invention.
Remarquons d’abord qu’elle ne blesse en rien la justice. Il est juste que celui qui révèle au monde un procédé utile reçoive sa récompense : À chacun selon sa capacité.
Remarquons encore que jusqu’ici l’humanité, moins l’inventeur, n’a rien gagné que virtuellement, en perspective pour ainsi dire, puisque, pour acquérir le produit x, elle est tenue aux mêmes sacrifices qu’il lui coûtait autrefois.
Cependant l’invention entre dans sa seconde phase, celle de l’imitation. Il est dans la nature des rémunérations excessives d’éveiller la convoitise. Le procédé nouveau se répand, le prix de x va toujours baissant, et la rémunération décroît aussi, d’autant plus que l’imitation s’éloigne de l’époque de l’invention, c’est-à-dire d’autant plus qu’elle devient plus facile, moins chanceuse, et, partant, moins méritoire. Il n’y a certes rien là qui ne pût être avoué par la législation la plus ingénieuse et la plus impartiale.
Enfin l’invention parvient à sa troisième phase, à sa période définitive, celle de la diffusion universelle, de la communauté, de la gratuité ; son cycle est parcouru lorsque la concurrence a ramené la rémunération des producteurs de x au taux général et normal de tous les travaux analogues. Alors les neuf dixièmes de la peine épargnée par l’invention, dans l’hypothèse, sont une conquête au profit de l’humanité entière. L’utilité de x est la même ; mais les neuf dixièmes y ont été mis par la gravitation, qui était autrefois commune à tous en principe, et qui est devenue commune à tous dans cette application spéciale. Cela est si vrai, que tous les consommateurs du globe sont admis à acheter x par le sacrifice du dixième de la peine qu’il coûtait autrefois. Le surplus a été entièrement anéanti par le procédé nouveau.
Si l’on veut bien considérer qu’il n’est pas une invention humaine qui n’ait parcouru ce cercle, que x est ici un signe algébrique qui représente le blé, le vêtement, les livres, les vaisseaux, pour la production desquels une masse incalculable de peine ou de valeur a été anéantie par la charrue, la machine à filer, l’imprimerie et la voile ; que cette observation s’applique au plus humble des outils comme au mécanisme le plus compliqué ; au clou, au coin, au levier, comme à la machine à vapeur et au télégraphe électrique ; on comprendra, j’espère, comment se résout dans l’humanité ce grand problème : Qu’une masse toujours plus considérable et toujours plus également répartie, d’utilités ou de jouissances, vienne rémunérer chaque quantité fixe de travail humain.
3° J’ai fait voir que la concurrence fait tomber dans le domaine de la communauté et de la gratuité, et les forces naturelles et les procédés par lesquels on s’en empare ; il me reste à faire voir qu’elle remplit la même fonction quant aux instruments au moyen desquels on met ces forces en œuvre.
Il ne suffit pas qu’il existe dans la nature une force, chaleur, lumière, gravitation, électricité ; il ne suffit pas que l’intelligence conçoive le moyen de l’utiliser ; il faut encore des instruments pour réaliser cette conception de l’esprit, et des approvisionnements pour entretenir pendant l’opération l’existence de ceux qui s’y livrent.
C’est une troisième circonstance favorable à un homme ou à une classe d’hommes, relativement à la rémunération, que de posséder des capitaux. Celui qui a en ses mains l’outil nécessaire au travailleur, les matériaux sur lesquels le travail va s’exercer et les moyens d’existence qui doivent se consommer pendant le travail, celui-là a une rémunération à stipuler ; le principe en est certainement équitable, car le capital n’est qu’une peine antérieure, laquelle n’a pas encore été rétribuée. Le capitaliste est dans une bonne position pour imposer la loi, sans doute ; mais remarquons que, même affranchi de toute concurrence, il est une limite que ses prétentions ne peuvent jamais dépasser ; cette limite est le point où sa rémunération absorberait tous les avantages du service qu’il rend. Cela étant, il n’est pas permis de parler, comme on le fait si souvent, de la tyrannie du capital, puisque jamais, même dans les cas les plus extrêmes, sa présence ne peut nuire plus que son absence à la condition du travailleur. Tout ce que peut faire le capitaliste, comme l’homme des tropiques qui dispose d’une intensité de chaleur que la nature a refusée à d’autres, comme l’inventeur qui a le secret d’un procédé inconnu à ses semblables, c’est de leur dire : « Voulez-vous disposer de ma peine, j’y mets tel prix ; le trouvez-vous trop élevé, faites comme vous avez fait jusqu’ici, passez-vous-en. »
Mais la concurrence intervient parmi les capitalistes. Des instruments, des matériaux, des approvisionnements n’aboutissent à réaliser des utilités qu’à la condition d’être mis en œuvre ; il y a donc émulation parmi les capitalistes pour se trouver de l’emploi aux capitaux. Tout ce que cette émulation les force de rabattre sur les prétentions extrêmes dont je viens d’assigner les limites, se résolvant en une diminution dans le prix du produit, est donc un profit net, un gain gratuit pour le consommateur, c’est-à-dire pour l’humanité !
Ici, il est clair que la gratuité ne peut jamais être absolue : puisque tout capital représente une peine, il y a toujours en lui le principe de la rémunération.
Les transactions relatives au capital sont soumises à la loi universelle des échanges, qui ne s’accomplissent que parce qu’il y a pour les deux contractants avantage à les accomplir, encore que cet avantage, qui tend à s’égaliser, puisse être accidentellement plus grand pour l’un que pour l’autre. Il y a à la rétribution du capital une limite au-delà de laquelle on n’emprunte plus ; cette limite est zéro-service pour l’emprunteur. De même, il y a une limite en deçà de laquelle on ne prête pas ; cette limite, c’est zéro-rétribution pour le prêteur. Cela est évident de soi. Que la prétention d’un des contractants soit poussée au point de réduire à zéro l’avantage de l’autre, et le prêt est impossible. La rémunération du capital oscille entre ces deux termes extrêmes, poussée vers la limite supérieure par la concurrence des emprunteurs, ramenée vers la limite inférieure par la concurrence des prêteurs ; de telle sorte que, par une nécessité en harmonie avec la justice, elle s’élève quand le capital est rare et s’abaisse quand il abonde.
Beaucoup d’économistes pensent que le nombre des emprunteurs s’accroît plus rapidement qu’il n’est possible au capital de se former, d’où il s’ensuivrait que la tendance naturelle de l’intérêt est vers la hausse. Le fait est décisif en faveur de l’opinion contraire, et nous voyons partout la civilisation faire baisser le loyer des capitaux. Ce loyer se payait, dit-on, 30 ou 40 pour cent à Rome ; il se paye encore 20 pour cent au Brésil, 10 pour cent à Alger, 8 pour cent en Espagne, 6 pour cent en Italie, 5 pour cent en Allemagne, 4 pour cent en France, 3 pour cent en Angleterre et moins encore en Hollande. Or tout ce que le progrès anéantit sur le loyer des capitaux, perdu pour les capitalistes, n’est pas perdu pour l’humanité. Si l’intérêt, parti de 40, arrive à 2 pour cent, c’est 38 parties sur 40 dont tous les produits seront dégrevés pour cette partie des frais de production. Ils parviendront au consommateur affranchis de cette charge dans la proportion des 19 vingtièmes ; c’est une force qui, comme les agents naturels, comme les procédés expéditifs, se résout en abondance, en égalisation, et, définitivement en élévation du niveau général de l’espèce humaine.
Il me reste à dire quelques mots de la concurrence que le travail se fait à lui-même, sujet qui, dans ces derniers temps, a suscité tant de déclamations sentimentalistes. Mais quoi ! N’est-il pas épuisé, pour le lecteur attentif, par tout ce qui précède ? J’ai prouvé que, grâce à l’action de la concurrence, les hommes ne pouvaient pas longtemps recevoir une rémunération anormale pour le concours des forces naturelles, pour la connaissance des procédés, ou la possession des instruments au moyen desquels on s’empare de ces forces. C’est prouver que les efforts tendent à s’échanger sur le pied de l’égalité, ou, en d’autres termes, que la valeur tend à se proportionner au travail. Dès lors, je ne vois vraiment pas ce qu’on peut appeler la concurrence des travailleurs ; je vois moins encore comment elle pourrait empirer leur condition, puisque, à ce point de vue, les travailleurs, ce sont les consommateurs eux-mêmes ; la classe laborieuse, c’est tout le monde, c’est justement cette grande communauté qui recueille, en définitive, les bienfaits de la concurrence et tout le bénéfice des valeurs successivement anéanties par le progrès.
L’évolution est celle-ci : Les services s’échangent contre les services, ou les valeurs contre les valeurs. Quand un homme (ou une classe d’hommes) s’empare d’un agent naturel ou d’un procédé, sa prétention se règle, non sur la peine qu’il prend, mais sur la peine qu’il épargne aux autres. Il pousse ses exigences jusqu’à l’extrême limite, sans jamais pouvoir néanmoins empirer la condition d’autrui. Il donne à ses services la plus grande valeur possible. Mais graduellement, par l’action de la concurrence, cette valeur tend à se proportionner à la peine prise ; en sorte que l’évolution se conclut quand des peines égales s’échangent contre des peines égales, chacune d’elles servant de véhicule à une masse toujours croissante d’utilité gratuite au profit de la communauté entière. Cela étant ainsi, ce serait tomber dans une contradiction choquante que de venir dire : La concurrence fait du tort aux travailleurs.
Cependant, on le répète sans cesse, on en est même très convaincu. Pourquoi ? Parce que, par ce mot travailleur, on n’entend pas la grande communauté laborieuse, mais une classe particulière. On divise la communauté en deux. On met d’un côté tous ceux qui ont des capitaux, qui vivent en tout ou en partie sur des travaux antérieurs, ou sur des travaux intellectuels, ou sur l’impôt ; de l’autre, on place les hommes qui n’ont que leurs bras, les salariés, et, pour me servir de l’expression consacrée, les prolétaires. On considère les rapports de ces deux classes, et l’on se demande si, dans l’état de ces rapports, la concurrence que se font entre eux les salariés ne leur est pas funeste.
On dit : La situation des hommes de cette dernière classe est essentiellement précaire. Comme ils reçoivent leur salaire au jour le jour, ils vivent aussi au jour le jour. Dans le débat qui, sous un régime libre, précède toute stipulation, ils ne peuvent pas attendre ; il faut qu’ils trouvent du travail pour demain à quelque condition que ce soit, sous peine de mort ; si ce n’est pas rigoureusement vrai de tous, c’est vrai de beaucoup d’entre eux, et cela suffit pour abaisser la classe entière, car ce sont les plus pressés, les plus misérables qui capitulent les premiers et font le taux général des salaires. Il en résulte que le salaire tend à se mettre au niveau de ce qui est rigoureusement nécessaire pour vivre ; et, dans cet état de choses, l’intervention du moindre surcroît de concurrence entre les travailleurs est une véritable calamité, car il ne s’agit pas pour eux d’un bien-être diminué, mais de la vie rendue impossible.
Certes, il y a beaucoup de vrai, beaucoup trop de vrai en fait, dans cette allégation. Nier les souffrances et l’abaissement dans cette classe d’hommes qui accomplit la partie matérielle dans l’œuvre de la production, ce serait fermer les yeux à la lumière. À vrai dire, c’est à cette situation déplorable d’un grand nombre de nos frères que se rapporte ce qu’on a nommé avec raison le problème social ; car, encore que les autres classes de la société soient visitées aussi par bien des inquiétudes, bien des souffrances, des péripéties, des crises, des convulsions économiques, il est pourtant vrai de dire que la liberté serait probablement acceptée comme solution du problème, si elle ne paraissait impuissante à guérir cette plaie douloureuse qu’on nomme le paupérisme.
Et puisque c’est là surtout que réside le problème social, le lecteur comprendra que je ne puis l’aborder ici. Plût à Dieu que la solution sortît du livre tout entier, mais évidemment elle ne peut sortir d’un chapitre.
J’expose maintenant des lois générales que je crois harmoniques, et j’ai la confiance que le lecteur commence à se douter aussi que ces lois existent, qu’elles agissent dans le sens de la communauté et par conséquent de l’égalité. Mais je n’ai pas nié que l’action de ces lois ne fût profondément troublée par des causes perturbatrices. Si donc nous rencontrons en ce moment un fait choquant d’inégalité, comment le pourrons-nous juger avant de connaître et les lois régulières de l’ordre social et les causes perturbatrices de ces lois ?
D’un autre côté, je n’ai nié ni le mal ni sa mission. J’ai cru pouvoir annoncer que, le libre arbitre ayant été donné à l’homme, il ne fallait pas réserver le nom d’harmonie à un ensemble d’où le malheur serait exclu, car le libre arbitre implique l’erreur, au moins comme possible, et l’erreur, c’est le mal. L’harmonie sociale, comme tout ce qui concerne l’homme, est relative ; le mal est un de ses rouages nécessaires destinés à vaincre l’erreur, l’ignorance, l’injustice, en mettant en œuvre deux grandes lois de notre nature : la responsabilité et la solidarité.
Maintenant le paupérisme existant de fait, faut-il l’imputer aux lois naturelles qui régissent l’ordre social — ou bien à des institutions humaines qui agiraient en sens contraire de ces lois, — ou, enfin, à ceux-là mêmes qui en sont les victimes et qui auraient appelé sur leurs têtes ce sévère châtiment de leurs erreurs et de leurs fautes ?
En d’autres termes : Le paupérisme existe-t-il par destination providentielle, — ou, au contraire, par ce qu’il reste d’artificiel dans notre organisation politique, — ou comme rétribution personnelle ? Fatalité, injustice, responsabilité, à laquelle de ces trois causes faut-il attribuer l’effroyable plaie ?
Je ne crains pas de dire : Elle ne peut résulter des lois naturelles qui ont fait jusqu’ici l’objet de nos études, puisque ces lois tendent toutes à l’égalisation dans l’amélioration, c’est-à-dire à rapprocher tous les hommes d’un même niveau qui s’élève sans cesse. Ce n’est donc pas le moment d’approfondir le problème de la misère.
En ce moment, si nous voulons considérer à part cette classe de travailleurs qui exécute la partie la plus matérielle de la production et qui, en général, désintéressée de l’œuvre, vit sur une rétribution fixe qu’on nomme salaire, la question que nous aurions à nous poser serait celle-ci : Abstraction faite des bonnes ou mauvaises institutions économiques, abstraction faite des maux que les prolétaires peuvent encourir par leur faute quel est, à leur égard, l’effet de la concurrence ?
Pour cette classe comme pour toutes, l’action de la concurrence est double. Ils la sentent comme acheteurs et comme vendeurs de services. Le tort de tous ceux qui écrivent sur ces matières est de ne jamais voir qu’un côté de la question, comme des physiciens qui, ne connaissant que la force centrifuge, croient et prophétisent sans cesse que tout est perdu. Passez-leur la fausse donnée, et vous verrez avec quelle irréprochable logique ils vous mèneront à leur sinistre conclusion. Il en est ainsi des lamentations que les socialistes fondent sur l’observation exclusive de la concurrence centrifuge, si je puis parler ainsi ; ils oublient de tenir compte de la concurrence centripète, et cela suffit pour réduire leurs doctrines à une puérile déclamation. Ils oublient que le travailleur, quand il se présente sur le marché avec le salaire qu’il a gagné, est un centre où aboutissent des industries innombrables, et qu’il profite alors de la concurrence universelle dont elles se plaignent toutes tour à tour.
Il est vrai que le prolétaire, quand il se considère comme producteur, comme offreur de travail ou de services, se plaint aussi de la concurrence. Admettons donc qu’elle lui profite d’une part, et qu’elle le gêne de l’autre ; il s’agit de savoir si la balance lui est favorable, ou défavorable, ou s’il y a compensation.
Je me serais bien mal expliqué si le lecteur ne comprenait pas que, dans ce mécanisme merveilleux, le jeu des concurrences, en apparence antagoniques, aboutit à ce résultat singulier et consolant qu’il y a balance favorable pour tout le monde à la fois, à cause de l’utilité gratuite agrandissant sans cesse le cercle de la production et tombant sans cesse dans le domaine de la communauté. Or, ce qui devient commun profite à tous sans nuire à personne ; on peut même ajouter, et cela est mathématique, profite à chacun en proportion de sa misère antérieure. C’est cette portion d’utilité gratuite, forcée par la concurrence de devenir commune, qui fait que les valeurs tendent à devenir proportionnelles au travail, ce qui est au profit évident du travailleur. C’est elle aussi qui explique cette solution sociale que je tiens constamment sous les yeux du lecteur, et qui ne peut nous être voilée que par les illusions de l’habitude : pour un travail déterminé chacun obtient une somme de satisfactions qui tend à s’accroître et à s’égaliser.
Au reste, la condition du travailleur ne résulte pas d’une loi économique, mais de toutes ; la connaître, découvrir ses perspectives, son avenir, c’est l’économie politique tout entière ; car peut-il y avoir autre chose, au point de vue de cette science, que des travailleurs ?… Je me trompe, il y a encore des spoliateurs. Qu’est-ce qui fait l’équivalence des services ? La liberté. Qu’est-ce qui altère l’équivalence des services ? L’oppression. Tel est le cercle que nous avons à parcourir.
Quant au sort de cette classe de travailleurs qui accomplit l’œuvre la plus immédiate de la production, il ne pourra être apprécié que lorsque nous serons en mesure de connaître comment la loi de la concurrence se combine avec celles des salaires et de la population, et aussi avec les effets perturbateurs des taxes inégales et des monopoles.
Je n’ajouterai que quelques mots relativement à la concurrence. Il est bien clair que diminuer la masse des satisfactions qui se répartissent entre les hommes, est un résultat étranger à sa nature. Affecte-t-elle, dans le sens de l’inégalité, cette répartition ? S’il est quelque chose d’évident au monde, c’est qu’après avoir, si je puis m’exprimer ainsi, attaché à chaque service, à chaque valeur une plus grande proportion d’utilité, la concurrence travaille incessamment à niveler les services eux-mêmes, à les rendre proportionnels aux efforts. N’est-elle pas, en effet, l’aiguillon qui pousse vers les carrières fécondes, hors des carrières stériles ? Son action propre est donc de réaliser de plus en plus l’égalité, tout en élevant le niveau social.
Entendons-nous cependant sur ce mot égalité. Il n’implique pas pour tous les hommes des rémunérations identiques, mais proportionnelles à la quantité et même à la qualité de leurs efforts.
Une foule de circonstances contribue à rendre inégale la rémunération du travail (je ne parle ici que du travail libre, soumis à la concurrence) ; si l’on y regarde de près, on s’aperçoit que, presque toujours juste et nécessaire, cette inégalité prétendue n’est que de l’égalité réelle.
Toutes choses égales d’ailleurs, il y a plus de profits aux travaux dangereux qu’à ceux qui ne le sont pas ; aux états qui exigent un long apprentissage et des déboursés longtemps improductifs, ce qui suppose, dans la famille, le long exercice de certaines vertus, qu’à ceux où suffit la force musculaire ; aux professions qui réclament la culture de l’esprit et font naître des goûts délicats, qu’aux métiers où il ne faut que des bras. Tout cela n’est-il pas juste ? Or, la Concurrence établit nécessairement ces distinctions ; la société n’a pas besoin que Fourier ou M. L. Blanc en décident.
Parmi ces circonstances, celle qui agit de la manière la plus générale, c’est l’inégalité de l’instruction ; or, ici comme partout, nous voyons la concurrence exercer sa double action, niveler les classes et élever la société.
Si l’on se représente la société comme composée de deux couches superposées, dans l’une desquelles domine le principe intelligent, et dans l’autre le principe de la force brute, et si l’on étudie les rapports naturels de ces deux couches, on distingue aisément une force d’attraction dans la première une force d’aspiration dans la seconde, qui concourent à leur fusion. L’inégalité même des profits souffle dans la couche inférieure une ardeur inextinguible vers la région du bien-être et des loisirs, et cette ardeur est secondée par le rayonnement des clartés qui illuminent les classes élevées. Les méthodes d’enseignement se perfectionnent ; les livres baissent de prix ; l’instruction s’acquiert en moins de temps et à moins de frais ; la science, monopolisée par une classe ou même une caste, voilée par une langue morte ou scellée dans une écriture hiéroglyphique, s’écrit et s’imprime en langue vulgaire, pénètre, pour ainsi dire, l’atmosphère et se respire comme l’air.
Mais ce n’est pas tout : en même temps qu’une instruction plus universelle et plus égale rapproche les deux couches sociales, des phénomènes économiques très-importants, et qui se rattachent à la grande loi de la concurrence, viennent accélérer la fusion. Le progrès de la mécanique diminue sans cesse la proportion du travail brut. La division du travail, en simplifiant et isolant chacune des opérations qui concourent à un résultat productif, met à la portée de tous les industries qui ne pouvaient d’abord être exercées que par quelques-uns. Il y a plus : un ensemble de travaux qui suppose, à l’origine, des connaissances très-variées, par le seul bénéfice des siècles, tombe, sous le nom de routine, dans la sphère d’action des classes les moins instruites ; c’est ce qui est arrivé pour l’agriculture. Des procédés agricoles qui, dans l’antiquité, méritèrent à ceux qui les ont révélés au monde les honneurs de l’apothéose, sont aujourd’hui l’héritage et presque le monopole des hommes les plus grossiers, et à tel point que cette branche si importante de l’industrie humaine est, pour ainsi dire, entièrement soustraite aux classes bien élevées.
De tout ce qui précède, on peut tirer une fausse conclusion et dire : « Nous voyons bien la concurrence abaisser les rémunérations dans tous les pays, dans toutes les carrières, dans tous les rangs et les niveler par voie de réduction ; mais alors c’est le salaire du travail brut, de la peine physique, qui deviendra le type, l’étalon de toute rémunération. »
Je n’aurais pas été compris, si l’on ne voyait que la concurrence, qui travaille à ramener toutes les rémunérations excessives vers une moyenne de plus en plus uniforme, élève nécessairement cette moyenne ; elle froisse, j’en conviens, les hommes en tant que producteurs ; mais c’est pour améliorer la condition générale de l’espèce humaine au seul point de vue qui puisse raisonnablement la relever, celui du bien-être, de l’aisance, des loisirs, du perfectionnement intellectuel et moral, et, pour tout dire en un mot, au point de vue de la consommation.
Dira-t-on qu’en fait l’humanité n’a pas fait les progrès que cette théorie semble impliquer ?
Je répondrai d’abord que, dans les sociétés modernes, la concurrence est loin de remplir la sphère naturelle de son action ; nos lois la contrarient au moins autant qu’elles la favorisent ; et quand on se demande si l’inégalité des conditions est due à sa présence ou à son absence, il suffit de voir quels sont les hommes qui tiennent le haut du pavé et nous éblouissent par l’éclat de leur fortune scandaleuse, pour s’assurer que l’inégalité, en ce qu’elle a d’artificiel et d’injuste, a pour base la conquête, les monopoles, les restrictions, les offices privilégiés, les hautes fonctions, les grandes places, les marchés administratifs, les emprunts publics, toutes choses auxquelles la concurrence n’a rien à voir.
Ensuite, je crois que l’on méconnaît le progrès réel qu’a fait l’humanité depuis l’époque très-récente à laquelle on doit assigner l’affranchissement partiel du travail. On a dit, avec raison, qu’il fallait beaucoup de philosophie pour discerner les faits dont on est sans cesse témoin. Ce que consomme une famille honnête et laborieuse de la classe ouvrière ne nous étonne pas, parce que l’habitude nous a familiarisés avec cet étrange phénomène. Si cependant nous comparions le bien-être auquel elle est parvenue avec la condition qui serait son partage dans l’hypothèse d’un ordre social d’où la concurrence serait exclue ; si les statisticiens, armés d’un instrument de précision, pouvaient mesurer, comme avec un dynamomètre, le rapport de son travail avec ses satisfactions à deux époques différentes, nous reconnaitrions que la liberté, toute restreinte qu’elle est encore, a accompli en sa faveur un prodige que sa perpétuité même nous empêche de remarquer. Le contingent d’efforts humains qui, pour un résultat donné, a été anéanti, est vraiment incalculable. Il a été un temps où la journée de l’artisan n’aurait pu suffire à lui procurer le plus grossier almanach. Aujourd’hui, avec cinq centimes, ou la cinquantième partie de son salaire d’un jour, il obtient une gazette qui contient la matière d’un volume. Je pourrais faire la même remarque pour le vêtement, la locomotion, le transport, l’éclairage, et une multitude de satisfactions. À quoi est dû ce résultat ? À ce qu’une énorme proportion du travail humain rémunérable a été mise à la charge des forces gratuites de la nature. C’est une valeur anéantie, il n’y a plus à la rétribuer. Elle a été remplacée, sous l’action de la concurrence, par de l’utilité commune et gratuite. Et, qu’on le remarque bien, quand, par suite du progrès, le prix d’un produit quelconque vient à baisser, le travail, épargné, pour l’obtenir, à l’acquéreur pauvre, est toujours proportionnellement plus grand que celui épargné à l’acquéreur riche : cela est mathématique.
Enfin, ce flux toujours grossissant d’utilités que le travail verse et que la concurrence distribue dans toutes les veines du corps social ne se résume pas tout en bien-être ; il s’absorbe, en grande partie, dans le flot de générations de plus en plus nombreuses ; il se résout en accroissement de population, selon des lois qui ont une connexité intime avec le sujet qui nous occupe et qui seront exposées dans un autre chapitre.
Arrêtons-nous un moment et jetons un coup d’œil rapide sur l’espace que nous venons de parcourir.
L’homme a des besoins qui n’ont pas de limites ; il forme des désirs qui sont insatiables. Pour y pourvoir, il a des matériaux et des agents qui lui sont fournis par la nature, des facultés, des instruments, toutes choses que le travail met en œuvre. Le travail est la ressource qui a été le plus également départie à tous ; chacun cherche instinctivement, fatalement, à lui associer le plus de forces naturelles, le plus de capacité innée ou acquise, le plus de capitaux qu’il lui est possible, afin que le résultat de cette coopération soit plus d’utilités produites, ou, ce qui revient au même, plus de satisfactions acquises. Ainsi le concours toujours plus actif des agents naturels, le développement indéfini de l’intelligence, l’accroissement progressif des capitaux, amènent ce phénomène, étrange au premier coup d’œil, qu’une quantité de travail donnée fournisse une somme d’utilités toujours croissante, et que chacun puisse, sans dépouiller personne, atteindre à une masse de consommation hors de proportion avec ce que ses propres efforts pourraient réaliser.
Mais ce phénomène, résultat de l’harmonie divine que la Providence a répandue dans le mécanisme de la société, aurait tourné contre la société elle-même, en y introduisant le germe d’une inégalité indéfinie, s’il ne se combinait avec une autre harmonie non moins admirable, la concurrence, qui est une des branches de la grande loi de la solidarité humaine.
En effet, s’il était possible que l’individu, la famille, la classe, la nation, qui se trouvent à portée de certains avantages naturels, ou qui ont fait dans l’industrie une découverte importante, ou qui ont acquis par l’épargne les instruments de la production, s’il était possible dis-je, qu’ils fussent soustraits d’une manière permanente à la loi de la concurrence, il est clair que cet individu, cette famille, cette nation auraient à tout jamais le monopole d’une rémunération exceptionnelle aux dépens de l’humanité. Où en serions-nous, si les habitants des régions équinoxiales, affranchis entre eux de toute rivalité, pouvaient, en échange de leur sucre, de leur café, de leur coton, de leurs épiceries, exiger de nous, non pas la restitution d’un travail égal au leur, mais une peine égale à celle qu’il nous faudrait prendre nous-mêmes pour produire ces choses sous notre rude climat ? Quelle incalculable distance séparerait les diverses conditions des hommes, si la race de Cadmus était la seule qui sût lire ; si nul n’était admis à manier une charrue à moins de prouver qu’il descend en droite ligne de Triptolème ; si, seuls, les descendants de Gutenberg pouvaient imprimer, le fils d’Arkwright mettre en mouvement une filature, les neveux de Watt faire fumer la cheminée d’une locomotive ?
Mais la Providence n’a pas voulu qu’il en fût ainsi. Elle a placé dans la machine sociale un ressort qui n’a rien de plus surprenant que sa puissance, si ce n’est sa simplicité ; ressort par l’opération duquel toute force productive, toute supériorité de procédé, tout avantage, en un mot, qui n’est pas du travail propre, s’écoule entre les mains du producteur, ne s’y arrête, sous forme de rémunération exceptionnelle, que le temps nécessaire pour exciter son zèle, et vient, en définitive, grossir le patrimoine commun et gratuit de l’humanité, et s’y résoudre en satisfactions individuelles toujours progressives, toujours plus également réparties ; ce ressort, c’est la concurrence. Nous avons vu ses effets économiques, il nous resterait à jeter un rapide regard sur quelques-unes de ses conséquences politiques et morales. Je me bornerai à indiquer les plus importantes.
Des esprits superficiels ont accusé la concurrence d’introduire l’antagonisme parmi les hommes. Cela est vrai et inévitable tant qu’on ne les considère que dans leur qualité de producteurs ; mais placez-vous au point de vue de la consommation, et vous verrez la concurrence elle-même rattacher les individus, les familles, les classes, les nations et les races, par les liens de l’universelle fraternité.
Puisque les biens qui semblent être d’abord l’apanage de quelques-uns deviennent, par un admirable décret de la munificence divine, le patrimoine commun de tous ; puisque les avantages naturels de situation, de fertilité, de température, de richesses minéralogiques et même d’aptitude industrielle, ne font que glisser sur les producteurs, à cause de la concurrence qu’ils se font entre eux, et tournent exclusivement au profit des consommateurs, il s’ensuit qu’il n’est aucun pays qui ne soit intéressé à l’avancement de tous les autres. Chaque progrès qui se fait à l’Orient est une richesse en perspective pour l’Occident. Du combustible découvert dans le Midi, c’est du froid épargné aux hommes du Nord. La Grande-Bretagne a beau faire faire des progrès à ses filatures, ce ne sont pas ses capitalistes qui en recueillent le bienfait, car l’intérêt de l’argent ne hausse pas ; ce ne sont pas ses ouvriers, car le salaire reste le même ; mais à la longue, c’est le Russe, c’est le Français, c’est l’Espagnol, c’est l’humanité, en un mot, qui obtient des satisfactions égales avec moins de peine, ou ce qui revient au même, des satisfactions supérieures, à peine égale.
Je n’ai parlé que des biens ; j’aurais pu en dire autant des maux qui frappent certains peuples ou certaines régions. L’action propre de la concurrence est de rendre général ce qui était particulier. Elle agit exactement sur le principe des assurances. Un fléau ravage-t-il les terres des agriculteurs, ce sont les mangeurs de pain qui en souffrent. Un impôt injuste atteint-il la vigne en France, il se traduit en cherté de vin pour tous les buveurs de la terre : ainsi les biens et les maux qui ont quelque permanence ne font que glisser sur les individualités, les classes, les peuples ; leur destinée providentielle est d’aller, à la longue, affecter l’humanité tout entière, et élever ou abaisser le niveau de sa condition. Dès lors, envier à quelque peuple que ce soit la fertilité de son sol, ou la beauté de ses ports et de ses fleuves, ou la chaleur de son soleil, c’est méconnaître des biens auxquels nous sommes appelés à participer ; c’est dédaigner l’abondance qui nous est offerte ; c’est regretter la fatigue qui nous est épargnée. Dès lors, les jalousies ne sont pas seulement des sentiments pervers, ce sont encore des sentiments absurdes. Nuire à autrui, c’est se nuire à soi-même ; semer des obstacles dans la voie des autres, tarifs, coalitions ou guerres, c’est embarrasser sa propre voie. Dès lors, les passions mauvaises ont leur châtiment comme les sentiments généreux ont leur récompense. L’inévitable sanction d’une exacte justice distributive parle à l’intérêt, éclaire l’opinion, proclame et doit faire prévaloir enfin, parmi les hommes, cette maxime d’éternelle vérité : l’utile, c’est un des aspects du juste ; la liberté, c’est la plus belle des harmonies sociales ; l’équité, c’est la meilleure politique.
Le christianisme a introduit dans le monde le grand principe de la fraternité humaine. Il s’adresse au cœur, au sentiment, aux nobles instincts. L’économie politique vient faire accepter le même principe à la froide raison, et, montrant l’enchaînement des effets aux causes, réconcilier, dans un consolant accord, les calculs de l’intérêt le plus vigilant avec les inspirations de la morale la plus sublime.
Une seconde conséquence qui découle de cette doctrine, c’est que la société est une véritable communauté. MM. Owen et Cabet peuvent s’épargner le soin de rechercher la solution du grand problème communiste ; elle est toute trouvée : elle résulte, non de leurs despotiques combinaisons, mais de l’organisation que Dieu a donnée à l’homme et à la société. Forces naturelles, procédés expéditifs, instruments de production, tout est commun entre les hommes ou tend à le devenir, tout, hors la peine, le travail, l’effort individuel. Il n’y a, il ne peut y avoir entre eux qu’une inégalité, que les communistes les plus absolus admettent, celle qui résulte de l’inégalité des efforts. Ce sont ces efforts qui s’échangent les uns contre les autres à prix débattu. Tout ce que la nature, le génie des siècles et la prévoyance humaine ont mis d’utilité dans les produits échangés, est donné par-dessus le marché. Les rémunérations réciproques ne s’adressent qu’aux efforts respectifs, soit actuels sous le nom de travail, soit préparatoires sous le nom de capital ; c’est donc la communauté dans le sens le plus rigoureux du mot, à moins qu’on ne veuille prétendre que le contingent personnel de la satisfaction doit être égal, encore que le contingent de la peine ne le soit pas, ce qui serait, certes, la plus inique et la plus monstrueuse des inégalités ; j’ajoute, et la plus funeste, car elle ne tuerait pas la concurrence ; seulement elle lui donnerait une action inverse ; on lutterait encore, mais on lutterait de paresse, d’inintelligence et d’imprévoyance.
Enfin la doctrine si simple, et, selon notre conviction, si vraie que nous venons de développer, fait sortir du domaine de la déclamation, pour le faire entrer dans celui de la démonstration rigoureuse, le grand principe de la perfectibilité humaine. — De ce mobile interne qui ne se repose jamais dans le sein de l’individualité, et qui la porte à améliorer sa condition, naît le progrès des arts, qui n’est autre chose que le concours progressif de forces étrangères par leur nature à toute rémunération. — De la concurrence naît l’attribution à la communauté des avantages d’abord individuellement obtenus. L’intensité de la peine requise pour chaque résultat donné va se restreignant sans cesse au profit du genre humain, qui voit ainsi s’élargir, de génération en génération, le cercle de ses satisfactions, de ses loisirs, et s’élever le niveau de son perfectionnement physique, intellectuel et moral ; et par cet arrangement, si digne de notre étude et de notre éternelle admiration, on voit clairement l’humanité se relever de sa déchéance.
Qu’on ne se méprenne pas à mes paroles. Je ne dis point que toute fraternité, toute communauté, toute perfectibilité sont renfermées dans la concurrence. Je dis qu’elle s’allie, qu’elle se combine à ces trois grands dogmes sociaux, qu’elle en fait partie, qu’elle les manifeste, qu’elle est un des plus puissants agents de leur sublime réalisation.
Je me suis attaché à décrire les effets généraux et, par conséquent, bienfaisants de la concurrence ; car il serait impie de supposer qu’aucune grande loi de la nature pût en produire qui fussent à la fois nuisibles et permanents ; mais je suis loin de nier que son action ne soit accompagnée de beaucoup de froissements et de souffrances. Il me semble même que la théorie qui vient d’être exposée explique et ces souffrances et les plaintes inévitables qu’elles excitent. Puisque l’œuvre de la concurrence consiste à niveler, nécessairement elle doit contrarier quiconque élève au-dessus du niveau sa tête orgueilleuse. On comprend que chaque producteur, afin de mettre son travail à plus haut prix, s’efforce de retenir le plus longtemps possible l’usage exclusif d’un agent, d’un procédé, ou d’un instrument de production. Or, la concurrence ayant justement pour mission et pour résultat d’enlever cet usage exclusif à l’individualité pour en faire une propriété commune, il est fatal que tous les hommes, en tant que producteurs, s’unissent dans un concert de malédictions contre la concurrence. Ils ne se peuvent réconcilier avec elle qu’en appréciant leurs rapports avec la consommation ; en se considérant non point en tant que membres d’une coterie, d’une corporation, mais en tant qu’hommes.
L’économie politique, il faut le dire, n’a pas encore assez fait pour dissiper cette funeste illusion, source de tant de haines, de calamités, d’irritations et de guerres ; elle s’est épuisée, par une préférence peu scientifique, à analyser les phénomènes de la production ; sa nomenclature même, toute commode qu’elle est, n’est pas en harmonie avec son objet. Agriculture, manufacture, commerce, c’est là une classification excellente peut-être, quand il s’agit de décrire les procédés des arts ; mais cette description, capitale en technologie, est à peine accessoire en économie sociale : J’ajoute qu’elle y est essentiellement dangereuse. Quand on a classé les hommes en agriculteurs, fabricants et négociants, de quoi peut-on leur parler, si ce n’est de leurs intérêts de classe, de ces intérêts spéciaux que heurte la concurrence et qui sont mis en opposition avec le bien général ? Ce n’est pas pour les agriculteurs qu’il y a une agriculture, pour les manufacturiers qu’il y a des manufactures, pour les négociants qu’il se fait des échanges, mais afin que les hommes aient à leur disposition le plus possible de produits de toute espèce. Les lois de la consommation, ce qui la favorise, l’égalise et la moralise, voilà l’intérêt vraiment social, vraiment humanitaire ; voilà l’objet réel de la science ; voilà sur quoi elle doit concentrer ses vives clartés : car c’est là qu’est le lien des classes, des nations, des races, le principe et l’explication de la fraternité humaine. C’est donc avec regret que nous voyons les économistes vouer des facultés puissantes, dépenser une somme prodigieuse de sagacité à l’anatomie de la production, rejetant au fond de leurs livres, dans des chapitres complémentaires, quelques brefs lieux communs sur les phénomènes de la consommation. Que dis-je ? On a vu naguère un professeur, célèbre à juste titre, supprimer entièrement cette partie de la science, s’occuper des moyens sans jamais parler du résultat, et bannir de son cours tout ce qui concerne la consommation des richesses, comme appartenant, disait-il, à la morale, et non à l’économie politique. Faut-il être surpris que le public soit plus frappé des inconvénients de la concurrence que de ses avantages, puisque les premiers l’affectent au point de vue spécial de la production dont on l’entretient sans cesse, et les seconds au point de vue général de la consommation dont on ne lui dit jamais rien ?
Au surplus, je le répète, je ne nie point, je ne méconnais pas et je déplore comme d’autres les douleurs que la concurrence inflige aux hommes ; mais est-ce une raison pour fermer les yeux sur le bien qu’elle réalise ? Ce bien, il est d’autant plus consolant de l’apercevoir, que la concurrence, je le crois, est, comme les grandes lois de la nature, indestructible ; si elle pouvait mourir, elle aurait succombé sans doute sous la résistance universelle de tous les hommes qui ont jamais concouru à la création d’un produit depuis le commencement du monde, et spécialement sous la levée en masse de tous les réformateurs modernes. Mais s’ils ont été assez fous, ils n’ont pas été assez forts *.
Et quel est, dans le monde, le principe progressif dont l’action bienfaisante ne soit pas mêlée, surtout à l’origine, de beaucoup de douleurs et de misères ? — Les grandes agglomérations d’êtres humains favorisent l’essor de la pensée, mais souvent elles dérobent la vie privée au frein de l’opinion, et servent d’abri à la débauche et au crime. — La richesse, unie au loisir, enfante la culture de l’intelligence, mais elle enfante aussi le luxe et la morgue chez les grands, l’irritation et la convoitise chez les petits. — L’imprimerie fait pénétrer la lumière et la vérité dans toutes les couches sociales, mais elle y porte aussi le doute douloureux et l’erreur subversive. — La liberté politique a déchaîné assez de tempêtes et de révolutions sur le globe, elle a assez profondément modifié les simples et naïves habitudes des peuples primitifs, pour que de graves esprits se soient demandé s’ils ne préféraient pas la tranquillité à l’ombre du despotisme. — Et le christianisme lui-même a jeté la grande semence de l’amour et de la charité sur une terre abreuvée du sang des martyrs.
Comment est-il entré dans les desseins de la bonté et de la justice infinies que le bonheur d’une région ou d’un siècle soit acheté par les souffrances d’un autre siècle ou d’une autre région ? Quelle est la pensée divine qui se cache sous cette grande et irrécusable loi de la solidarité, dont la concurrence n’est qu’un des mystérieux aspects ? La science humaine l’ignore. Ce qu’elle sait, c’est que le bien s’étend toujours et le mal se restreint sans cesse. À partir de l’état social, tel que la conquête l’avait fait, où il n’y avait que des maîtres et des esclaves, et où l’inégalité des conditions était extrême, la concurrence n’a pu travailler à rapprocher les rangs, les fortunes, les intelligences, sans infliger des maux individuels dont, à mesure que l’œuvre s’accomplit, l’intensité va toujours s’affaiblissant comme les vibrations du son, comme les oscillations du pendule. Aux douleurs qu’elle lui réserve encore, l’humanité apprend chaque jour à opposer deux puissants remèdes, la prévoyance, fruit de l’expérience et des lumières, et l’association, qui est la prévoyance organisée.
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