Frédéric Bastiat
http://bastiat.org/
Libre-Échange, n° du 28 novembre 1847.
L’organe du comité Odier-Mimerel, Lebœuf et Cie nous somme de signer l’article sur la contrebande qui a paru dans le dernier numéro du Libre-Échange. Cet article n’est d’aucun professeur d’économie politique, ni du directeur du journal ; mais M. Bastiat en assume sur lui toute la responsabilité.
Dans son ardeur à nous trouver coupables, criminels même, le Moniteur affirme que nous soutenons une thèse désorganisatrice ; que nous justifions une révolte permanente, régulière, organisée, à main armée, contre les lois et la constitution du pays. — En même temps, le Moniteur cite nos propres paroles : la contrebande est immorale, parce qu’elle est une violation des lois de l’État.
Nous déclarons de la manière la plus formelle que l’obéissance aux lois de l’État est à nos yeux un principe sacré. Tant que les citoyens ont dans la constitution du pays un moyen, même imparfait, d’obtenir le redressement des mauvaises lois, il est pour eux non-seulement de devoir, mais de bonne politique, de recourir exclusivement à ce moyen. Notre Association, nos efforts, nos actes, nos paroles sont là pour attester que la légalité a toujours été notre règle, notre limite et notre espérance. Nous en appelons à la majorité. Nous annonçons d’avance que nous aurons la patience d’attendre son verdict. Comment donc le Moniteur industriel a-t-il la hardiesse de dire que, selon nous, il dépendra du premier venu de déclarer telle ou telle loi immorale pour qu’il ait aussitôt le droit de se mettre en révolte permanente ?
D’où vient la confusion que le Moniteur industriel cherche à introduire dans ce débat ? de ce que nous trouvons la restriction plus immorale que la contrebande. Mais dire qu’un acte est plus immoral qu’un autre, est-ce innocenter celui-ci ? est-ce dire surtout qu’on le peut exercer à main armée ?
Que le lecteur nous pardonne si nous nous faisons casuiste pour un instant. Notre adversaire nous force à mettre le bonnet de docteur. Aussi bien c’est sous le nom de docteur qu’il lui plaît souvent de nous désigner. Un acte illégal est toujours immoral par cela seul qu’il est une désobéissance à la loi ; mais il ne s’ensuit pas qu’il soit immoral en lui-même. Quand un maçon (nous demandons pardon à notre confrère d’appeler son attention sur si peu de chose), après une rude journée de labeur, échange son salaire contre un coupon de drap belge, il ne fait pas une action intrinsèquement immorale. Ce n’est pas l’action en elle-même qui est immorale, c’est la violation de la loi. Et la preuve, c’est que si la loi vient à changer, nul ne trouvera à reprendre à cet échange. Il n’a rien d’immoral en Suisse. Or ce qui est immoral de soi l’est partout et toujours. Le Moniteur industriel soutiendra-t-il que la moralité des actes dépend des temps et des lieux ?
S’il y a des actes illégaux sans être immoraux, il y en a qui sont immoraux sans être illégaux. Quand notre confrère altère nos paroles en s’efforçant d’y trouver un sens qui n’y est pas ; quand certains personnages, après avoir déclaré dans l’intimité qu’ils sont pour la liberté, écrivent et votent contre ; quand un maître fait travailler son esclave à coups de bâton, le Code peut ne pas être violé, mais la conscience de tous les honnêtes gens est révoltée. C’est dans la catégorie de ces actes et au premier rang que nous plaçons les restrictions. Qu’un Français dise à un autre Français, son égal ou qui devrait l’être : « Je t’interdis d’acheter du drap belge, parce que je veux que tu sois forcé de venir à ma boutique. Si cela te dérange, cela m’arrange ; tu perdras quatre, mais je gagnerai deux, et cela suffit ; » nous disons que c’est une action immorale. Que celui qui se la permet l’exécute par ses propres forces ou à l’aide de la loi, cela ne change rien au caractère de l’acte. Il est immoral par nature, par essence ; il l’eût été il y a dix mille ans, il le serait aux antipodes, il le serait dans la lune, parce que, quoi qu’en dise le Moniteur industriel, la loi, qui peut beaucoup, ne peut cependant pas faire que ce qui est mal soit bien.
Nous ne craignons pas même de dire que le concours de la loi aggrave l’immoralité du fait. Si elle ne s’en mêlait pas, si, par exemple, le fabricant faisait exécuter sa volonté restrictive par des gens à ses gages, l’immoralité crèverait les yeux du Moniteur industriel lui-même. Eh quoi ! parce que ce fabricant a su s’épargner ce souci, parce qu’il a su faire mettre à son service la force publique et rejeter sur l’opprimé une partie des frais de l’oppression, ce qui était immoral est devenu méritoire !
Il peut arriver, il est vrai, que les gens ainsi foulés s’imaginent que c’est pour leur plus grand bien, et que l’oppression résulte d’une erreur commune aux oppresseurs et aux opprimés. Cela suffit pour justifier les intentions et ôter à l’acte ce qu’il aurait d’odieux sans cela. En ce cas, la majorité sanctionne la loi. Il faut s’y soumettre ; nous ne dirons jamais le contraire. Mais rien ne nous empêchera de dire à la majorité que, selon nous, elle se trompe. Après tout, il faut bien que nous trouvions la restriction immorale, puisque nous nous efforçons de la détruire. Le Moniteur n’en fait-il pas autant à l’égard de la liberté ?
Nous ne terminerons pas sans remercier notre confrère du soin qu’il met à nous fournir l’occasion d’éclaircir des questions encore douteuses pour la majorité. Sans lui nous ne saurions pas toujours à quelles objections il faut répondre, et il rend assurément de précieux services à notre cause.
Bastiat.org | Le Libéralisme, le vrai | Un site par François-René Rideau |