Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 2 janvier 1848.
Paris, 25 décembre 1847.
Monsieur,
Voulez-vous me permettre de répondre quelques mots à l’Avis charitable à la Démocratie pacifique, que vous avez inséré dans votre numéro du 12 de ce mois ?
« Nous avons toujours été surpris, dit l’auteur en débutant, de rencontrer les disciples de Fourier parmi les membres de la coalition qui s’est formée en France contre la liberté des échanges. »
Quelques lignes plus loin, l’auteur cite un fragment d’une brochure que j’ai publiée en 1840, et il veut bien en faire précéder la reproduction des mots suivants : « On a rarement écrit des choses plus fortes, plus pressantes contre le système actuel des douanes. » Après la citation, il ajoute : « Laissons à part la définition de ce que M. Considérant appelle la protection directe… Le régime des douanes est déclaré anti-social, impolitique, ruineux, vexatoire. L’abolition de ce système fait partie de ce qui, selon le chef des phalanstériens, doit être l’âme de la politique française. On a donc lieu d’être surpris de voir M. Considérant et ses amis se ranger de fait parmi les défenseurs de ce régime ; car toutes les fois qu’ils parlent de la liberté des échanges, n’est-ce pas pour la combattre ou la travestir ? Comment des hommes intelligents peuvent-ils ainsi briser un de leurs plus beaux titres, etc. ? »
Permettez-moi, Monsieur, de vous faire observer que la personne charitable qui voudrait nous tirer de l’abîme de contradiction où elle nous croit tombés, tombe elle-même dans une étrange méprise. Son erreur vient d’une confusion que j’ai vraiment peine à m’expliquer.
Il y a, Monsieur, trois choses : La question de la protection, celle des douanes et celle de la liberté des échanges.
Dans le passage cité de ma brochure, je montre de mon mieux la nécessité d’un système de protection, et j’indique à quelles conditions, à mon tour, ce système peut être bon. Je cherche à prouver que le système douanier est un détestable procédé de protection ; j’expose enfin un système de protection directe qui remplacerait très-avantageusement, suivant moi, celui des douanes. Ce système, dont l’auteur de l’avis charitable « laisse à part la définition, » tout en protégeant les industries qui, toujours suivant moi, doivent être protégées, satisfait à toutes les conditions de la liberté des échanges, puisqu’il enlève toute entrave à l’introduction des produits étrangers.
Nous reconnaissons donc :
1° La nécessité de protéger le développement de beaucoup d’industries nationales, que la concurrence étrangère anéantirait dans leur marche au travail net ;
2° La barbarie du système douanier, au moyen duquel cette protection s’exerce aujourd’hui ;
3° L’excellence du système qui protégerait efficacement et directement les industries qu’il convient de soutenir, sans arrêter par des entraves de douane à la frontière les produits étrangers.
Vous, Monsieur, vous ne voulez pas de protection, et vous ne vous élevez pas contre le système douanier. Vous acceptez les douanes, seulement vous voulez qu’elles fonctionnent comme instrument fiscal jusqu’à 20 %, mais non comme instrument protecteur. Nous, nous voulons la protection ; mais nous ne la voulons pas par des douanes.
Tant que l’on n’entrera pas dans le système de protection directe, nous admettons la douane, en vue de la protection qu’elle exerce. Dès qu’on protégera directement avec une efficacité suffisante, nous demanderons la suppression absolue des douanes, que vous voulez conserver à condition qu’elles ne prélèvent pas plus de 20 %. Vous voyez bien, Monsieur, que nous n’avons jamais été d’accord, pas plus en 1840 qu’aujourd’hui.
Nous sommes et nous avons toujours été protectionistes : vous êtes anti-protectioniste.
Nous trouvons barbare et détestable le système douanier ; nous ne le souffrons que temporairement, provisoirement, comme instrument d’une protection dont vous ne voulez pas, mais à laquelle nous tenons beaucoup. — Vous, vous ne repoussez les douanes qu’autant qu’elles font de la protection au-dessus de 20 % ; vous les maintenez pour donner des revenus au Trésor.
En résumé, nous sommes plus libre-échangistes que vous, puisque nous ne voulons pas même de la douane pour cause de fiscalité ; et nous sommes, en même temps, protectionistes. Vous, Monsieur, et vos amis, vous êtes purement et simplement anti-protectionistes.
Les choses ainsi rétablies dans leur sincérité, vous reconnaîtrez, je l’espère, monsieur, que si nous ne sommes pas d’accord avec vous, nous avons du moins toujours été parfaitement d’accord avec nous-mêmes.
Agréez, etc.
Victor CONSIDERANT.
Monsieur,
Il est certainement à désirer que les hommes sincères, qui ont le malheur de différer d’opinions sur un sujet grave, n’altèrent pas la lettre ou l’esprit de ce qu’il leur convient de citer ; sans quoi le public assiste à un tournoi d’esprit au lieu de prendre une part utile à une discussion qui l’intéresse.
Ainsi, nous aurions tort, si, en citant le passage où vous flétrissez, avec tant de force et de bon sens, la protection par la douane, où vous faites une analyse si complète des dommages sans nombre que ce système inflige au pays, nous avions dissimulé que vous étiez partisan d’une protection directe, d’une distribution de primes et de secours aux industries qu’il importe d’acclimater dans le pays. Mais nous ne sommes pas coupable d’une telle omission. Il suffit, pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur l’article de notre numéro du 12 décembre, qui a donné lieu à votre réclamation.
D’un autre côté, Monsieur, permettez-moi de dire que vous interprétez mal la pensée de notre association, quand vous dites qu’elle veut la douane fiscale. Elle ne la veut pas, mais elle ne l’attaque pas. Elle a cru ne devoir se donner qu’une mission simple et spéciale, qui est de montrer l’injustice et les mauvais effets de la protection. Elle n’a pas pensé qu’elle pût agir efficacement dans ce sens, si elle entreprenait en même temps la refonte de notre système contributif. Chaque membre de notre association réserve son opinion sur la préférence à donner à tel ou tel mode de percevoir l’impôt. Supposez, monsieur, que certains propriétaires des hôtels du faubourg Saint-Honoré ou de la rue de Lille, s’emparant du Conseil municipal de la Seine, où vous ont appelé votre mérite et les suffrages de vos concitoyens, fassent subir à l’octroi un grave changement ; qu’ils fassent voter la prohibition du bois à brûler et des légumes, afin de donner plus de valeur aux jardins de ces hôtels. Est-il donc si difficile de comprendre qu’une association pourrait se former ayant pour but de combattre cette énormité, ce fungus parasite enté sur l’octroi, sans néanmoins demander la suppression de l’octroi lui-même, chaque membre de l’association réservant à cet égard son opinion ? N’est-il pas sensible qu’il y a là deux questions fort différentes ? Supprimer l’octroi, c’est s’engager à supprimer des dépenses ou bien à imaginer d’autres impôts. Cela peut faire naître des opinions fort diverses, parmi des hommes parfaitement d’accord, d’ailleurs, pour repousser l’injustice de messieurs les propriétaires de jardins.
Demander, comme vous le faites, la suppression de la douane, c’est demander la suppression de 160 millions de recettes. Si toutes les dépenses actuelles de l’État sont utiles et légitimes, il faudrait donc que nous indiquassions une autre source de contributions ; et quoique notre association compte dans son sein des hommes d’une imagination très-fertile, je doute beaucoup qu’ils pussent trouver une nouvelle matière imposable. À cet égard le champ de l’invention est épuisé.
C’est donc à la diminution des dépenses qu’il faudrait avoir recours ; mais s’il y a des dépenses superflues dans notre budget pour 160 millions, à supposer que nous réussissions à les éliminer, la question qui se présenterait est celle-ci : Quels sont les impôts les plus vexatoires, les plus onéreux, les plus inégaux ? car, évidemment, c’est ceux-là qu’il faudrait d’abord supprimer. Or, quels que soient les inconvénients de la douane fiscale, il y a peut-être en France des impôts pires encore ; et quant à moi, je vous avoue que je donne la préférence (j’entends préférence d’antipathie) à l’octroi et à l’impôt des boissons tel qu’il est établi.
Nous comprenons que l’État soit réduit à restreindre la liberté, la propriété, l’échange dans un but légitime, tel qu’est la perception de l’impôt. Ce que nous combattons, c’est la restriction pour la restriction, en vue d’avantages qu’on suppose à la restriction même. Évidemment, quand on prohibe le drap étranger, non-seulement sans profit pour le fisc, mais aux dépens du fisc, c’est qu’on se figure que la prohibition en elle-même a plus d’avantages que d’inconvénients.
J’arrive à la protection directe. Mais avant, permettez-moi encore une réflexion.
Vous proposez de supprimer la douane, c’est-à-dire de priver le trésor d’une recette de 160 millions. En même temps vous voulez que le trésor fasse des largesses à l’industrie, et apparemment ces largesses ne seront pas petites, car, pour peu que vous ne mettiez pas de côté l’agriculture, comme il y a plus de 2 millions de propriétaires en France, à 50 fr. chacun, cela passera vite cent millions.
Monsieur, il est par trop facile de mettre la popularité de son côté, et de s’attirer les préventions bienveillantes du public inattentif quand on vient lui dire : « Je vais commencer par te dégrever de toutes les taxes, et quand j’aurai mis le trésor à sec, j’en tirerai encore de grosses sommes pour en faire une distribution gratuite. »
Ce langage peut flatter la cupidité ; mais est-il sérieux ? Dans votre système, je vois bien qui puise au trésor, mais je ne vois pas qui l’alimente.
Vous croyez indispensable que l’État favorise, par des largesses, certaines industries afin qu’elles se développent. Mais d’où l’État tirera-t-il de quoi faire ces largesses ? C’est ce que vous ne dites pas. Du contribuable ? Mais c’est lui que vous prétendez soulager.
Ensuite, quelles sont les industries qu’il faudra soutenir aux dépens du public ? Apparemment celles qui donnent de la perte. Car vous ne voulez pas sans doute que l’État prenne de l’argent dans la poche du menuisier, du maçon, du charpentier, de l’artisan, de l’ouvrier, pour le distribuer aux gens dont l’industrie prospère, aux maîtres de forges, aux actionnaires d’Anzin, etc.
Mais alors, ces industries ruineuses (devenues lucratives par des largesses du public), je vous demanderai avec quoi elles se développeront. Avec du capital, sans doute. Et d’où sortira ce capital ? Des autres canaux de l’industrie où il gagnait sans mettre la main au budget. Ce que vous proposez revient donc à ceci : Décourager les bonnes industries pour encourager les mauvaises ; faire sortir le capital d’une carrière où il s’accroît pour le faire entrer dans une voie où il se détruit, et faire supporter la destruction, non par l’industriel maladroit et malavisé, mais par le contribuable.
N’est-ce pas exactement les mêmes injustices, les mêmes désastres que vous reprochez avec tant de vigueur à la protection indirecte, quand vous dites : « Chose incroyable que les industries vigoureuses soient toutes immolées aux industries débiles, rachitiques ou parasites ! »
Entre la protection directe et la protection indirecte, la similitude est telle, quant aux effets, que souvent nous avons cru démasquer celle-ci en exposant celle-là. Permettez-moi de vous rappeler ce que j’en ai dit moi-même dans un petit volume intitulé : Sophismes économiques, p. 71. Ce passage commence ainsi :
« Il me semble que la protection, sans changer de nature et d’effets, aurait pu prendre la forme d’une taxe directe prélevée par l’État et distribuée en primes indemnitaires aux industries privilégiées. »
Et, après avoir analysé les effets de ce mode de protection, j’ajoute :
« J’avoue franchement ma prédilection pour le second système (la protection directe). Il me semble plus juste, plus économique et plus loyal. Plus juste, car si la société veut faire des largesses à quelques-uns de ses membres, il faut que tous y contribuent ; plus économique, parce qu’il épargnerait beaucoup de frais de perception et ferait disparaître beaucoup d’entraves ; plus loyal, enfin, parce que le public verrait clair dans l’opération et saurait ce qu’on lui fait faire. »
Vous voyez, Monsieur, que je n’ai pas attendu la lettre dont vous avez bien voulu m’honorer pour reconnaître tous les mérites de la protection directe.
Oui, comme vous, et par d’autres motifs, il me tarde qu’on nous prenne notre argent sous une forme qui nous permette de voir où il passe. Il me tarde que chacun de nous puisse lire sur son bulletin de contribution à combien se monte la redevance que nous imposent MM. tels ou tels [1].
Veuillez recevoir, monsieur, l’expression de mes sentiments de considération et d’estime.
Frédéric BASTIAT.
[1]: Sur l’idée de détailler ainsi les bulletins de contributions, voir ce texte. (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)
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