Du chemin de fer de Bordeaux à Bayonne

Frédéric Bastiat

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Mémorial bordelais, n° du 19 mai 1846, reproduisant la Patrie.

Lettre adressée à une commission de la Chambre des députés.

Messieurs,

Les partisans du tracé direct et ceux du tracé courbe ont beau s’évertuer, il n’y a de part et d’autre qu’un argument sérieux.

Les premiers disent : Notre ligne est plus courte de 29 kilomètres.

Les seconds répondent : La nôtre dessert une population quatre fois plus dense.

Ou, sous la forme agressive, les uns :

Votre tracé courbe renchérit les transports pour les points extrêmes ;

Les autres : Votre tracé direct passe dans le désert et sacrifie tous les intérêts du pays.

La question ainsi posée, on comprend quelle importance les partisans de la ligne directe devaient attacher à prouver, d’une part, que le désert n’est pas aussi désert qu’on le suppose ; de l’autre, que les vallées ne sont ni aussi riches ni aussi peuplées qu’on le dit.

C’est l’argumentation à laquelle a eu recours la commission d’enquête des Basses-Pyrénées, et, dans l’ impartial exposé des motifs de M. le Ministre des travaux publics, on la voit reproduite en ces termes :

« Il convient de remarquer que, dans les cantons des grandes Landes, la population s’est constamment accrue, depuis quarante ans, dans une proportion moyenne de 50 pour 100 ; tandis que dans les vallées elle est demeurée stationnaire et même a décru sur quelques points. »

J’ai lieu de croire que le fait qu’on invoque a été puisé dans un mémoire que j’ai publié sur la répartition de l’impôt dans le département des Landes, mémoire qu’on ne manquera pas sans doute de faire passer sous vos yeux. Il doit donc m’être permis de protester contre l’usage étrange qu’on en prétend faire. Je n’ai pas la prétention de plaider pour ou contre une des deux lignes rivales, mais j’ai celle de m’opposer à ce que, pour éloigner le chemin de nos vallées, on fasse argument de tout, même de leurs souffrances.

Tout homme qui s’est occupé du vaste sujet de la population sait qu’elle croît plus rapidement, d’ordinaire, dans les pays où elle est rare que dans ceux où elle a atteint une grande densité. Dire que c’est là un motif pour accorder la préférence aux premiers, en fait de chemin de fer, c’est dire qu’ils sont plus utiles en Russie qu’en Angleterre, et dans les Landes que dans la Normandie.

Ensuite on a généralisé un fait local. Il n’est pas vrai que la population diminue dans la vallée de la Garonne, de la Midouze et de l’Adour. Elle y croît lentement, il est vrai, précisément parce qu’elle y est très-pressée.

Ce qui est vrai, ce que je ne rétracte pas, c’est que, dans un petit pays, qu’on nomme la Chalosse, situé sur la rive gauche de l’Adour, et spécialement dans quatre à cinq cantons vinicoles de cette province, le nombre des décès surpasse régulièrement, depuis vingt ans, le nombre des naissances.

C’est là une perturbation déplorable, un phénomène unique dans le siècle, et il ne se montre nulle part, pas même en Turquie. Pour savoir ce qu’on en doit conclure, relativement à la question qui nous occupe, il ne suffit pas de constater le fait, il faut encore le rattacher à sa cause.

La population a décru, disent les commissaires enquêteurs. Ce mot est bientôt prononcé. Ah ! ils ne savent pas tout ce qu’il implique ! Ils n’ont pas assisté à ce douloureux travail par lequel s’accomplit une telle révolution ! Ils ne savent pas ce qu’elle suppose de souffrances morales et physiques. Je vais le leur dire. C’est une funèbre histoire, mais elle est pleine d’enseignement.

 

La Chalosse est un des pays les plus fertiles de la France.

Autrefois, on y récoltait des vins qui descendaient l’Adour. Une partie se consommait aux environs de Bayonne ; l’autre s’exportait au nord de l’Europe. Ce commerce extérieur occupait à Bayonne l’activité et les capitaux de dix ou douze maisons honorables, dont un de vos collègues, M. Chégaray, pourrait au besoin citer les noms.

À cette époque les vins avaient une valeur soutenue. L’aisance s’était répandue dans le pays, et avec elle la population. L’étendue des métairies s’était naturellement restreinte ; elles ne comportaient pas plus de deux à trois hectares. Chacune de ces petites exploitations, travaillée comme un jardin, fournissait à une famille des moyens assurés d’existence. Les revenus des propriétaires et des métayers faisaient vivre une classe nombreuse d’artisans, et l’on conçoit à quel degré de densité la population avait dû parvenir sous ce régime.

Mais les choses ont bien changé !

La politique commerciale qui a prévalu parmi les peuples a fermé à la Chalosse ses débouchés extérieurs. L’exportation a été, je ne dirai pas réduite, mais détruite, complétement anéantie.

D’un autre côté, le système des contributions indirectes a beaucoup restreint ses débouchés intérieurs. En affranchissant de l’impôt de consommation, en faveur du propriétaire, le vin récolté sur son fonds, il a altéré, en matière de viniculture, la division du travail. Il a agi comme ferait une loi qui porterait : « Le pain sera soumis à un impôt, excepté celui que chacun fera dans son ménage. » Évidemment une telle disposition tendrait à détruire la boulangerie.

Enfin, l’Adour cesse graduellement d’être navigable. Des documents authentiques constatent que les bateaux remontaient jusqu’à Aire. — Les vieillards du pays les ont vus aller à Grenade ; je les ai, moi-même, vus charger à Saint-Sever. Maintenant ils s’arrêtent à Mugron, et d’après les difficultés qu’on éprouve à les y conduire, il est aisé de prévoir que dans peu ils ne dépasseront pas le confluent de la Midouze.

Je n’ai point à raisonner sur les causes. Elles existent, c’est positif. Quels ont été les effets ?

D’abord de diminuer le revenu des propriétaires ; ensuite de rendre la part du métayer insuffisante pour son existence et celle de sa famille. Il a donc fallu que, sur ce qui lui restait de revenu, le propriétaire fît un fort prélèvement pour parfaire au métayer ce qui est rigoureusement nécessaire au maintien de la vie. L’un a été ruiné. Vainement il a lutté contre les séductions du luxe dont le siècle l’entoure de toute part ; vainement il s’est imposé les plus durs sacrifices, la parcimonie la plus minutieuse, il n’a pu échapper aux cuisantes douleurs qui accompagnent une dégradation inévitable.

Le métayer n’a plus été un métayer ; sa part colonne ne servant qu’à diminuer sa dette, il est devenu un journalier auquel on donne pour tout salaire une ration quotidienne de maïs.

En d’autres termes, on a reconnu que l’étendue des exploitations, bonne pour d’autres circonstances, était maintenant trop bornée ; et en ce moment il s’opère, dans la constitution agricole du pays, une révolution remarquable.

Les vins n’ayant plus de débouchés, deux hectares de vigne ne peuvent plus constituer un corps d’exploitation. Il y a tendance manifeste à organiser la propriété sur d’autres bases. De deux métairies de vigne, on en fait une qui renferme une juste proportion de labourables. On comprend que, sous l’empire des causes énumérées, ce n’est plus deux ou trois hectares qu’il faut, mais cinq ou six pour faire vivre une famille de métayers. Là aussi on fait des fusions, mais des fusions qui altèrent les sources de la vie.

Dans la commune que j’habite, trente maisons de métayers ont été démolies depuis le cadastre, et plus de cent cinquante dans le canton dont les intérêts judiciaires me sont confiés ; et remarquez ceci, ce sont autant de familles vouées à une complète destruction. Leur sort est de souffrir, décliner et disparaître.

Oui, la population a diminué dans une partie de la Chalosse, et j’ajouterai, dût-on retourner contre elle cet aveu, que cette dépopulation, si elle accuse notre détresse, est bien loin d’en donner la mesure. Si vous parcouriez mon malheureux pays, vous apprendriez combien les hommes peuvent souffrir sans mourir, et qu’une vie de moins sur vos froides statistiques est le symptôme d’incalculables tortures.

 

Et maintenant ce sont nos souffrances qu’on invoque contre nous ! Et pour nous refuser des débouchés, on nous parle des douleurs que le défaut des débouchés nous inflige ! — Encore une fois, je ne me prononce pas sur le tracé du chemin de fer. Je sais que les intérêts de la Chalosse pèseront bien peu dans la balance. Mais, si je ne m’attends pas à ce qu’ils soient un argument pour le tracé des vallées, je ne veux pas qu’on en fasse un argument contre, parce qu’un tel argument est aussi faux que cruel. N’est-ce point, en effet, une impitoyable cruauté que de venir nous dire : « Vous avez un beau ciel, un sol fécond, de fraîches vallées, des coteaux sur lesquels le travail de vos pères avait répandu l’aisance et le bonheur. Grâce à ces dons de la nature et de l’art, votre population était aussi pressée que dans nos plus riches provinces. Les débouchés vous ont fait défaut tout à coup, et la détresse a succédé à l’aisance, les larmes aux chants de joie. Or, pouvant disposer d’un immense débouché, nous ne savions encore si nous en doterions le désert ou si nous le mettrions à votre portée. Vos souffrances nous décident. Elles sont bien avérées ; le pouvoir lui-même les a constatées, par ces expressions laconiques : ce n’est rien, c’est la population qui diminue. Il n’y a rien à répliquer à cela ; et nous voilà bien décidés à rejeter le chemin dans la grande Lande. Cette détermination, en ruinant toutes vos villes, accélérera la dépopulation qui vous attriste ; mais la chance de peupler le désert ne vaut-elle pas bien la certitude de dépeupler les vallées ? »

Ah ! Messieurs, donnez au chemin la direction que, dans votre sagesse, vous jugerez la plus utile à l’intérêt général ; mais si vous en frustrez notre vallée, ne dites pas dans vos considérants, comme on vous y engage, que ce sont ses malheurs, et ses malheurs seuls, qui vous déterminent.

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