Réforme postale

Frédéric Bastiat

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Sentinelle des Pyrénées, n° du 6 août 1844.

J’ai démontré que la réforme postale est conforme à l’égalité des charges au lieu de s’en éloigner, comme beaucoup de personnes paraissent le croire.

Débarrassé de cette fin de non recevoir, il me reste à examiner la question en elle-même, c’est-à-dire dans ses rapports avec les intérêts généraux et fiscaux.

Quant aux avantages pour le public, de la taxe uniforme et modérée, il ne peut y avoir de doute.

« Il faut beaucoup de philosophie, dit Rousseau, pour apercevoir ce qu’il y a de merveilleux dans les phénomènes qui frappent incessamment nos regards. » Cette remarque s’applique avec justesse à la faculté de correspondre par lettres. Quel spectacle plus surprenant que celui de deux êtres humains séparés par d’immenses distances, par des rivières, des montagnes, des mers, se communiquant néanmoins à jour et à heure fixes, leurs projets les plus secrets, leurs sentiments les plus intimes, sans que, dans le trajet, personne puisse surprendre les confidences de leur cœur ! Lorsque l’on vient ensuite à songer qu’il n’est pas un membre de la grande famille humaine qui ne puisse ainsi correspondre avec un autre, que le nombre des combinaisons possibles s’élève par conséquent à l’infini, et que cependant il y a, pour chacune d’elles, des hommes, des chevaux, des voitures, des navires toujours prêts, afin que ces messages du cœur, n’importe le point de départ, quel que soit le lieu de destination, traversent l’espace par la ligne la plus directe et avec la plus grande rapidité, on demeure stupéfait devant cette puissance de la civilisation. — Mais le fisc ne tarde pas à intervenir. Il a calculé la force des affections, il a mesuré l’entraînement des sympathies, et il ne craint pas de demander, pour le service qu’il rend, un prix qui peut s’élever à dix fois ce qu’il lui coûte.

Dès lors la faculté de correspondre se restreint. On n’écrit plus pour les affaires douteuses ; on n’écrit plus pour faire part de son bonheur ou de sa joie ; on attend que l’infortune et la tristesse aient fait naître cet irrésistible besoin d’épanchement que le calcul n’arrête pas. Malheur au pauvre ; malheur au vieillard dont les bras énervés soutiennent à peine l’existence ; il faudra qu’il se résigne à ne savoir que tous les mois, tous les ans peut-être, si le cœur de sa fille bat encore !

La philanthropie ne nous empêche pas de reconnaître que cette partie de la taxe des lettres, qui est la juste rémunération du service rendu par l’administration, doit rester à la charge du destinataire. Mais il faut reconnaître aussi que cette autre portion de la taxe, qui est un pur impôt, doit être uniforme et surtout modérée ; uniforme, car, je le demande, est-il juste que plus on est séparé des êtres qu’on aime, moins on a l’occasion de les voir, de se réunir à eux, et plus l’on paie, je ne dis pas de frais, mais de contributions, à l’occasion des lettres qu’on en reçoit ? Modérée, parce que cet impôt est le plus dur de tous qui tend à restreindre les joies morales et à infliger à l’âme des privations et des tourments.

Mais le fisc ne raisonne pas ainsi. S’il n’est pas méchant, il est égoïste. Il accueillera volontiers une réforme financière, mais à la condition sine qua non qu’elle ne lui arrachera pas une obole. Examinons donc la mesure sous le rapport final.

Nous croyons que M. Chegaray est dans l’erreur lorsqu’il dit dans son rapport que la réforme postale adoptée il y a quatre ans en Angleterre « n’a ni complétement justifié, ni complétement trompé les calculs de ses auteurs. » Si cs calculs ont été trompés, c’est par un succès inespéré. Il est vrai que les intérêts généraux entraient pour beaucoup dans les motifs du cabinet qui réalisa cette grande mesure, que M. Chegaray n’examine qu’au point de vue financier. Mais, sous ce rapport encore, il n’est pas exact de dire qu’elle n’a pas complétement justifié les prévisions, car elle les a certainement dépassées. — La recette a fléchi, dit-on ; mais est-ce que ce résultat n’était pas attendu ? En réduisant la taxe de 90 c., qui était le taux moyen, à 10 c., prix qui, chez nous, serait à peine rémunérateur, jamais le cabinet whig n’a eu la pensée que le revenu des postes n’en serait pas altéré. Il a compté sur une correspondance plus active, sur un accroissement de transactions, de richesses, lequel améliorerait les autres sources du revenu public. Il a espéré subsidiairement que la réforme de la poste, permettant de diminuer la dépense en même temps qu’elle favoriserait la circulation, la recette même de cette administration égalerait à la longue celle qui était le produit du système des taxes graduelles et élevées.

A-t-il été trompé dans ces prévisions ? Il avait calculé qu’il faudrait cinq ans pour que le nombre des lettres fût doublé, et il est triplé dans quatre ans. En 1839 le Post-Office avait distribué 65 millions de lettres, il en a distribué 209 millions en 1843. Sans la réforme, une telle circulation eût imposé au public le sacrifice de 185 millions de francs, tandis qu’il n’a eu à payer que 20 millions. Le Post-Office a cependant réalisé, pour tous les services dont il est chargé, un produit net de 15 millions, tandis que notre administration n’a laissé, en excédent des recettes sur les dépenses, que 18 millions. Ce que le fisc a perdu en Angleterre est donc peu de chose, ce que le public a gagné est incalculable surtout s’il était possible de tenir compte de la masse d’affaires accomplies et d’affections satisfaites que cette énorme circulation suppose. Certes jamais réforme n’a aussi complétement atteint son but.

Le plan auquel paraissent se rallier en France tous les esprits est la tarification uniforme à 20 centimes. Le taux moyen de la taxe actuelle étant de 42 c. 1/2, la remise faite au contribuable serait donc de moitié, tandis qu’elle a été en Angleterre de huit neuvièmes. Il ne faut donc s’attendre ni à un déficit aussi grave dans la recette fiscale, ni à un accroissement aussi rapide dans la circulation des lettres. Les avantages et les inconvénients de la réforme seront modérés comme la réforme elle-même. Tandis qu’en Angleterre il faut que le nombre des lettres portées par les malles soit neuf fois plus considérable, c’est-à-dire qu’il s’élève de 65 millions à 585 millions, pour que le déficit des recettes soit comblé, il suffira en France que le mouvement épistolaire soit doublé et porté de 80 à 171 millions de lettres. Quand ce fait sera accompli, le fisc, des deux côtés du détroit, aura reconquis toute sa proie et le public aura gagné 17 millions de francs en France et 468 millions de francs en Angleterre ; par où l’on voit que si l’on a reproché à la réforme britannique d’être trop radicale, c’est parce qu’on a trop la malheureuse habitude de ne juger ces sortes de mesures qu’au point de vue fiscal et sans s’occuper des intérêts du public.

Frédéric BASTIAT.

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