Frédéric Bastiat
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Journal des Débats, n° du 1er janvier 1849.
La réduction immédiate de l’impôt du sel a désorienté le cabinet sous un rapport ; il y a de quoi. On est, dit-on, à la recherche d’impôts nouveaux pour combler le vide. Est-ce bien là ce que l’Assemblée a voulu ? Dégrever pour regrever, ce ne serait qu’un jeu, et un de ces tristes jeux où tout le monde perd. Quelle est donc la signification de son vote ? La voici : Les dépenses vont toujours croissant ; il n’y a qu’un moyen de forcer l’État à les réduire, c’est de le mettre dans l’impossibilité absolue de faire autrement.
Le moyen qu’elle a pris est héroïque, il faut en convenir. Ce qu’il y a de plus grave encore, c’est que la réforme du sel avait été précédée de la réforme des postes, et sera suivie probablement de la réforme des boissons.
Le ministère est désorienté. Eh bien ! moi je dis que l’Assemblée ne pouvait lui faire une plus belle position. Voilà, pour lui, une occasion admirable, et pour ainsi dire providentielle, d’entrer dans une voie nouvelle, d’en finir avec la fausse philanthropie et les passions belliqueuses ; et, convertissant son échec en triomphe, de faire sortir la sécurité, la confiance, le crédit, la prospérité, d’un vote qui semblait les compromettre, et de fonder enfin la politique républicaine sur ces deux grands principes : Paix et liberté.
Après la résolution de l’Assemblée, je m’attendais, je l’avoue, à ce que le président du conseil montât à la tribune, et y tînt à peu près ce langage :
« Citoyens représentants,
« Votre vote d’hier nous montre une nouvelle voie ; bien plus, il nous force d’y entrer.
« Vous savez combien la révolution de Février avait éveillé d’espérances chimériques et de systèmes dangereux. Ces espérances, ces systèmes, revêtus des fausses couleurs de la philanthropie, et pénétrant dans cette enceinte sous forme de projets de loi, n’allaient à rien moins qu’à ruiner la liberté et à engloutir la fortune publique. Nous ne savions quel parti prendre. Repousser tous ces projets, c’était heurter l’opinion populaire momentanément exaltée ; les admettre, c’était compromettre l’avenir, violer tous les droits, et fausser les attributions de l’État. Que pouvions-nous faire ? Atermoyer, transiger, composer avec l’erreur, donner une demi-satisfaction aux utopistes, éclairer lepeuple par la dure leçon de l’expérience, créer des administrations avec l’arrière-pensée de les anéantir plus tard, ce qui n’est pas facile. Maintenant, grâce à l’Assemblée, nous voici à l’aise. Ne venez plus nous demander de monopoliser l’instruction, de monopoliser le crédit, de commanditer l’agriculture, de privilégier certaines industries, de systématiser l’aumône. Nous en avons fini avec la mauvaise queue du socialisme. Votre vote a porté le coup mortel à ses rêveries. Nous n’avons plus même à les discuter ; car à quoi mènerait la discussion, puisque vous nous avez ôté les moyens de faire ces dangereuses expériences ? Si quelqu’un sait le secret de faire de la philanthropie officielle sans argent, qu’il se présente ; voici nos portefeuilles, nous les lui céderons avec joie. Tant qu’ils resteront en nos mains, dans la nouvelle position qui nous est faite, il ne nous reste qu’à proclamer, comme principe de notre politique intérieure, la liberté, la liberté des arts, des sciences, de l’agriculture, de l’industrie, du travail, de l’échange, de la presse, de l’enseignement ; car la liberté est le seul système compatible avec un budget réduit. Il faut de l’argent à l’État pour réglementer et opprimer. Point d’argent, point de réglementation. Notre rôle, fort peu dispendieux, se bornera désormais à réprimer les abus, c’est-à-dire à empêcher que la liberté d’un citoyen ne s’exerce aux dépens de celle d’un autre.
« Notre politique extérieure n’est pas moins indiquée et forcée. Nous tergiversions, nous tâtonnions encore ; maintenant nous sommes irrévocablement fixés, non par choix seulement, mais par nécessité. Heureux, mille fois heureux que cette nécessité nous impose justement la politique que nous aurions adoptée par choix ! Nous sommes résolus à réduire notre état militaire. Remarquez bien qu’il n’y a pas à raisonner là-dessus, il faut agir ; car nous sommes placés entre le désarmement et la banqueroute. De deux maux, dit-on, il faut choisir le moindre. Ici, il n’y a à choisir, selon nous, qu’entre un bien immense et un mal effroyable ; et cependant, hier encore ce choix ne nous était pas facile : la fausse philanthropie, les passions belliqueuses nous faisaient obstacle ; il fallait compter avec elles. Aujourd’hui elles sont forcément réduites au silence ; car, quoiqu’on dise que la passion ne raisonne pas, néanmoins elle ne peut déraisonner au point d’exiger que nous fassions la guerre sans argent. Nous venons donc proclamer à cette tribune le fait du désarmement, et comme conséquence, comme principe de notre politique extérieure, la non-intervention. Que l’on ne nous parle plus de prépondérance, de prépotence ; qu’on ne nous montre plus comme champ de gloire et de carnage la Hongrie, l’Italie, la Pologne. Nous savons ce qu’on peut dire pour ou contre la propagande armée, quand on a le choix. Mais vous ne disconviendrez pas que, quand on ne l’a plus, la controverse est superflue. L’armée va être réduite à ce qui est nécessaire pour garantir l’indépendance du pays, et du même coup, toutes les nations pourront compter désormais, en ce qui nous concerne, sur leur indépendance. Qu’elles réalisent leurs réformes comme elles l’entendront ; qu’elles n’entreprennent que ce qu’elles peuvent accomplir. Nous leur faisons savoir hautement et définitivement qu’aucun des partis qui les divisent n’ont plus à compter sur le concours de nos baïonnettes. Que dis-je ? ils n’ont pas même besoin de nos protestations, car ces baïonnettes vont rentrer dans le fourreau, ou plutôt, pour plus de sûreté, se convertir en charrues. J’entends des interruptions descendre de ces bancs, vous dites : C’est la politique du chacun chez soi, chacun pour soi. Hier encore nous aurions pu discuter la valeur de cette politique, puisque nous étions libres d’en adopter une autre. Hier, j’aurais invoqué des raisons. J’aurais dit : Oui, chacun chez soi, chacun pour soi, autant qu’il s’agit de force brutale. Ce n’est pas à dire que les liens des peuples seront brisés. Ayons avec tous des relations philosophiques, scientifiques, artistiques, littéraires, commerciales. C’est par là que l’humanité s’éclaire et progresse. Mais des rapports à coups de sabre et de fusil, je n’en veux pas. Parce que des familles parfaitement unies ne vont pas les unes chez les autres à main armée, dire qu’elles se conduisent sur la maxime : Chacun chez soi, c’est un étrange abus de mots. D’ailleurs, que dirions-nous si, pour terminer nos dissensions, lord Palmerston nous envoyait des régiments anglais ? Le rouge de l’indignation ne nous monterait-il pas au front ? Comment donc refusons-nous de croire que les autres peuples chérissent aussi leur dignité et leur indépendance ? Voilà ce que j’aurais dit hier, car quand on a le choix entre deux politiques, il faut justifier par des raisons celle qu’on préfère. Aujourd’hui je n’invoque que la nécessité, parce que l’option ne nous appartient plus. La majorité, qui nous a refusé les recettes pour nous forcer à diminuer les dépenses, ne sera pas assez inconséquente pour nous imposer une politique ruineuse. Si quelqu’un, sachant que l’impôt des postes, du sel et des boissons va être considérablement réduit ; sachant que nous sommes en présence d’un déficit de 500 millions, a encore l’audace de proclamer le principe de la propagande armée, qui, menaçant l’Eurore, nous force, même en temps de paix, à des efforts ruineux, qu’il se lève et prenne ce portefeuille. Quant à nous, nous n’assumerons pas la honte d’une telle puérilité. Donc dès aujourd’hui la politique de la non-intervention est proclamée. Dès aujourd’hui des mesures sont prises pour licencier une partie de l’armée. Dès aujourd’hui des ordres partent pour supprimer d’inutiles ambassades.
« Paix et liberté ! voilà la politique que nous eussions adoptée par conviction. Nous remercions l’Assemblée de nous en avoir fait une nécessité absolue et évidente. Elle fera le salut, la gloire et la prospérité de la République ; elle marquera nos noms dans l’histoire. »
Voilà, ce me semble, ce qu’eût dû dire le cabinet actuel. Sa parole eût rencontré l’universel assentiment de l’Assemblée, de la France et de l’Europe.
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