La ligue anglaise et la ligue allemande

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Journal des Économistes, n° de décembre 1845.

Réponse à la Presse du 17 octobre 1845 [1].

La Ligue anglaise représente la liberté, la Ligue allemande la restriction. Nous ne devons pas être surpris que toutes les sympathies de la Presse soient acquises à la Ligue allemande.

« Les États, dit-elle, qui composent aujourd’hui l’association allemande ont-ils à se féliciter du système qu’ils ont adopté en commun ?… Si les résultats sont d’une nature telle que l’Allemagne, encouragée par les succès déjà obtenus, ne puisse que persévérer dans la voie où elle est entrée, alors nécessairement le système de la Ligue anglaise repose sur de grandes illusions…

« Or, voyez les résultats financiers… D’année en année le progrès est sensible et doublement satisfaisant : les frais diminuent, les recettes augmentent ; … la masse de la population est soulagée, … etc.

« Les résultats économiques ne sont pas moins significatifs. De grandes industries ont été fondées ; de nombreux emplois ont été créés pour les facultés physiques et pour l’intelligence des classes pauvres ; d’abondantes sources de salaires se sont ouvertes ; la population s’est accrue ; la valeur de la propriété foncière s’est élevée ; etc.

« Enfin, les résultats politiques se manifestent à tous les yeux… etc. »

Après ce dithyrambe, la conclusion ne pouvait être douteuse.

« L’ensemble des faits acquis prouve que la pensée du Zollverein a été une pensée éminemment féconde ; … que la combinaison des tarifs adoptés par le Zollverein a été favorable au développement de la prospérité intérieure. Nous en concluons que les principes qui ont présidé à l’organisation du Zollverein ne sont pas près d’être répudiés ; qu’ils ne peuvent au contraire qu’exercer une influence contagieuse sur les autres parties du continent européen, et que, par conséquent, les doctrines de la Ligue anglaise risquent de rencontrer, dans le mouvement des esprits au dehors, des obstacles de plus en plus insurmontables… »

Nous ferons observer que la Presse a tort de parler de la pensée du Zollverein, car le Zollverein n’a pas eu qu’une pensée, il en a eu deux, et, qui plus est, deux pensées contradictoires : une pensée de liberté et une pensée de restriction. Il a entravé les relations des Allemands avec le reste des hommes, mais il a affranchi les relations des Allemands entre eux. Il a exhaussé la grande barrière qui ceint l’Association, mais il a détruit les innombrables barrières qui circonscrivaient chacun des associés. Tel État, par exemple, a vu s’accroître les difficultés de ses relations par sa frontière méridionale, mais s’aplanir les obstacles qu’elles rencontraient jusqu’alors sur ses trois autres frontières. Pour les États enclavés, le cercle dans lequel ils peuvent se mouvoir librement a été considérablement élargi.

Le Zollverein a donc mis en action deux principes diamétralement opposés. Or, il est clair que l’Allemagne ne peut attribuer la prospérité qui s’en est suivie à l’œuvre simultanée de deux principes qui se contredisent. Elle a progressé, d’accord ; mais est-ce grâce aux barrières renforcées ou aux barrières renversées ? car, quelque fond que fasse le journalisme sur la crédulité de l’abonné, je ne pense pas qu’il le croie encore descendu à ce degré de niaiserie qu’il faut lui supposer pour oser lui dire en face que oui et non sont vrais en même temps.

L’Allemagne ayant été tirée vers le bien et vers le mal, si le bien l’a emporté, comme on l’établit, il reste encore à se demander s’il faut en remercier l’abolition des tarifs particuliers ou l’aggravation du tarif général. La Presse en attribue toute la gloire au principe de restriction générale : en ce cas, pour être conséquente, elle devait ajouter que le bien a été atténué par le principe de liberté locale. Nous croyons, nous, que l’Allemagne doit ses progrès aux entraves dont elle a été dégagée, et c’est pourquoi nous concluons qu’ils eussent été plus rapides encore si, à l’œuvre de l’affranchissement, ne s’était pas mêlée une pensée restrictive.

L’argumentation de la Presse n’est donc qu’un sophisme de confusion. L’Allemagne avait ses deux bras garrottés ; le Zollverein est survenu qui a dégagé le bras droit (commerce intérieur) et gêné un peu plus le bras gauche (commerce extérieur) ; dans ce nouvel état elle a fait quelque progrès. « Voyez, dit la Presse, ce que c’est pourtant que de gêner les bras gauches ! » Et que ne nous montre-t-elle le bras droit ?

Faut-il être surpris de voir la Presse, en cette occasion, confondre les effets de la liberté et du monopole ? L’absence de principes, ou, ce qui revient au même, l’adhésion à plusieurs principes qui s’excluent, semble être le caractère distinctif de cette feuille, et il n’est pas invraisemblable qu’elle lui doit une partie de sa vogue. Dans ce siècle de scepticisme, en effet, rien n’est plus propre à donner un vernis de modération et de sagesse. « Voyez la Presse, dit-on, elle ne s’enchaîne pas à un principe absolu, comme ces hommes qu’elle appelle des songe-creux ; elle plaide le pour et le contre, la liberté et la restriction, selon les temps et l’occurrence. »

Pendant longtemps encore cette tactique aura des chances de succès ; car, au milieu du choc des doctrines, le grand nombre est disposé à croire que la vérité n’existe pas. — Et pourtant elle existe. Il est bien certain qu’en matière de relations internationales, elle se trouve dans cette proposition : Il vaut mieux acheter à autrui ce qu’il en coûte plus cher de faire soi-même. — Ou bien dans celle-ci : Il vaut mieux faire les choses soi-même, encore qu’il en coûte moins cher de les acheter à autrui.

Or, la Presse raisonne sans cesse comme si chacune de ces propositions était tour à tour vraie et fausse. L’article auquel je réponds ici offre un exemple remarquable de cette cacophonie.

Après avoir félicité le Zollverein des grands résultats qu’il a obtenus par la restriction, elle le blâme de restreindre l’importation du sucre, et ses paroles méritent d’être citées :

« Ç’a été, de la part de l’Association, une grande faute de laisser prendre un développement si marqué, chez elle, au sucre de betterave… Si elle n’avait pas cédé à la tentation de fabriquer elle-même son sucre, elle aurait pu établir, avec le continent américain et avec une portion de l’Asie, des relations très-profitables… Pour s’assurer ces relations fécondes, l’Allemagne était placée dans une position unique ; elle avait le bonheur de ne posséder aucune colonie ; par conséquent, elle échappait à la nécessité de créer des monopoles. Elle était libre d’ouvrir son marché à tous les pays de vaste production sucrière, au Brésil, aux colonies espagnoles, aux Indes, à la Chine ; et Dieu sait la masse énorme de produits qu’elle aurait exportés comme contre-valeur de ces sucres exotiques, que ces populations auraient pu consommer à des prix fabuleusement bas. Cette magnifique chance, elle l’a perdue le jour où elle s’est mis en tête de faire sur son propre sol du sucre de betterave. »

Y a-t-il dans ce passage un argument, un mot qui ne se retourne contre toutes les restrictions imaginables qui ont pour but de protéger le travail, de provoquer la création de nouvelles industries ; restrictions dont le but général de l’article est de favoriser sur le continent l’influence contagieuse ?

Je suppose qu’il s’agisse de l’industrie métallurgique en France.

Vous dites : « L’Allemagne a commis une grande faute de laisser prendre un développement si marqué, chez elle, au sucre de betterave. »

Et moi, je dis : « La France a commis une grande faute de laisser prendre un développement si marqué, chez elle, à la production du fer. »

Vous dites : « Si l’Allemagne n’avait pas cédé à la tentation de fabriquer elle-même son sucre, elle aurait pu établir, avec le continent américain et une partie de l’Asie, des relations très-profitables. »

Et moi, je dis : « Si la France n’avait pas cédé à la tentation de fabriquer elle-même son fer, elle aurait pu établir, avec l’Espagne, l’Angleterre, la Belgique, la Suède, des relations très-profitables. »

Vous dites : « L’Allemagne était libre d’ouvrir son marché à tous les pays de vaste production sucrière, et Dieu sait la masse énorme de produits qu’elle aurait exportés comme contre-valeur de ces sucres exotiques, que sa population aurait consommés à des prix fabuleusement bas. »

Et moi, je dis : « La France était libre d’ouvrir son marché à tous les pays de vaste production métallurgique, et Dieu sait la masse énorme de produits qu’elle aurait exportés comme contre-valeur de ces fers exotiques, que sa population aurait consommés à des prix fabuleusement bas. »

Vous dites : « Cette magnifique chance, l’Allemagne l’a perdue le jour où elle s’est mis en tête de faire sur son propre sol du sucre de betterave. »

Et moi, je dis : « Cette magnifique chance, la France l’a perdue le jour où elle s’est mis en tête de faire chez elle tout le fer dont elle a besoin. »

Ou si, revenant à vos doctrines de prédilection, vous voulez justifier la protection que la France accorde à l’industrie métallurgique, je vous répondrai par les arguments que vous dirigez contre la protection que l’Allemagne accorde à l’industrie sucrière.

Direz-vous que la production du fer est une source de travail pour les ouvriers français ?

J’en dirai autant de la production du sucre pour les ouvriers allemands.

Direz-vous que le travail allemand ne perdrait rien à l’importation du sucre exotique, parce qu’il serait employé à créer la contre-valeur ?

J’en dirai autant du travail français à l’égard de l’importation du fer.

Direz-vous que si les Anglais nous vendent du fer, il n’est pas sûr qu’ils prennent en retour nos articles Paris et nos vins ?

Je vous répondrai que si les Brésiliens vendent du sucre aux Allemands, il n’est pas certain qu’ils reçoivent en échange des produits allemands.

Vous voyez donc bien qu’il y a une vérité, une vérité absolue, et que, comme dirait Pascal, ce qui est vrai au delà ne saurait être faux en deçà du Rhin.

[1]: Nous devons expliquer comment il se fait que notre savant collaborateur répond si tard aux théories de la Presse : M. F. Bastiat, qui habite le département des Landes, n’a eu connaissance de l’article de ce journal, que longtemps après sa publication. En outre, cette réponse, qu’il nous avait envoyée pour le numéro de novembre, ne nous est point parvenue à temps. (Note de la rédaction du Journal des Économistes.)

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