Maudit Argent !

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Journal des Économistes, n° du 15 avril 1849.

— Maudit argent ! maudit argent ! s’écriait d’un air désolé F* l’économiste, au sortir du Comité des finances où l’on venait de discuter un projet de papier-monnaie.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je. D’où vient ce dégoût subit pour la plus encensée des divinités de ce monde ?

— Maudit argent ! maudit argent !

— Vous m’alarmez. Il n’est rien qu’une fois ou autre je n’aie entendu blasphémer, la paix, la liberté, la vie, et Brutus a été jusqu’à dire : Vertu ! tu n’es qu’un nom ! Mais si quelque chose a échappé jusqu’ici…

— Maudit argent ! maudit argent !

— Allons, un peu de philosophie. Que vous est-il arrivé ? Crésus vient-il de vous éclabousser ? Mondor vous a-t-il ravi l’amour de votre mie ? ou bien Zoïle a-t-il acheté contre vous une diatribe au gazetier ?

— Je n’envie pas le char de Crésus ; ma renommée, par son néant, échappe à la langue de Zoïle ; et quant à ma mie, jamais, jamais l’ombre même de la tache la plus légère…

— Ah ! j’y suis. Où avais-je la tête ? Vous êtes, vous aussi, inventeur d’une réorganisation sociale, système F*. Votre société, vous la voulez plus parfaite que celle de Sparte, et pour cela toute monnaie doit en être sévèrement bannie. Ce qui vous embarrasse, c’est de décider vos adeptes à vider leur escarcelle. Que voulez-vous ? c’est l’écueil de tous les réorganisateurs. Il n’en est pas un qui ne fît merveille s’il parvenait à vaincre toutes les résistances, et si l’humanité tout entière consentait à devenir entre ses doigts cire molle ; mais elle s’entête à n’être pas cire molle. Elle écoute, applaudit ou dédaigne, et… va comme devant.

— Grâce au Ciel, je résiste encore à cette manie du jour. Au lieu d’inventer des lois sociales, j’étudie celles qu’il a plu à Dieu d’inventer, ayant d’ailleurs le bonheur de les trouver admirables dans leur développement progressif. Et c’est pour cela que je répète : Maudit argent ! maudit argent !

— Vous êtes donc proudhonien ou proudhoniste ? Eh, morbleu ! vous avez un moyen simple de vous satisfaire. Jetez votre bourse dans la Seine, ne vous réservant que cent sous pour prendre une action de la Banque d’échange.

— Puisque je maudis l’argent, jugez si j’en dois maudire le signe trompeur !

— Alors, il ne me reste plus qu’une hypothèse. Vous êtes un nouveau Diogène, et vous allez m’affadir d’une tirade à la Sénèque, sur le mépris des richesses.

— Le Ciel m’en préserve ! Car la richesse, voyez-vous, ce n’est pas un peu plus ou un peu moins d’argent. C’est du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui sont nus, du bois qui réchauffe, de l’huile qui allonge le jour, une carrière ouverte à votre fils, une dot assurée à votre fille, un jour de repos pour la fatigue, un cordial pour la défaillance, un secours glissé dans la main du pauvre honteux, un toit contre l’orage, des ailes aux amis qui se rapprochent, une diversion pour la tête que la pensée fait plier, l’incomparable joie de rendre heureux ceux qui nous sont chers. La richesse, c’est l’instruction, l’indépendance, la dignité, la confiance, la charité, tout ce que le développement de nos facultés peut livrer aux besoins du corps et de l’esprit ; c’est le progrès, c’est la civilisation. La richesse, c’est l’admirable résultat civilisateur de deux admirables agents, plus civilisateurs encore qu’elle-même : le travail et l’échange [1].

— Bon ! n’allez-vous pas maintenant entonner un dithyrambe à la richesse, quand, il n’y a qu’un instant, vous accabliez l’or de vos imprécations ?

— Eh ! ne comprenez-vous pas que c’était tout simplement une boutade d’économiste ! Je maudis l’argent précisément parce qu’on le confond, comme vous venez de faire, avec la richesse, et que de cette confusion sortent des erreurs et des calamités sans nombre. Je le maudis, parce que sa fonction dans la société est mal comprise et très-difficile à faire comprendre. Je le maudis, parce qu’il brouille toutes les idées, fait prendre le moyen pour le but, l’obstacle pour la cause, alpha pour oméga ; parce que sa présence dans le monde, bienfaisante par elle-même, y a cependant introduit une notion funeste, une pétition de principes, une théorie à rebours qui, dans ses formes multiples, a appauvri les hommes et ensanglanté la terre. Je le maudis, parce que je me sens incapable de lutter contre l’erreur à laquelle il a donné naissance autrement que par une longue et fastidieuse dissertation que personne n’écoutera. Ah ! si je tenais au moins sous ma main un auditeur patient et bénévole !

— Morbleu ! il ne sera pas dit que faute d’une victime vous resterez dans l’état d’irritation où je vous vois. J’écoute ; parlez, dissertez, ne vous gênez en aucune façon.

— Vous me promettez de prendre intérêt…

— Je vous promets de prendre patience.

— C’est bien peu.

— C’est tout ce dont je puis disposer. Commencez, et expliquez-moi d’abord comment une méprise sur le numéraire, si méprise il y a, se trouve au fond de toutes les erreurs économiques.

— Là, franchement, la main sur la conscience, ne vous est-il jamais arrivé de confondre la richesse avec l’argent ?

— Je ne sais ; je ne me suis jamais morfondu sur l’économie politique. Mais, après tout, qu’en résulterait-il ?

— Pas grand’chose. Une erreur dans votre cervelle sans influence sur vos actes ; car, voyez-vous, en matière de travail et d’échange, quoiqu’il y ait autant d’opinions que de têtes, nous agissons tous de la même manière.

— À peu près comme nous marchons d’après les mêmes principes, encore que nous ne soyons pas d’accord sur la théorie de l’équilibre et de la gravitation.

— Justement. Quelqu’un qui serait conduit par ses inductions à croire que, pendant la nuit, nous avons la tête en bas et les pieds en haut, pourrait faire là-dessus de beaux livres, mais il se tiendrait comme tout le monde.

— Je le crois bien. Si non, il serait vite puni d’être trop bon logicien.

— De même, cet homme mourrait bientôt de faim qui, s’étant persuadé que l’argent est la richesse réelle, serait conséquent jusqu’au bout. Voilà pourquoi cette théorie est fausse, car il n’y a de théorie vraie que celle qui résulte des faits mêmes, tels qu’ils se manifestent en tous temps ou en tous lieux.

— Je comprends que, dans la pratique et sous l’influence de l’intérêt personnel, la conséquence funeste de l’acte erroné tend incessamment à redresser l’erreur. Mais si celle dont vous parlez a si peu d’influence, pourquoi vous donne-t-elle tant d’humeur ?

— C’est que, quand un homme, au lieu d’agir pour lui-même, décide pour autrui, l’intérêt personnel, cette sentinelle si vigilante et si sensible, n’est plus là pour crier : Aïe ! La responsabilité est déplacée. C’est Pierre qui se trompe, et c’est Jean qui souffre ; le faux système du législateur devient forcément la règle d’action de populations entières. Et voyez la différence. Quand vous avez de l’argent et grand’faim, quelle que soit votre théorie du numéraire, que faites-vous ?

— J’entre chez un boulanger et j’achète du pain.

— Vous n’hésitez pas à vous défaire de votre argent ?

— Je ne l’ai que pour cela.

— Et si, à son tour, ce boulanger a soif, que fait-il ?

— Il va chez le marchand de vin et boit un canon avec l’argent que je lui ai donné.

— Quoi ! il ne craint pas de se ruiner ?

— La véritable ruine serait de ne manger ni boire.

— Et tous les hommes qui sont sur la terre, s’ils sont libres, agissent de même ?

— Sans aucun doute. Voulez-vous qu’ils meurent de faim pour entasser des sous ?

— Loin de là, je trouve qu’ils agissent sagement, et je voudrais que la théorie ne fût autre chose que la fidèle image de cette universelle pratique. Mais supposons maintenant que vous êtes le législateur, le roi absolu d’un vaste empire où il n’y a pas de mines d’or.

— La fiction me plaît assez.

— Supposons encore que vous êtes parfaitement convaincu de ceci : La richesse consiste uniquement et exclusivement dans le numéraire ; qu’en concluriez-vous ?

— J’en conclurais qu’il n’y a pas d’autre moyen pour moi d’enrichir mon peuple, ou pour lui de s’enrichir lui-même, que de soutirer le numéraire des autres peuples.

— C’est-à-dire de les appauvrir. La première conséquence à laquelle vous arriveriez serait donc celle-ci : Une nation ne peut gagner que ce qu’une autre perd.

— Cet axiome a pour lui l’autorité de Bacon et de Montaigne.

— Il n’en est pas moins triste, car enfin il revient à dire : Le progrès est impossible. Deux peuples, pas plus que deux hommes, ne peuvent prospérer côte à côte.

— Il semble bien que cela résulte du principe.

— Et comme tous les hommes aspirent à s’enrichir, il faut dire que tous aspirent, en vertu d’une loi providentielle, à ruiner leurs semblables.

— Ce n’est pas du christianisme, mais c’est de l’économie politique.

— Détestable. Mais poursuivons. Je vous ai fait roi absolu. Ce n’est pas pour raisonner, mais pour agir. Rien ne limite votre puissance. Qu’allez-vous faire en vertu de cette doctrine : la richesse, c’est l’argent ?

— Mes vues se porteront à accroître sans cesse, au sein de mon peuple, la masse du numéraire.

— Mais il n’y a pas de mines dans votre royaume. Comment vous y prendrez-vous ? Qu’ordonnerez-vous ?

— Je n’ordonnerai rien ; je défendrai. Je défendrai, sous peine de mort, de faire sortir un écu du pays.

— Et si votre peuple, ayant de l’argent, a faim aussi ?

— N’importe. Dans le système où nous raisonnons, lui permettre d’exporter des écus, ce serait lui permettre de s’appauvrir.

— En sorte que, de votre aveu, vous le forceriez à se conduire sur un principe opposé à celui qui vous guide vous même dans des circonstances semblables. Pourquoi cela ?

— C’est sans doute parce que ma propre faim me pique, et que la faim des peuples ne pique pas les législateurs.

— Eh bien ! je puis vous dire que votre plan échouerait, et qu’il n’y a pas de surveillance assez vigilante pour empêcher, quand le peuple a faim, les écus de sortir, si le blé a la liberté d’entrer.

— En ce cas, ce plan, erroné ou non, est inefficace pour le bien comme pour le mal, et nous n’avons plus à nous en occuper.

— Vous oubliez que vous êtes législateur. Est-ce qu’un législateur se rebute pour si peu, quand il fait ses expériences sur autrui ? Le premier décret ayant échoué, ne chercheriez-vous pas un autre moyen d’atteindre votre but ?

— Quel but ?

— Vous avez la mémoire courte ; celui d’accroître, au sein de votre peuple, la masse du numéraire supposé être la seule et vraie richesse.

— Ah vous m’y remettez ; pardon. Mais c’est que, voyez-vous, on a dit de la musique : Pas trop n’en faut ; je crois que c’est encore plus vrai de l’économie politique. M’y revoilà. Mais je ne sais vraiment qu’imaginer…

— Cherchez bien. D’abord, je vous ferai remarquer que votre premier décret ne résolvait le problème que négativement. Empêcher les écus de sortir, c’est bien empêcher la richesse de diminuer, mais ce n’est pas l’accroître.

— Ah je suis sur la voie… ce blé libre d’entrer… Il me vient une idée lumineuse… Oui, le détour est ingénieux, le moyen infaillible, je touche au but.

— À mon tour, je vous demanderai quel but ?

— Eh ! morbleu, d’accroître la masse du numéraire.

— Comment vous y prendrez-vous, s’il vous plaît ?

— N’est-il pas vrai que pour que la pile d’argent s’élève toujours, la première condition est qu’on ne l’entame jamais ?

— Bien.

— Et la seconde qu’on y ajoute toujours ?

— Très-bien.

— Donc le problème sera résolu, en négatif et positif, comme disent les socialistes, si d’un côté j’empêche l’étranger d’y puiser, et si, de l’autre, je le force à y verser.

— De mieux en mieux.

— Et pour cela deux simples décrets où le numéraire ne sera pas même mentionné. Par l’un, il sera défendu à mes sujets de rien acheter au dehors ; par l’autre, il leur sera ordonné d’y beaucoup vendre.

— C’est un plan fort bien conçu.

— Est-il nouveau ? Je vais aller me pourvoir d’un brevet d’invention.

— Ne vous donnez pas cette peine ; la priorité vous serait contestée. Mais prenez garde à une chose.

— Laquelle ?

— Je vous ai fait roi tout-puissant. Je comprends que vous empêcherez vos sujets d’acheter des produits étrangers. Il suffira d’en prohiber l’entrée. Trente ou quarante mille douaniers feront l’affaire.

— C’est un peu cher. Qu’importe ? L’argent qu’on leur donne ne sort pas du pays.

— Sans doute ; et dans notre système, c’est l’essentiel. Mais pour forcer la vente au dehors, comment procéderez-vous ?

— Je l’encouragerai par des primes, au moyen de quelques bons impôts frappés sur mon peuple.

— En ce cas, les exportateurs, contraints par leur propre rivalité, baisseront leurs prix d’autant, et c’est comme si vous faisiez cadeau à l’étranger de ces primes ou de ces impôts.

— Toujours est-il que l’argent ne sortira pas du pays.

— C’est juste. Cela répond à tout ; mais si votre système est si avantageux, les rois vos voisins l’adopteront. Ils reproduiront vos décrets ; ils auront des douaniers et repousseront vos produits, afin que chez eux non plus la pile d’argent ne diminue pas.

— J’aurai une armée et je forcerai leurs barrières.

— Ils auront une armée et forceront les vôtres.

— J’armerai des navires, je ferai des conquêtes, j’acquerrai des colonies, et créerai à mon peuple des consommateurs qui seront bien obligés de manger notre blé et boire notre vin.

— Les autres rois en feront autant. Ils vous disputeront vos conquêtes, vos colonies et vos consommateurs. Voilà la guerre partout et le monde en feu.

— J’augmenterai mes impôts, mes douaniers, ma marine et mon armée.

— Les autres vous imiteront.

— Je redoublerai d’efforts.

— Ils feront de même. En attendant, rien ne prouve que vous aurez réussi à beaucoup vendre.

— Il n’est que trop vrai. Bien heureux si les efforts commerciaux se neutralisent.

— Ainsi que les efforts militaires. Et dites-moi, ces douaniers, ces soldats, ces vaisseaux, ces contributions écrasantes, cette tension perpétuelle vers un résultat impossible, cet état permanent de guerre ouverte ou secrète avec le monde entier, ne sont-ils pas la conséquence logique, nécessaire de ce que le législateur s’est coiffé de cette idée (qui n’est, vous en êtes convenu, à l’usage d’aucun homme agissant pour lui-même) : « La richesse, c’est le numéraire ; accroître le numéraire, c’est accroître la richesse ? »

— J’en conviens. Ou l’axiome est vrai, et alors le législateur doit agir dans le sens que j’ai dit, bien que ce soit la guerre universelle. Ou il est faux et, en ce cas, c’est pour se ruiner que les hommes se déchirent.

— Et souvenez-vous qu’avant d’être roi, ce même axiome vous avait conduit par la logique à ces maximes : « Ce que l’un gagne, l’autre le perd. Le profit de l’un est le dommage de l’autre ; » lesquelles impliquent un antagonisme irrémédiable entre tous les hommes.

— Il n’est que trop certain. Philosophe ou législateur, soit que je raisonne ou que j’agisse, partant de ce principe : l’argent, c’est la richesse, j’arrive toujours à cette conclusion ou à ce résultat : la guerre universelle. Avant de le discuter, vous avez bien fait de m’en signaler les conséquences ; sans cela, je n’aurais jamais eu le courage de vous suivre jusqu’au bout dans votre dissertation économique ; car, à vous parler net, cela n’est pas divertissant.

— À qui le dites-vous ? C’est à quoi je pensais quand vous m’entendiez murmurer : Maudit argent ! Je gémissais de ce que mes compatriotes n’ont pas le courage d’étudier ce qu’il leur importe tant de savoir.

— Et pourtant, les conséquences sont effrayantes.

— Les conséquences ! Je ne vous en ai signalé qu’une. J’aurais pu vous en montrer de plus funestes encore.

— Vous me faites dresser les cheveux sur la tête ! Quels autres maux a pu infliger à l’humanité cette confusion entre l’Argent et la Richesse ?

— Il me faudra longtemps pour les énumérer. C’est une doctrine qui a une nombreuse lignée. Son fils aîné, nous venons de faire sa connaissance, s’appelle régime prohibitif ; le cadet, système colonial ; le troisième, haine au capital ; le Benjamin, papier-monnaie.

— Quoi ! le papier-monnaie procède de la même erreur ?

— Directement. Quand les législateurs, après avoir ruiné les hommes par la guerre et l’impôt, persévèrent dans leur idée, ils se disent : « Si le peuple souffre, c’est qu’il n’a pas assez d’argent. Il en faut faire. » Et comme il n’est pas aisé de multiplier les métaux précieux, surtout quand on a épuisé les prétendues ressources de la prohibition, « nous ferons du numéraire fictif, ajoutent-ils, rien n’est plus aisé, et chaque citoyen en aura plein son portefeuille ! ils seront tous riches. »

— En effet, ce procédé est plus expéditif que l’autre, et puis il n’aboutit pas à la guerre étrangère.

— Non, mais à la guerre civile.

— Vous êtes bien pessimiste. Hâtez-vous donc de traiter la question au fond. Je suis tout surpris de désirer, pour la première fois, savoir si l’argent (ou son signe) est la richesse.

— Vous m’accorderez bien que les hommes ne satisfont immédiatement aucun de leurs besoins avec des écus. S’ils ont faim, c’est du pain qu’il leur faut ; s’ils sont nus, des vêtements ; s’ils sont malades, des remèdes ; s’ils ont froid, un abri, du combustible ; s’ils aspirent à apprendre, des livres ; s’ils désirent se déplacer, des véhicules, et ainsi de suite. La richesse d’un pays se reconnaît à l’abondance et à la bonne distribution de toutes ces choses.

Par où vous devez reconnaître avec bonheur combien est fausse cette triste maxime de Bacon : Ce qu’un peuple gagne, l’autre le perd nécessairement ; maxime exprimée d’une manière plus désolante encore par Montaigne, en ces termes : Le profit de l’un est le dommage de l’autre. Lorsque Sem, Cham et Japhet se partagèrent les vastes solitudes de cette terre, assurément chacun d’eux put bâtir, dessécher, semer, récolter, se mieux loger, se mieux nourrir, se mieux vêtir, se mieux instruire, se perfectionner, s’enrichir, en un mot, et accroître ses jouissances, sans qu’il en résultât une dépression nécessaire dans les jouissances analogues de ses frères. Il en est de même de deux peuples.

— Sans doute, deux peuples, comme deux hommes, sans relations entre eux, peuvent, en travaillant plus, en travaillant mieux, prospérer côte à côte sans se nuire. Ce n’est pas là ce qui est nié par les axiomes de Montaigne et de Bacon. Ils signifient seulement que, dans le commerce qui se fait entre deux peuples ou deux hommes, si l’un gagne, il faut que l’autre perde. Et cela est évident de soi ; l’échange n’ajoutant rien par lui-même à la masse de ces choses utiles dont vous parliez, si après l’échange une des parties se trouve en avoir plus, il faut bien que l’autre partie se trouve en avoir moins.

— Vous vous faites de l’échange une idée bien incomplète, incomplète au point d’en devenir fausse. Si Sem est sur une plaine fertile en blé, Japhet sur un coteau propre à produire du vin, Cham sur de gras pâturages, il se peut que la séparation des occupations, loin de nuire à l’un d’eux, les fasse prospérer tous les trois. Cela doit même arriver, car la distribution du travail, introduite par l’échange, aura pour effet d’accroître la masse du blé, du vin et de la viande à partager. Comment en serait-il autrement, si vous admettez la liberté de ces transactions ? Dès l’instant que l’un des trois frères s’apercevrait que le travail, pour ainsi dire sociétaire, le constitue en perte permanente, comparativement au travail solitaire, il renoncerait à échanger. L’échange porte avec lui-même son titre à notre reconnaissance. Il s’accomplit, donc il est bon.

— Mais l’axiome de Bacon est vrai quand il s’agit d’or et d’argent. Si l’on admet qu’à un moment déterminé il en existe dans le monde une quantité donnée, il est bien clair qu’une bourse ne se peut emplir qu’une autre bourse ne se vide.

— Et si l’on professe que l’or est la richesse, la conclusion est qu’il y a parmi les hommes des déplacements de fortune et jamais de progrès général. C’est justement ce que je disais en commençant. Que si, au contraire, vous voyez la vraie richesse dans l’abondance des choses utiles propres à satisfaire nos besoins et nos goûts, vous comprendrez comme possible la prospérité simultanée. Le numéraire ne sert qu’à faciliter la transmission d’une main à l’autre de ces choses utiles, ce qui s’accomplit aussi bien avec une once de métal rare, comme l’or, qu’avec une livre de métal plus abondant, comme l’argent, ou avec un demi-quintal de métal plus abondant encore, comme le cuivre. D’après cela, s’il y avait à la disposition de tous les Français une fois plus de toutes ces choses utiles, la France serait le double plus riche, bien que la quantité de numéraire restât la même ; mais il n’en serait pas ainsi s’il y avait le double de numéraire, la masse des choses utiles n’augmentant pas.

— La question est de savoir si la présence d’un plus grand nombre d’écus n’a pas précisément pour effet d’augmenter la masse des choses utiles.

— Quel rapport peut-il y avoir entre ces deux termes ? Les aliments, les vêtements, les maisons, le combustible, tout cela vient de la nature et du travail, d’un travail plus ou moins habile s’exerçant sur une nature plus ou moins libérale.

— Vous oubliez une grande force, qui est l’échange. Si vous avouez que c’est une force, comme vous êtes convenu que les écus le facilitent, vous devez convenir qu’ils ont une puissance indirecte de production.

— Mais j’ai ajouté qu’un peu de métal rare facilite autant de transactions que beaucoup de métal abondant, d’où il suit qu’on n’enrichit pas un peuple en le forçant de donner des choses utiles pour avoir plus d’argent.

— Ainsi, selon vous, les trésors qu’on trouve en Californie n’accroîtront pas la richesse du monde ?

— Je ne crois pas qu’ils ajoutent beaucoup aux jouissances, aux satisfactions réelles de l’humanité prise dans son ensemble. Si l’or de la Californie ne fait que remplacer dans le monde celui qui se perd et se détruit, cela peut avoir son utilité. S’il en augmente la masse, il la dépréciera. Les chercheurs d’or seront plus riches qu’ils n’eussent été sans cela. Mais ceux entre les mains de qui se trouvera l’or actuel au moment de la dépréciation, se procureront moins de satisfactions à somme égale. Je ne puis voir là un accroissement, mais un déplacement de la vraie richesse, telle que je l’ai définie.

— Tout cela est fort subtil. Mais vous aurez bien de la peine à me faire comprendre que je ne suis pas plus riche, toutes choses égales d’ailleurs, si j’ai deux écus, que si je n’en ai qu’un.

— Aussi n’est-ce pas ce que je dis.

— Et ce qui est vrai de moi l’est de mon voisin, et du voisin de mon voisin, et ainsi de suite, de proche en proche, en faisant le tour du pays. Donc, si chaque Français a plus d’écus, la France est plus riche.

— Et voilà votre erreur, l’erreur commune, consistant à conclure de un à tous et du particulier au général.

— Quoi ! n’est-ce pas de toutes les conclusions la plus concluante ? Ce qui est vrai de chacun ne l’est-il pas de tous ? Qu’est-ce que tous, sinon les chacuns nommés en une seule fois ? Autant vaudrait me dire que chaque Français pourrait tout à coup grandir d’un pouce, sans que la taille moyenne de tous les Français fût plus élevée.

— Le raisonnement est spécieux, j’en conviens, et voilà justement pourquoi l’illusion qu’il recèle est si commune. Examinons pourtant.

Dix joueurs se réunissaient dans un salon. Pour plus de facilité, ils avaient coutume de prendre chacun dix jetons contre lesquels ils déposaient cent francs sous le chandelier, de manière à ce que chaque jeton correspondît à dix francs. Après la partie on réglait les comptes, et les joueurs retiraient du chandelier autant de fois dix francs qu’ils pouvaient représenter de jetons. Ce que voyant, l’un d’eux, grand arithméticien peut-être, mais pauvre raisonneur, dit : Messieurs, une expérience invariable m’apprend qu’à la fin de la partie je me trouve d’autant plus riche que j’ai plus de jetons. N’avez-vous pas fait la même observation sur vous-mêmes ? Ainsi ce qui est vrai de moi est successivement vrai de chacun de vous, et ce qui est vrai de chacun l’est de tous. Donc nous serions tous plus riches, en fin de jeu, si tous nous avions plus de jetons. Or, rien n’est plus aisé ; il suffit d’en distribuer le double. C’est ce qui fut fait. Mais quand la partie terminée, on en vint au règlement, on s’aperçut que les mille francs du chandelier ne s’étaient pas miraculeusement multipliés, suivant l’attente générale. Il fallut les partager, comme on dit, au prorata, et le seul résultat (bien chimérique !) obtenu, fut celui-ci : chacun avait bien le double de jetons, mais chaque jeton, au lieu de correspondre à dix francs, n’en représentait plus que cinq. Il fut alors parfaitement constaté que ce qui est vrai de chacun ne l’est pas toujours de tous.

— Je le crois bien : vous supposez un accroissement général de jetons, sans un accroissement correspondant de la mise sous le chandelier.

— Et vous, vous supposez un accroissement général d’écus sans un accroissement correspondant des choses dont ces écus facilitent l’échange.

— Est-ce que vous assimilez les écus à des jetons ?

— Non certes, à d’autres égards ; oui, au point de vue du raisonnement que vous m’opposiez et que j’avais à combattre. Remarquez une chose. Pour qu’il y ait accroissement général d’écus dans un pays, il faut, ou que ce pays ait des mines, ou que son commerce se fasse de telle façon qu’il donne des choses utiles pour recevoir du numéraire. Hors de ces deux hypothèses, un accroissement universel est impossible, les écus ne faisant que changer de mains, et, dans ce cas, encore qu’il soit bien vrai que chacun pris individuellement soit d’autant plus riche qu’il a plus d’écus, on n’en peut pas déduire la généralisation que vous faisiez tout à l’heure, puisqu’un écu de plus dans une bourse implique de toute nécessité un écu de moins dans une autre. C’est comme dans votre comparaison avec la taille moyenne. Si chacun de nous ne grandissait qu’aux dépens d’autrui, il serait bien vrai de chacun pris individuellement qu’il sera plus bel homme, s’il a la bonne chance, mais cela ne sera jamais vrai de tous pris collectivement.

— Soit. Mais dans les deux hypothèses que vous avez signalées, l’accroissement est réel, et vous conviendrez que j’ai raison.

— Jusqu’à un certain point.

L’or et l’argent ont une valeur. Pour en obtenir, les hommes consentent à donner des choses utiles qui ont une valeur aussi. Lors donc qu’il y a des mines dans un pays, si ce pays en extrait assez d’or pour acheter au dehors une chose utile, par exemple, une locomotive, il s’enrichit de toutes les jouissances que peut procurer une locomotive, exactement comme s’il l’avait faite. La question pour lui est de savoir s’il dépense plus d’efforts dans le premier procédé que dans le second. Que s’il n’exportait pas cet or, il se déprécierait et il arriverait quelque chose de pis que ce que vous voyez en Californie, car là du moins on se sert des métaux précieux pour acheter des choses utiles faites ailleurs. Malgré cela, on y court risque de mourir de faim sur des monceaux d’or. Que serait-ce, si la loi en défendait l’exportation ?

Quant à la seconde hypothèse, celle de l’or qui nous arrive par le commerce, c’est un avantage ou un inconvénient, selon que le pays en a plus ou moins besoin, comparativement au besoin qu’il a aussi des choses utiles dont il faut se défaire pour l’acquérir. C’est aux intéressés à en juger, et non à la loi ; car si la loi part de ce principe que l’or est préférable aux choses utiles, n’importe la valeur, et si elle parvient à agir efficacement dans ce sens, elle tend à faire de la France une Californie retournée, où il y aura beaucoup de numéraire pour acheter, et rien à acheter. C’est toujours le système dont Midas est le symbole.

— L’or qui entre implique une chose utile qui sort, j’en conviens, et, sous ce rapport, il y a une satisfaction soustraite au pays. Mais n’est-elle pas remplacée avec avantage ? et de combien de satisfactions nouvelles cet or ne sera-t-il pas la source, en circulant de main en main, en provoquant le travail et l’industrie, jusqu’à ce qu’enfin il sorte à son tour, et implique l’entrée d’une chose utile ?

— Vous voilà au cœur de la question. Est-il vrai qu’un écu soit le principe qui fait produire tous les objets dont il facilite l’échange ? On convient bien qu’un écu de cinq francs ne vaut que cinq francs ; mais on est porté à croire que cette valeur a un caractère particulier ; qu’elle ne se détruit pas comme les autres, ou ne se détruit que très à la longue ; qu’elle se renouvelle, pour ainsi dire, à chaque transmission ; et qu’en définitive cet écu a valu autant de fois cinq francs qu’il a fait accomplir de transactions, qu’il vaut à lui seul autant que toutes les choses contre lesquelles il s’est successivement échangé ; et on croit cela parce qu’on suppose que, sans cet écu, ces choses ne se seraient pas même produites. On dit : Sans lui, le cordonnier aurait vendu une paire de souliers de moins ; par conséquent, il aurait acheté moins de boucherie ; le boucher aurait été moins souvent chez l’épicier, l’épicier chez le médecin, le médecin chez l’avocat, et ainsi de suite.

— Cela me paraît incontestable.

— C’est bien le moment d’analyser la vraie fonction du numéraire, abstraction faite des mines et de l’importation.

Vous avez un écu. Que signifie-t-il en vos mains ? Il y est comme le témoin et la preuve que vous avez, à une époque quelconque, exécuté un travail, dont, au lieu de profiter, vous avez fait jouir la société, en la personne de votre client. Cet écu témoigne que vous avez rendu un service à la société, et, de plus, il en constate la valeur. Il témoigne, en outre, que vous n’avez pas encore retiré de la société un service réel équivalent, comme c’était votre droit. Pour vous mettre à même de l’exercer quand et comme il vous plaira, la société, par les mains de votre client, vous a donné une reconnaissance, un titre, un bon de la République, un jeton, un écu enfin, qui ne diffère des titres fiduciaires qu’en ce qu’il porte sa valeur en lui-même, et si vous savez lire, avec les yeux de l’esprit, les inscriptions dont il est chargé, vous déchiffrerez distinctement ces mots : « Rendez au porteur un service équivalent à celui qu’il a rendu à la société, valeur reçue constatée, prouvée et mesurée par celle qui est en moi-même [2]. »

Maintenant, vous me cédez votre écu. Ou c’est à titre gratuit, ou c’est à titre onéreux. Si vous me le donnez comme prix d’un service, voici ce qui en résulte : votre compte de satisfactions réelles avec la société se trouve réglé, balancé et fermé. Vous lui aviez rendu un service contre un écu, vous lui restituez maintenant l’écu contre un service ; partant quitte quant à vous. Pour moi je suis justement dans la position où vous étiez tout à l’heure. C’est moi qui maintenant suis en avance envers la société du service que je viens de lui rendre en votre personne. C’est moi qui deviens son créancier de la valeur du travail que je vous ai livré, et que je pouvais me consacrer à moi-même. C’est donc entre mes mains que doit passer le titre de cette créance, le témoin et la preuve de la dette sociale. Vous ne pouvez pas dire que je suis plus riche, car si j’ai à recevoir, c’est parce que j’ai donné. Vous ne pouvez pas dire surtout que la société est plus riche d’un écu, parce qu’un de ses membres a un écu de plus, puisqu’un autre l’a de moins.

Que si vous me cédez cet écu gratuitement, en ce cas, il est certain que j’en serai d’autant plus riche, mais vous en serez d’autant plus pauvre, et la fortune sociale, prise en masse, ne sera pas changée ; car cette fortune, je l’ai déjà dit, consiste en services réels, en satisfactions effectives, en choses utiles. Vous étiez créancier de la société, vous m’avez substitué à vos droits, et il importe peu à la société, qui est redevable d’un service, de le rendre à vous ou à moi. Elle s’acquitte en le rendant au porteur du titre.

— Mais si nous avions tous beaucoup d’écus, nous retirerions tous de la société beaucoup de services. Cela ne serait-il pas bien agréable ?

— Vous oubliez que dans l’ordre que je viens de décrire, et qui est l’image de la réalité, on ne retire du milieu social des services que parce qu’on y en a versé. Qui dit service, dit à la fois service reçu et rendu, car ces deux termes s’impliquent, en sorte qu’il doit toujours y avoir balance. Vous ne pouvez songer à ce que la société rende plus de services qu’elle n’en reçoit, et c’est pourtant là la chimère qu’on poursuit au moyen de la multiplication des écus, de l’altération des monnaies, du papier-monnaie, etc.

— Tout cela paraît assez raisonnable en théorie, mais, dans la pratique, je ne puis me tirer de la tête, quand je vois comment les choses se passent, que si, par un heureux miracle, le nombre des écus venait à se multiplier, de telle sorte que chacun de nous en vît doubler sa petite provision, nous serions tous plus à l’aise ; nous ferions tous plus d’achats, et l’industrie en recevrait un puissant encouragement.

— Plus d’achats ! Mais acheter quoi ? Sans doute des objets utiles, des choses propres à procurer des satisfactions efficaces, des vivres, des étoffes, des maisons, des livres, des tableaux. Vous devriez donc commencer par prouver que toutes ces choses s’engendrent d’elles-mêmes, par cela seul qu’on fond à l’hôtel des Monnaies des lingots tombés de la lune, ou qu’on met en mouvement à l’Imprimerie nationale la planche aux assignats ; car vous ne pouvez raisonnablement penser que si la quantité de blé, de draps, de navires, de chapeaux, de souliers reste la même, la part de chacun puisse être plus grande, parce que nous nous présenterons tous sur le marché avec une plus grande quantité de francs métalliques ou fictifs. Rappelez-vous nos joueurs. Dans l’ordre social, les choses utiles sont ce que les travailleurs eux-mêmes mettent sous le chandelier, et les écus qui circulent de main en main, ce sont les jetons. Si vous multipliez les francs, sans multiplier les choses utiles, il en résultera seulement qu’il faudra plus de francs pour chaque échange, comme il fallut aux joueurs plus de jetons pour chaque mise. Vous en avez la preuve dans ce qui se passe pour l’or, l’argent et le cuivre. Pourquoi le même troc exige-t-il plus de cuivre que d’argent, plus d’argent que d’or ? N’est-ce pas parce que ces métaux sont répandus dans le monde en proportions diverses ? Quelle raison avez-vous de croire que si l’or devenait tout à coup aussi abondant que l’argent, il ne faudrait pas autant de l’un que de l’autre pour acheter une maison ?

— Vous pouvez avoir raison, mais je désire que vous ayez tort. Au milieu des souffrances qui nous environnent, si cruelles en elles-mêmes, si dangereuses par leurs conséquences, je trouvais quelque consolation à penser qu’il y avait un moyen facile de rendre heureux tous les membres de la société.

— L’or et l’argent fussent-ils la richesse, il n’est déjà pas si facile d’en augmenter la masse dans un pays privé de mines.

— Non, mais il est aisé d’y substituer autre chose. Je suis d’accord avec vous que l’or et l’argent ne rendent guère de services que comme instruments d’échanges. Autant en fait le papier-monnaie, le billet de banque, etc. Si donc nous avions tous beaucoup de cette monnaie-là, si facile à créer, nous pourrions tous beaucoup acheter, nous ne manquerions de rien. Votre cruelle théorie dissipe des espérances, des illusions, si vous voulez, dont le principe est assurément bien philanthropique.

— Oui, comme tous les vœux stériles que l’on peut former pour la félicité universelle. L’extrême facilité du moyen que vous invoquez suffit pour en démontrer l’inanité. Croyez-vous que s’il suffisait d’imprimer des billets de banque pour que nous pussions tous satisfaire nos besoins, nos goûts, nos désirs, l’humanité serait arrivée jusqu’ici sans recourir à ce moyen ? Je conviens avec vous que la découverte est séduisante. Elle bannirait immédiatement du monde, non-seulement la spoliation sous ses formes si déplorables, mais le travail lui-même, sauf celui de la planche aux assignats. Reste à comprendre comment les assignats achèteraient des maisons que nul n’aurait bâties, du blé que nul n’aurait cultivé, des étoffes que nul n’aurait pris la peine de tisser [3].

— Une chose me frappe dans votre argumentation. D’après vous-même, s’il n’y a pas gain, il n’y a pas perte non plus à multiplier l’instrument de l’échange, ainsi qu’on le voit par l’exemple de vos joueurs, qui en furent quittes pour une déception fort bénigne. Alors pourquoi repousser la pierre philosophale, qui nous apprendrait enfin le secret de changer les cailloux en or, et, en attendant, le papier-monnaie ? Êtes-vous si entêté de votre logique, que vous refusiez une expérience sans risques ? Si vous vous trompez, vous privez la nation, au dire de vos nombreux adversaires, d’un bienfait immense. Si l’erreur est de leur côté, il ne s’agit pour le peuple, d’après vous-même, que d’une espérance déçue. La mesure, excellente selon eux, est neutre selon vous. Laissez donc essayer, puisque le pis qui puisse arriver, ce n’est pas la réalisation d’un mal, mais la non-réalisation d’un bien.

— D’abord, c’est déjà un grand mal, pour un peuple, qu’une espérance déçue. C’en est un autre que le gouvernement annonce la remise de plusieurs impôts sur la foi d’une ressource qui doit infailliblement s’évanouir. Néanmoins votre remarque aurait de la force, si, après l’émission du papier-monnaie et sa dépréciation, l’équilibre des valeurs se faisait instantanément avec une parfaite simultanéité, en toutes choses et sur tous les points du territoire. La mesure aboutirait, ainsi que dans mon salon de jeu, à une mystification universelle, dont le mieux serait de rire en nous regardant les uns les autres. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. L’expérience en a été faite, et chaque fois que les despotes ont altéré la monnaie…

— Qui propose d’altérer les monnaies ?

— Eh, mon Dieu ! forcer les gens à prendre en paiement des chiffons de papier qu’on a officiellement baptisés francs, ou les forcer de recevoir comme pesant cinq grammes une pièce d’argent qui n’en pèse que deux et demi, mais qu’on a officiellement appelée franc, c’est tout un, si ce n’est pis ; et tous les raisonnements qu’on peut faire en faveur des assignats ont été faits en faveur de la fausse monnaie légale. Certes, en se plaçant au point de vue où vous étiez tout à l’heure, et où vous paraissez être encore, lorsqu’on croyait que multiplier l’instrument des échanges c’était multiplier les échanges eux-mêmes, ainsi que les choses échangées, on devait penser de très-bonne foi que le moyen le plus simple était de dédoubler les écus et de donner législativement aux moitiés la dénomination et la valeur du tout. Eh bien ! dans un cas comme dans l’autre, la dépréciation est infaillible. Je crois vous en avoir dit la cause. Ce qu’il me reste à vous démontrer, c’est que cette dépréciation, qui, pour le papier, peut aller jusqu’à zéro, s’opère en faisant successivement des dupes parmi lesquelles les pauvres, les gens simples, les ouvriers, les campagnards occupent le premier rang.

— J’écoute ; mais abrégez. La dose d’Économie politique est un peu forte pour une fois.

— Soit. Nous sommes donc bien fixés sur ce point, que la richesse c’est l’ensemble des choses utiles que nous produisons par le travail, ou mieux encore, les résultats de tous les efforts que nous faisons pour la satisfaction de nos besoins et de nos gouts. Ces choses utiles s’échangent les unes contre les autres, selon les convenances de ceux à qui elles appartiennent. Il y a deux formes à ces transactions : l’une s’appelle troc ; c’est celle où l’on rend un service pour recevoir immédiatement un service équivalent. Sous cette forme, les transactions seraient extrêmement limitées. Pour qu’elles pussent se multiplier, s’accomplir à travers le temps et l’espace, entre personnes inconnues et par fractions infinies, il a fallu l’intervention d’un agent intermédiaire : c’est la monnaie. Elle donne lieu à l’échange, qui n’est autre chose qu’un troc complexe. C’est là ce qu’il faut remarquer et comprendre. L’échange se décompose en deux trocs, en deux facteurs, la vente et l’achat, dont la réunion est nécessaire pour le constituer. Vous vendez un service contre un écu, puis, avec cet écu, vous achetez un service. Ce n’est qu’alors que le troc est complet ; ce n’est qu’alors que votre effort a été suivi d’une satisfaction réelle. Évidemment vous ne travaillez à satisfaire les besoins d’autrui que pour qu’autrui travaille à satisfaire les vôtres. Tant que vous n’avez en vos mains que l’écu qui vous a été donné contre votre travail, vous êtes seulement en mesure de réclamer le travail d’une autre personne. Et c’est quand vous l’aurez fait, que l’évolution économique sera accomplie quant à vous, puisqu’alors seulement vous aurez obtenu, par une satisfaction réelle, la vraie récompense de votre peine. L’idée de troc implique service rendu et service reçu. Pourquoi n’en serait-il pas de même de celle d’échange, qui n’est qu’un troc en partie double ?

Et ici, il y a deux remarques à faire d’abord, c’est une circonstance assez insignifiante qu’il y ait beaucoup ou peu de numéraire dans le monde. S’il y en a beaucoup, il en faut beaucoup ; s’il y en a peu, il en faut peu pour chaque transaction ; voilà tout. La seconde observation, c’est celle-ci comme on voit toujours reparaître la monnaie à chaque échange, on a fini par la regarder comme le signe et la mesure des choses échangées.

— Nierez-vous encore que le numéraire ne soit le signe des choses utiles dont vous parlez ?

— Un louis n’est pas plus le signe d’un sac de blé qu’un sac de blé n’est le signe d’un louis.

— Quel mal y a-t-il à ce que l’on considère la monnaie comme le signe de la richesse ?

— Il y a cet inconvénient, qu’on croit qu’il suffit d’augmenter le signe pour augmenter les choses signifiées, et l’on tombe dans toutes les fausses mesures que vous preniez vous-même quand je vous avais fait roi absolu. On va plus loin. De même qu’on voit dans l’argent le signe de la richesse, on voit aussi dans le papier-monnaie le signe de l’argent, et l’on en conclut qu’il y a un moyen très-facile et très-simple de procurer à tout le monde les douceurs de la fortune.

— Mais vous n’irez certes pas jusqu’à contester que la monnaie ne soit la mesure des valeurs ?

— Si fait certes, j’irai jusque-là, car c’est là justement que réside l’illusion.

Il est passé dans l’usage de rapporter la valeur de toutes choses à celle du numéraire. On dit : ceci vaut 5, 10, 20 fr., comme on dit : ceci pèse 5, 10, 20 grammes, ceci mesure 5, 10, 20 mètres, cette terre contient 5, 10, 20 ares, etc., et de là on a conclu que la monnaie était la mesure des valeurs.

— Morbleu, c’est que l’apparence y est.

— Oui, l’apparence, et c’est ce dont je me plains, mais non la réalité. Une mesure de longueur, de capacité, de pesanteur, de superficie est une quantité convenue et immuable. Il n’en est pas de même de la valeur de l’or et de l’argent. Elle varie tout aussi bien que celle du blé, du vin, du drap, du travail, et par les mêmes causes, car elle a la même source et subit les mêmes lois. L’or est mis à notre portée absolument comme le fer, par le travail des mineurs, les avances des capitalistes, le concours des marins et des négociants. Il vaut plus ou moins selon qu’il coûte plus ou moins à produire, qu’il y en a plus ou moins sur le marché, qu’il y est plus ou moins recherché ; en un mot, il subit, quant à ses fluctuations, la destinée de toutes les productions humaines. Mais voici quelque chose d’étrange et qui cause beaucoup d’illusions. Quand la valeur du numéraire varie, c’est aux autres produits contre lesquels il s’échange que le langage attribue la variation. Ainsi, je suppose que toutes les circonstances relatives à l’or restent les mêmes, et que la récolte du blé soit emportée. Le blé haussera ; on dira : L’hectolitre de blé qui valait 20 fr. en vaut 30, et on aura raison, car c’est bien la valeur du blé qui a varié, et le langage ici est d’accord avec le fait. Mais faisons la supposition inverse : supposons que toutes les circonstances relatives au blé restent les mêmes, et que la moitié de tout l’or existant dans le monde soit engloutie ; cette fois, c’est la valeur de l’or qui haussera. Il semble qu’on devrait dire : Ce napoléon qui valait 20 fr. en vaut 40. Or, savez-vous comment on s’exprime ? Comme si c’était l’autre terme de comparaison qui eût baissé, et l’on dit : Le blé qui valait 20 fr. n’en vaut que dix.

— Cela revient parfaitement au même, quant au résultat.

— Sans doute ; mais figurez-vous toutes les perturbations, toutes les duperies qui doivent se produire dans les échanges, quand la valeur de l’intermédiaire varie sans qu’on en soit averti par un changement de dénomination. On émet des pièces altérées ou des billets qui portent le nom de vingt francs, et conserveront ce nom à travers toutes les dépréciations ultérieures. La valeur sera réduite d’un quart, de moitié, qu’ils ne s’en appelleront pas moins des pièces ou billets de vingt francs. Les gens habiles auront soin de ne livrer leurs produits que contre un nombre de billets plus grand. En d’autres termes, ils demanderont quarante francs de ce qu’ils vendaient autrefois pour vingt. Mais les simples s’y laisseront prendre. Il se passera bien des années avant que l’évolution soit accomplie pour toutes les valeurs. Sous l’influence de l’ignorance et de la coutume, la journée du manœuvre de nos campagnes restera longtemps à un franc, quand le prix vénal de tous les objets de consommation se sera élevé autour de lui. Il tombera dans une affreuse misère, sans en pouvoir discerner la cause. Enfin, Monsieur, puisque vous désirez que je finisse, je vous prie, en terminant, de porter toute votre attention sur ce point essentiel. Une fois la fausse monnaie, quelque forme qu’elle prenne, mise en circulation, il faut que la dépréciation survienne, et se manifeste par la hausse universelle de tout ce qui est susceptible de se vendre. Mais cette hausse n’est pas instantanée et égale pour toutes choses. Les habiles, les brocanteurs, les gens d’affaires s’en tirent assez bien ; car c’est leur métier d’observer les fluctuations des prix, d’en reconnaître la cause, et même de spéculer dessus. Mais les petits marchands, les campagnards, les ouvriers, reçoivent tout le choc. Le riche n’en est pas plus riche, le pauvre en devient plus pauvre. Les expédients de cette espèce ont donc pour effet d’augmenter la distance qui sépare l’opulence de la misère, de paralyser les tendances sociales qui rapprochent incessamment les hommes d’un même niveau, et il faut ensuite des siècles aux classes souffrantes, pour regagner le terrain qu’elles ont perdu dans leur marche vers l’égalité des conditions.

— Adieu, Monsieur ; je vous quitte pour aller méditer sur la dissertation à laquelle vous venez de vous livrer avec tant de complaisance.

— Êtes-vous déjà à bout de la vôtre ? C’est à peine si j’ai commencé. Je ne vous ai pas encore parlé de la haine du capital, de la gratuité du crédit ; sentiment funeste, erreur déplorable, qui s’alimente à la même source !

— Quoi ! ce soulèvement effrayant des Prolétaires contre les Capitalistes provient aussi de ce qu’on confond l’Argent avec la Richesse ?

— Il est le fruit de causes diverses. Malheureusement, certains capitalistes se sont arrogé des monopoles, des priviléges, qui suffiraient pour expliquer ce sentiment. Mais, lorsque les théoriciens de la démagogie ont voulu le justifier, le systématiser, lui donner l’apparence d’une opinion raisonnée, et le tourner contre la nature même du capital, ils ont eu recours à cette fausse économie politique au fond de laquelle se retrouve toujours la même confusion. Ils ont dit au peuple : « Prends un écu, mets-le sous verre ; oublie-le là pendant un an ; va regarder ensuite, et tu te convaincras qu’il n’a engendré ni dix sous, ni cinq sous, ni aucune fraction de sou. Donc l’argent ne produit pas d’intérêts. » Puis, substituant au mot argent son prétendu synonyme, capital, ils ont fait subir à leur ergo cette modification : « Donc le capital ne produit pas d’intérêts [4]. » Ensuite est venue la série des conséquences : « Donc celui qui prête un capital n’en doit rien retirer ; donc celui qui te prête un capital, s’il en retire quelque chose, te vole ; donc tous les capitalistes sont des voleurs ; donc les richesses, devant servir gratuitement à ceux qui les empruntent, appartiennent en réalité à ceux à qui elles n’appartiennent pas ; donc il n’y a pas de propriété ; donc, tout est à tous ; donc…. »

— Ceci est grave, d’autant plus grave que le syllogisme, je vous l’avoue, me semble admirablement enchaîné. Je voudrais bien éclaircir la question. Mais, hélas ! je ne suis plus maître de mon attention. Je sens dans ma tête un bourdonnement confus des mots numéraire, argent, services, capital, intérêts ; c’est au point que, vraiment, je ne m’y reconnais plus. Remettons, s’il vous plaît, l’entretien à un autre jour.

— En attendant voici un petit volume intitulé Capital et Rente. Il dissipera peut-être quelques-uns de vos doutes. Jetez-y un coup d’œil quand vous vous ennuierez.

— Pour me désennuyer ?

— Qui sait ! Un clou chasse l’autre ; un ennui chasse un autre ennui ; similia similibus

— Je ne décide pas si vous voyez sous leur vrai jour les fonctions du numéraire et l’économie politique en général. Mais, de votre conversation, il me reste ceci : c’est que ces questions sont de la plus haute importance ; car, la paix ou la guerre, l’ordre ou l’anarchie, l’union ou l’antagonisme des citoyens sont au bout de la solution. Comment se fait-il qu’en France on sache si peu une science qui nous touche tous de si près, et dont la diffusion aurait une influence si décisive sur le sort de l’humanité ? Serait-ce que l’État ne la fait pas assez enseigner ?

— Pas précisément. Cela tient à ce que, sans le savoir, il s’applique avec un soin infini à saturer tous les cerveaux de préjugés et tous les cœurs de sentiments favorables à l’esprit d’anarchie, de guerre et de haine. En sorte que, lorsqu’une doctrine d’ordre, de paix et d’union se présente, elle a beau avoir pour elle la clarté et la vérité, elle trouve la place prise.

— Décidément, vous êtes un affreux pessimiste. Quel intérêt l’État peut-il avoir à fausser les intelligences au profit des révolutions, des guerres civiles et étrangères ? Il y a certainement de l’exagération dans ce que vous dites.

— Jugez-en. À l’époque où nos facultés intellectuelles commencent à se développer, à l’âge où les impressions sont si vives, où les habitudes de l’esprit se contractent avec une si grande facilité ; quand nous pourrions jeter un regard sur notre société et la comprendre, en un mot, quand nous arrivons à sept ou huit ans, que fait l’État ? Il nous met un bandeau sur les yeux, nous fait sortir tout doucement du milieu social qui nous environne, pour nous plonger, avec notre esprit si prompt, notre cœur si impressionnable, dans le sein de la société romaine. Il nous retient là une dizaine d’années, tout le temps nécessaire pour donner à notre cerveau un empreinte ineffaçable. Or, remarquez que la société romaine est directement l’opposé de ce qu’est ou devrait être notre société. Là, on vivait de guerre ; ici, nous devrions haïr la guerre. Là, on haïssait le travail ; ici, nous devons vivre du travail. Là, on fondait les moyens de subsistance sur l’esclavage et la rapine ; ici, sur l’industrie libre. La société romaine s’était organisée en conséquence de son principe. Elle devait admirer ce qui la faisait prospérer. On y devait appeler vertus ce qu’ici nous appelons vices. Ses poëtes, ses historiens devaient exalter ce qu’ici nous devons mépriser. Les mots même : liberté, ordre, justice, peuple, honneur, influence, etc., ne pouvaient avoir la même signification à Rome qu’ils ont, ou devraient avoir à Paris. Comment voulez-vous que toute cette jeunesse, qui sort des écoles universitaires ou monacales, qui a eu pour catéchisme Tite-Live et Quinte-Curce, ne comprenne pas la liberté comme les Gracques, la vertu comme Caton, le patriotisme comme César ? Comment voulez-vous qu’elle ne soit pas factieuse et guerrière ? Comment voulez-vous surtout qu’elle prenne le moindre intérêt au mécanisme de notre ordre social ? Croyez-vous que son esprit est bien préparé à le comprendre ? Ne voyez-vous pas qu’elle devrait, pour cela, se défaire de ses impressions pour en recevoir de tout opposées ?

— Que concluez-vous de là ?

— Le voici : le plus pressé, ce n’est pas que l’État enseigne, mais qu’il laisse enseigner. Tous les monopoles sont détestables, mais le pire de tous, c’est le monopole de l’enseignement [5].

[1]: Voy. le chap. VI du tome VI. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

[2]: Ici l’éditeur renvoie à cette ébauche inédite.

[3]: Voy. la 12e lettre du pamphlet Gratuité du crédit. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

[4]: Voy. l’introduction de Capital et Rente, page 25. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

[5]: Voy., au tome IV, Baccalauréat et Socialisme. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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