Richesse

Frédéric Bastiat

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Chapitre VI des Harmonies Économiques

Ainsi, en tout ce qui est propre à satisfaire nos besoins et nos désirs, il y a à considérer, à distinguer deux choses, ce qu’a fait la nature et ce que fait l’homme, — ce qui est gratuit et ce qui est onéreux, — le don de Dieu et le service humain, — l’utilité et la valeur. Dans le même objet, l’une peut être immense et l’autre imperceptible. Celle-là restant invariable, celle-ci peut diminuer indéfiniment et diminue en effet, chaque fois qu’un procédé ingénieux nous fait obtenir un résultat identique avec un moindre effort.

On peut pressentir ici une des plus grandes difficultés, une des plus abondantes sources de malentendus, de controverses et d’erreurs placées à l’entrée même de la science.

Qu’est-ce que la richesse ?

Sommes-nous riches en proportion des utilités dont nous pouvons disposer, c’est-à-dire des besoins et des désirs que nous pouvons satisfaire ? « Un homme est pauvre ou riche, dit A. Smith, selon le plus ou moins de choses utiles dont il peut se procurer la jouissance. »

Sommes-nous riches en proportion des valeurs que nous possédons, c’est-à-dire des services que nous pouvons commander ? « La richesse, dit J.-B. Say, est en proportion de la valeur. Elle est grande, si la somme de valeur dont elle se compose est considérable ; elle est petite, si les valeurs le sont. »

Les ignorants donnent les deux sens au mot richesse. Quelquefois on les entend dire : « L’abondance des eaux est une richesse pour telle contrée, » alors ils ne pensent qu’à l’utilité. Mais quand l’un d’entre eux veut connaître sa propre richesse, il fait ce qu’on nomme un inventaire où l’on ne tient compte que de la valeur.

N’en déplaise aux savants, je crois que les ignorants ont raison cette fois. La richesse, en effet, est effective ou relative. Au premier point de vue elle se juge par nos satisfactions ; l’humanité devient d’autant plus riche qu’elle acquiert plus de bien-être, quelle que soit la valeur des objets qui le procurent. Mais veut-on connaître la part proportionnelle de chaque homme au bien-être général, en d’autres termes la richesse relative, c’est là un simple rapport que la valeur seule révèle, parce qu’elle est elle-même un rapport.

La science se préoccupe du bien-être général des hommes, de la proportion qui existe entre leurs efforts et leurs satisfactions, proportion que modifie avantageusement la participation progressive de l’utilité gratuite à l’œuvre de la production. Elle ne peut donc pas exclure cet élément de l’idée de richesse. À ses yeux la richesse effective ce n’est pas la somme des valeurs, mais la somme des utilités gratuites ou onéreuses attachées à ces valeurs. Au point de vue de la satisfaction, c’est-à-dire de la réalité, nous sommes riches autant de la valeur anéantie par le progrès que de celle qui lui survit encore.

Dans les transactions ordinaires de la vie, on ne tient plus compte de l’utilité à mesure qu’elle devient gratuite par l’abaissement de la valeur. Pourquoi ? Parce que ce qui est gratuit est commun, et ce qui est commun n’altère en rien la part proportionnelle de chacun à la richesse effective. On n’échange pas ce qui est commun ; et comme, dans la pratique des affaires, on n’a besoin de connaître que cette proportion qui est constatée par la valeur, on ne s’occupe que d’elle.

Un débat s’est élevé entre Ricardo et J.-B. Say à ce sujet. Ricardo donnait au mot richesse le sens d’utilité ; J.-B. Say, celui de valeur. Le triomphe exclusif de l’un des champions était impossible, puisque ce mot a l’un et l’autre sens, selon qu’on se place au point de vue de l’effectif ou du relatif.

Mais il faut bien le dire, et d’autant plus que l’autorité de Say est plus grande en ces matières, si l’on assimile la richesse (au sens de bien-être effectif) à la valeur, si l’on affirme surtout que l’une est proportionnelle à l’autre, on s’expose à fourvoyer la science. Les livres des économistes de second ordre et ceux des socialistes ne nous en offrent que trop la preuve. C’est un point de départ malheureux qui dérobe au regard justement ce qui forme le plus beau patrimoine de l’humanité ; il fait considérer comme anéantie cette part de bien-être que le progrès rend commun à tous, et fait courir à l’esprit le plus grand des dangers, — celui d’entrer dans une pétition de principe sans issue et sans fin, de concevoir une économie politique à rebours, où le but auquel nous aspirons est perpétuellement confondu avec l’obstacle qui nous arrête.

En effet, il n’y a de valeur que par ces obstacles. Elle est le signe, le symptôme, le témoin, la preuve de notre infirmité native. Elle nous rappelle incessamment cet arrêt prononcé à l’origine : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. Pour l’Être tout-puissant ces mots, effort, service, et, par conséquent, valeur n’existent pas. Quant à nous, nous sommes plongés dans un milieu d’utilités, dont un grand nombre sont gratuites, mais dont d’autres ne nous sont livrées qu’à titre onéreux. Des obstacles s’interposent entre ces utilités et les besoins auxquels elles peuvent satisfaire. Nous sommes condamnés à nous passer de l’utilité ou à vaincre l’obstacle par nos efforts. Il faut que la sueur tombe de notre front, ou pour nous ou pour ceux qui l’ont répandue à notre profit.

Plus donc il y a de valeurs dans une société, plus cela prouve sans doute qu’on y a surmonté d’obstacles, mais plus cela prouve aussi qu’il y avait des obstacles à surmonter. Ira-t-on jusqu’à dire que ces obstacles font la richesse, parce que sans eux les valeurs n’existeraient pas ?

On peut concevoir deux nations. L’une a plus de satisfactions que l’autre, mais elle a moins de valeurs, parce que la nature l’a favorisée et qu’elle rencontre moins d’obstacles. Quelle sera la plus riche ?

Bien plus : prenons le même peuple à deux époques. Les obstacles à vaincre sont les mêmes. Mais aujourd’hui il les surmonte avec une telle facilité, il exécute, par exemple, ses transports, ses labours, ses tissages, avec si peu d’efforts, que les valeurs s’en trouvent considérablement réduites. Il a donc pu prendre un de ces deux partis : ou se contenter des mêmes satisfactions qu’autrefois, ses progrès se traduisant en loisirs ; et en ce cas dira-t-on que sa richesse est rétrograde parce qu’il possède moins de valeurs ? — ou bien, consacrer ses efforts devenus disponibles à accroître ses jouissances ; et s’avisera-t-on, parce que la somme de ses valeurs sera restée stationnaire, d’en conclure que sa richesse est restée stationnaire aussi ? C’est à quoi l’on aboutit, si l’on assimile ces deux choses : richesse et valeur.

L’écueil est ici bien dangereux pour l’économie politique. Doit-elle mesurer la richesse par les satisfactions réalisées ou par les valeurs créées ?

S’il n’y avait jamais d’obstacles entre les utilités et les désirs, il n’y aurait ni efforts, ni services, ni valeurs, non plus qu’il n’y en a pour Dieu ; et pendant que, dans le premier sens, l’humanité serait, comme Dieu, en possession de la richesse infinie, suivant la seconde acception, elle serait dépourvue de toutes richesses. De deux économistes dont chacun adopterait une de ces définitions, l’un dirait : Elle est infiniment riche ; — l’autre : Elle est infiniment pauvre.

L’infini, il est vrai, n’est sous aucun rapport l’attribut de l’humanité. Mais enfin elle se dirige de quelque côté, elle fait des efforts, elle a des tendances, elle gravite vers la richesse progressive ou vers la progressive pauvreté. Or comment les économistes pourront-ils s’entendre, si cet anéantissement successif de l’effort par rapport au résultat, de la peine à prendre ou à rémunérer, de la valeur, est considéré par les uns comme un progrès vers la richesse, par les autres comme une chute dans la misère ?

Encore si la difficulté ne concernait que les économistes, on pourrait dire : Entre eux les débats ! — Mais les législateurs, les gouvernements ont tous les jours à prendre des mesures qui exercent sur les intérêts humains une influence réelle. Et où en sommes-nous, si ces mesures sont prises en l’absence d’une lumière qui nous fasse distinguer la richesse de la pauvreté ?

Or j’affirme ceci : La théorie qui définit la richesse par la valeur n’est en définitive que la glorification de l’obstacle. Voici son syllogisme : « La richesse est proportionnelle aux valeurs, les valeurs aux efforts, les efforts aux obstacles ; donc les richesses sont proportionnelles aux obstacles. » — J’affirme encore ceci : À cause de la division du travail, qui a renfermé tout homme dans un métier ou profession, cette illusion est très-difficile à détruire. Chacun de nous vit des services qu’il rend à l’occasion d’un obstacle, d’un besoin, d’une souffrance : le médecin sur les maladies, le laboureur sur la famine, le manufacturier sur le froid, le voiturier sur la distance, l’avocat sur l’iniquité, le soldat sur le danger du pays ; de telle sorte qu’il n’est pas un obstacle dont la disparition ne fût très-inopportune et très-importante à quelqu’un, et même ne paraisse funeste, au point de vue général, parce qu’elle semble anéantir une source de services, de valeurs, de richesses. Fort peu d’économistes se sont entièrement préservés de cette illusion, et, si jamais la science parvient à la dissiper, sa mission pratique dans le monde sera remplie ; car je fais encore cette troisième affirmation : Notre pratique officielle s’est imprégnée de cette théorie, et chaque fois que les gouvernements croient devoir favoriser une classe, une profession, une industrie, ils n’ont pas d’autre procédé que d’élever des obstacles, afin de donner à une certaine nature d’efforts l’occasion de se développer, afin d’élargir artificiellement le cercle des services auxquels la communauté sera forcée d’avoir recours, d’accroître ainsi la valeur, et, soi-disant, la richesse.

Et, en effet, il est très-vrai que ce procédé est utile à la classe favorisée : on la voit se féliciter, s’applaudir, et que fait-on ? On accorde successivement la même faveur à toutes les autres.

Assimiler d’abord l’utilité à la valeur, puis la valeur à la richesse, quoi de plus naturel ! La science n’a pas rencontré de piége dont elle se soit moins défiée ; car que lui est-il arrivé ? À chaque progrès, elle a raisonné ainsi : « L’obstacle diminue, donc l’effort diminue ; donc la valeur diminue ; donc l’utilité diminue ; donc la richesse diminue ; donc nous sommes les plus malheureux des hommes pour nous être avisés d’inventer, d’échanger, d’avoir cinq doigts au lieu de trois, et deux bras au lieu d’un ; donc il faut engager le gouvernement, qui a la force, à mettre ordre à ces abus. »

Cette économie politique à rebours défraye un grand nombre de journaux et les séances de nos assemblées législatives. Elle a égaré l’honnête et philanthrope Sismondi ; on la trouve très-logiquement exposée dans le livre de M. de Saint-Chamans.

« Il y a deux sortes de richesse pour une nation, dit-il. Si l’on considère seulement les produits utiles sous le rapport de la quantité, de l’abondance, on s’occupe d’une richesse qui procure des jouissances à la société, et que j’appellerai richesse de jouissance.

« Si l’on considère les produits sous le rapport de leur valeur échangeable ou simplement de leur valeur, l’on s’occupe d’une richesse qui procure des valeurs à la société, et que je nomme richesse de valeur.

« C’est de la richesse de valeur que s’occupe spécialement l’économie politique ; c’est celle-là surtout dont peut s’occuper le gouvernement. »

Ceci posé, que peuvent l’économie politique et le gouvernement ? L’une, indiquer les moyens d’accroître cette richesse de valeur ; l’autre, mettre ces moyens en œuvre.

Mais la richesse de valeur est proportionnelle aux efforts, et les efforts sont proportionnels aux obstacles. L’économie politique doit donc enseigner, et le gouvernement s’ingénier à multiplier les obstacles. M. de Saint-Chamans ne recule en aucune façon devant cette conséquence.

L’échange facilite-t-il aux hommes les moyens d’acquérir plus de richesse de jouissance avec moins de richesse de valeur ? — il faut contrarier l’échange (page 438).

Y a-t-il quelque part de l’utilité gratuite qu’on pourrait remplacer par de l’utilité onéreuse, par exemple en supprimant un outil ou une machine ? Il n’y faut pas manquer : car il est bien évident, dit-il, que si les machines augmentent la richesse de jouissance, elles diminuent la richesse de valeur. « Bénissons les obstacles que la cherté du combustible oppose chez nous à la multiplicité des machines à vapeur. » (Page 263.)

La nature nous a-t-elle favorisés en quoi que ce soit ? c’est pour notre malheur, car, par là, elle nous a ôté une occasion de travailler. « J’avoue qu’il est fort possible pour moi de désirer voir faire avec les mains, les sueurs, et un travail forcé, ce qui peut être produit sans peine et spontanément. » (Page 456.)

Aussi, quel dommage qu’elle ne nous ait pas laissé fabriquer l’eau potable ! C’eût été une belle occasion de produire de la richesse de valeur. Fort heureusement nous prenons notre revanche sur le vin. « Trouvez le secret de faire sortir de la terre des sources de vin aussi abondamment que les sources d’eau, et vous verrez que ce bel ordre de choses ruinera un quart de la France. » (Page 456.)

D’après la série d’idées que parcourt avec tant de naïveté notre économiste, il y a une foule de moyens, tous très-simples, de réduire les hommes à créer de la richesse de valeur.

Le premier, c’est de la leur prendre à mesure. « Si l’impôt prend l’argent où il abonde pour le porter où il manque, il sert, et, loin, que ce soit une perte pour l’État, c’est un gain. » (Page 161.)

Le second, c’est de la dissiper. « Le luxe et la prodigalité, si nuisibles aux fortunes des particuliers, sont avantageux à la richesse publique. Vous prêchez là une belle morale, me dira-t-on. Je n’en ai pas la prétention. Il s’agit d’économie politique et non de morale. On cherche les moyens de rendre les nations plus riches, et je prêche le luxe. » (Page 168.)

Un moyen plus prompt encore, c’est de la détruire par de bonnes guerres. « Si l’on reconnaît avec moi que la dépense des prodigues est aussi productive qu’une autre ; que la dépense des gouvernements est également productive… on ne s’étonne plus de la richesse de l’Angleterre, après cette guerre si dispendieuse. » (Page 168.)

Mais pour pousser à la création de la richesse de valeur, tous ces moyens, impôts, luxe, guerre, etc., sont forcés de baisser pavillon devant une ressource beaucoup plus efficace : c’est l’incendie.

« C’est une grande source de richesses que de bâtir, parce que cela fournit des revenus aux propriétaires qui vendent des matériaux, aux ouvriers, et à diverses classes d’artisans et d’artistes. Melon cite le chevalier Petty, qui regarde comme profit de la nation le travail pour le rétablissement des édifices de Londres après le fameux incendie qui consuma les deux tiers de la ville, et il l’apprécie (ce profit !) à un million sterling par an (valeur de 1666), pendant quatre années, sans que cela ait altéré en rien les autres commerces. Sans regarder, ajoute M. de Saint-Chamans, comme bien assurée l’évaluation de ce profit à une somme fixe, il est certain du moins que cet événement n’a pas eu une influence fâcheuse sur la richesse anglaise à cette époque… Le résultat du chevalier Petty n’est pas impossible, puisque la nécessité de rebâtir Londres a dû créer une immense quantité de nouveaux revenus. » (Page 63.)

Les économistes qui partent de ce point : la richesse, c’est la valeur, arriveraient infailliblement aux mêmes conclusions, s’ils étaient logiques ; mais ils ne le sont pas, parce que sur le chemin de l’absurdité, on s’arrête toujours, un peu plus tôt, un peu plus tard, selon qu’on a l’esprit plus ou moins juste. M. de Saint-Chamans lui-même semble avoir reculé enfin quelque peu devant les conséquences de son principe, quand elles le conduisent jusqu’à l’éloge de l’incendie. On voit qu’il hésite et se contente d’un éloge négatif. Logiquement il devait aller jusqu’au bout, et dire ouvertement ce qu’il donne fort clairement à entendre.

 

De tous les économistes, celui qui a succombé de la manière la plus affligeante à la difficulté dont il est ici question, c’est certainement M. Sismondi. Comme M. de Saint-Chamans, il a pris pour point de départ cette idée que la valeur était l’élément de la richesse ; comme lui, il a bâti sur cette donnée une économie politique à rebours, maudissant tout ce qui diminue la valeur. Lui aussi exalte l’obstacle, proscrit les machines, anathématise l’échange, la concurrence, la liberté, glorifie le luxe et l’impôt, et arrive enfin à cette conséquence, que plus est grande l’abondance de toutes choses, plus les hommes sont dénués de tout.

Cependant M. de Sismondi, d’un bout à l’autre de ses écrits, semble porter au fond de sa conscience le sentiment qu’il se trompe, et qu’un voile qu’il ne peut percer s’interpose entre lui et la vérité. Il n’ose tirer brutalement, comme M. de Saint-Chamans, les conséquences de son principe : il se trouble, il hésite. Il se demande quelquefois s’il est possible que tous les hommes, depuis le commencement du monde, soient dans l’erreur et sur la voie du suicide, quand ils cherchent à diminuer le rapport de l’effort à la satisfaction, c’est-à-dire la valeur. Ami et ennemi de la liberté, il la redoute, puisqu’elle conduit à l’universelle misère par l’abondance qui déprécie la valeur ; et en même temps, il ne sait comment s’y prendre pour détruire cette liberté funeste. Il arrive ainsi sur les confins du socialisme et des organisations artificielles, il insinue que le gouvernement et la science doivent tout régler et comprimer, puis il comprend le danger de ses conseils, les rétracte, et finit enfin par tomber dans le désespoir, disant : La liberté mène au gouffre, la contrainte est aussi impossible qu’inefficace ; il n’y a pas d’issue. — Il n’y en a pas en effet, si la valeur est la richesse, c’est-à-dire si l’obstacle au bien-être est le bien-être, c’est-à-dire si le mal est le bien.

 

Le dernier écrivain qui ait, à ma connaissance, remué cette question, c’est M. Proudhon. Elle était pour son livre des Contradictions économiques une bonne fortune. Jamais plus belle occasion de saisir aux cheveux une antinomie et de narguer la science. Jamais plus belle occasion de lui dire : « Vois-tu dans l’accroissement de la valeur un bien ou un mal ? Quidquid dixeris argumentabor. » — Je laisse à penser quelle fête [1] !

« Je somme tout économiste sérieux, dit-il, de me dire, autrement qu’en traduisant et répétant la question, par quelle cause la valeur décroît à mesure que la production augmente, et réciproquement… En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable, quoique nécessaires l’une à l’autre, sont en raison inverse l’une de l’autre… La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l’une à l’autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s’exclure.

« Il n’y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur, de cause assignable ni d’explication possible… Étant donné pour l’homme le besoin d’une grande variété de produits avec l’obligation d’y pourvoir par son travail, l’opposition de valeur utile à valeur échangeable en résulte nécessairement ; et de cette opposition, une contradiction sur le seuil même de l’économie politique. Aucune intelligence, aucune volonté divine et humaine ne saurait l’empêcher. Ainsi, au lieu de chercher une explication inutile, contentons-nous de bien constater la nécessité de la contradiction.

On sait que la grande découverte due à M. Proudhon est que tout est à la fois vrai et faux, bon et mauvais, légitime et illégitime, qu’il n’y a aucun principe qui ne se contredise, et que la contradiction n’est pas seulement dans les fausses théories, mais dans l’essence même des choses et des phénomènes ; « elle est l’expression pure de la nécessité, la loi intime des êtres, etc. ; » en sorte qu’elle est inévitable et serait incurable rationnellement sans la série et, en pratique, sans la Banque du peuple. Dieu, antinomie ; liberté, antinomie ; concurrence, antinommie ; propriété, antinomie ; valeur, crédit, monopole, communauté, antinomie et toujours antinomie. Quand M. Proudhon fit cette fameuse découverte, son cœur dut certainement bondir de joie ; car puisque la contradiction est en tout et partout, il y a toujours matière à contredire, ce qui est pour lui le bien suprême. Il me disait un jour : Je voudrais bien aller en paradis, mais j’ai peur que tout le monde n’y soit d’accord et de n’y trouver personne avec qui disputer.

Il faut avouer que la valeur lui fournissait une excellente occasion de faire tout à son aise de l’antinomie. — Mais, je lui en demande bien pardon, les contradictions et oppositions que ce mot fait ressortir sont dans les fausses théories, et pas du tout, ainsi qu’il le prétend, dans la nature même du phénomène.

Les théoriciens ont d’abord commencé par confondre la valeur avec l’utilité, c’est-à-dire le mal avec le bien (car l’utilité, c’est le résultat désiré, et la valeur vient de l’obstacle qui s’interpose entre le résultat et le désir) ; c’était une première faute, et quand ils en ont aperçu les conséquences, ils ont cru sauver la difficulté en imaginant de distinguer la valeur d’utilité de la valeur d’échange, tautologie encombrante qui avait le tort d’attacher le même mot valeur à deux phénomènes opposés.

Mais si, mettant de côté ces subtilités, nous nous attachons aux faits, que voyons-nous ? — Rien assurément que de très-naturel et de fort peu contradictoire.

Un homme travaille exclusivement pour lui-même. S’il acquiert de l’habileté, si sa force et son intelligence se développent, si la nature devient plus libérale ou s’il apprend à la mieux faire concourir à son œuvre, il a plus de bien-être avec moins de peine. Où voyez-vous la contradiction, et y a-t-il là tant de quoi se récrier ?

Maintenant, au lieu d’être isolé, cet homme a des relations avec d’autres hommes. Ils échangent, et je répète mon observation : à mesure qu’ils acquièrent de l’habileté, de l’expérience, de la force, de l’intelligence, à mesure que la nature, plus libérale ou plus asservie, prête une collaboration plus efficace, ils ont plus de bien-être avec moins de peine, il y a à leur disposition une plus grande somme d’utilité gratuite ; dans leurs transactions, ils se transmettent les uns aux autres une plus grande somme de résultats utiles pour chaque quantité donnée de travail. Où donc est la contradiction ?

Ah ! si vous avez le tort, à l’exemple de Smith et de tous ses successeurs, d’attacher la même dénomination, celle de valeur, et aux résultats obtenus et à la peine prise, en ce cas, l’antinomie ou la contradiction se montre. Mais, sachez-le bien, elle est tout entière dans vos explications erronées, et nullement dans les faits.

M. Proudhon aurait donc dû établir ainsi sa proposition : Étant donné pour l’homme le besoin d’une grande variété de produits, la nécessité d’y pourvoir par son travail et le don précieux d’apprendre et de se perfectionner, rien au monde de plus naturel que l’accroissement soutenu des résultats par rapports aux efforts, et il n’est nullement contradictoire qu’une valeur donnée serve de véhicule à plus d’utilités réalisées.

Car, encore une fois, pour l’homme, l’utilité c’est le beau côté, la valeur c’est le triste revers de la médaille. L’utilité n’a de rapports qu’avec nos satisfactions, la valeur qu’avec nos peines. L’utilité réalise nos jouissances et leur est proportionnelle ; la valeur atteste notre infirmité native, naît de l’obstacle et lui est proportionnelle.

En vertu de la perfectibilité humaine, l’utilité gratuite tend à se substituer de plus en plus à l’utilité onéreuse exprimée par le mot valeur. Voilà le phénomène, et il ne présente assurément rien de contradictoire.

 

Mais reste toujours la question de savoir si le mot richesses doit comprendre ces deux utilités réunies ou la dernière seulement.

Si l’on pouvait faire, une fois pour toutes, deux classes d’utilités, mettre d’un côté toutes celles qui sont gratuites, et de l’autre toutes celles qui sont onéreuses, on ferait aussi deux classes de richesses, qu’on appellerait richesses naturelles et richesses sociales avec M. Say ; ou bien richesses de jouissance et richesses de valeur avec M. de Saint-Chamans. Après quoi, comme ces écrivains le proposent, on ne s’occuperait plus des premières.

« Les biens accessibles à tous, dit M. Say, dont chacun peut jouir à sa volonté, sans être obligé de les acquérir, sans crainte de les épuiser, tels que l’air, l’eau, la lumière du soleil, etc., nous étant donnés gratuitement par la nature, peuvent être appelés richesses naturelles. Comme elles ne sauraient être ni produites, ni distribuées, ni consommées, elles ne sont pas du ressort de l’économie politique.

« Celles dont l’étude est l’objet de cette science se composent des biens qu’on possède et qui ont une valeur reconnue. On peut les nommer richesses sociales, parce qu’elles n’existent que parmi les hommes réunis en société. »

« C’est de la richesse de valeur, dit M. de Saint-Chamans, que s’occupe spécialement l’économie politique, et toutes les fois que, dans cet ouvrage je parlerai de la richesse sans spécifier, c’est de celle-là seulement qu’il est question.

Presque tous les économistes l’ont vu ainsi :

« La distinction la plus frappante qui se présente d’abord, dit Storch, c’est qu’il y a des valeurs qui sont susceptibles d’appropriation, et qu’il y en a qui ne le sont point [2]. Les premières seules sont l’objet de l’économie politique, car l’analyse des autres ne fournirait aucun résultat qui fût digne de l’attention de l’homme d’État.

Pour moi, je crois que cette portion d’utilité qui, par suite du progrès, cesse d’être onéreuse, cesse d’avoir de la valeur, mais ne cesse pas pour cela d’être utilité et va tomber dans le domaine commun et gratuit, est précisément celle qui doit constamment attirer l’attention de l’homme d’État et de l’économiste. Sans cela, au lieu de pénétrer et de comprendre les grands résultats qui affectent et élèvent l’humanité, la science reste en face d’une chose tout à fait contingente, mobile, tendant à diminuer, sinon à disparaître, d’un simple rapport, de la valeur en un mot ; sans s’en apercevoir elle se laisse aller à ne considérer que la peine, l’obstacle, l’intérêt du producteur, qui pis est, à le confondre avec l’intérêt public, c’est-à-dire à prendre justement le mal pour le bien, et à aller tomber, sous la conduite des Saint-Chamans et des Sismondi, dans l’utopie socialiste ou l’antinomie proudhonienne.

Et puis cette ligne de démarcation entre les deux utilités n’est-elle pas tout à fait chimérique, arbitraire, impossible ? Comment voulez-vous disjoindre ainsi la coopération de la nature et celle de l’homme, quand elles se mêlent, se combinent, se confondent partout, bien plus, quand l’une tend incessamment à remplacer l’autre, et que c’est justement en cela que consiste le progrès ? Si la science économique, si aride à quelques égards, élève et enchante l’intelligence sous d’autres rapports, c’est précisément qu’elle décrit les lois de cette association entre l’homme et la nature ; c’est qu’elle montre l’utilité gratuite se substituant de plus en plus à l’utilité onéreuse, la proportion des jouissances de l’homme s’accroissant eu égard à ses fatigues, l’obstacle s’abaissant sans cesse, et avec lui la Valeur, les perpétuelles déceptions du producteur plus que compensées par le bien-être croissant des consommateurs, la richesse naturelle, c’est-à-dire gratuite et commune, venant prendre la place de la richesse personnelle et appropriée. Eh quoi ! on exclurait de l’économie politique ce qui constitue sa religieuse harmonie !

L’air, l’eau, la lumière sont gratuits, dites-vous. C’est vrai, et si nous n’en jouissions que sous leur forme primitive, si nous ne les faisions concourir à aucun de nos travaux, nous pourrions les exclure de l’économie politique, comme nous en excluons l’utilité possible et probable des comètes. Mais observez l’homme au point d’où il est parti et au point où il est arrivé. D’abord il ne savait faire concourir que très-imparfaitement l’eau, l’air, la lumière et les autres agents naturels. Chacune de ses satisfactions était achetée par de grands efforts personnels, exigeait une très-grande proportion de travail, ne pouvait être cédée que comme un grand service, représentait en un mot beaucoup de valeur. Peu à peu cette eau, cet air, cette lumière, la gravitation, l’élasticité, le calorique, l’électricité, la vie végétale sont sortis de cette inertie relative. Ils se sont de plus en plus mêlés à notre industrie. Ils s’y sont substitués au travail humain. Ils ont fait gratuitement ce qu’il faisait à titre onéreux. Ils ont, sans nuire aux satisfactions, anéanti de la valeur. Pour parler en langue vulgaire, ce qui coûtait cent francs n’en coûte que dix, ce qui exigeait dix jours de labeur n’en demande qu’un. Toute cette valeur anéantie est passée du domaine de la propriété dans celui de la communauté. Une proportion considérable d’efforts humains ont été dégagés et rendus disponibles pour d’autres entreprises ; c’est ainsi qu’à peine égale, à services égaux, à valeurs égales, l’humanité a prodigieusement élargi le cercle de ses jouissances, et vous dites que je dois éliminer de la science cette utilité gratuite, commune, qui seule explique le progrès tant en hauteur qu’en surface, si je puis m’exprimer ainsi, tant en bien-être qu’en égalité !

 

Concluons qu’on peut donner et qu’on donne légitimement deux sens au mot richesse :

La richesse effective, vraie, réalisant des satisfactions, ou la somme des utilités que le travail humain, aidé du concours de la nature, met à la portée des sociétés.

La richesse relative, c’est-à-dire la quote-part proportionnelle de chacun à la richesse générale, quote-part qui se détermine par la valeur.

Voici donc la loi harmonique enveloppée dans ce mot :

Par le travail, l’action des hommes se combine avec l’action de la nature.

L’utilité résulte de cette coopération.

Chacun prend à l’utilité générale une part proportionnelle à la valeur qu’il crée, c’est-à-dire aux services qu’il rend, — c’est-à-dire, en définitive, à l’utilité dont il est lui-même [3].

[1]: « Prenez parti pour la concurrence, vous aurez tort ; prenez parti contre la concurrence, vous aurez tort : ce qui signifie que vous aurez toujours raison. » (P.-J. Proudhon, Contradictions économiques, p. 182.) (Note de l’auteur.)

[2]: Toujours cette perpétuelle et maudite confusion entre la valeur et l’utilité. Je puis bien vous montrer des utilités non appropriées, mais je vous défie de me montrer dans le monde entier une seule valeur qui n’ait pas de propriétaire. (Note de l’auteur.)

[3]: Ce qui suit est un commencement de note complémentaire trouvé dans les papiers de l’auteur. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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