La loi des céréales et le salaire des ouvriers

Frédéric Bastiat

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Courrier français, n° du 24 août 1846.

En Angleterre, les deux journaux protectionistes le Morning Herald et le Standard ont fait grand bruit d’une réduction de salaires qui a eu lieu dans quatre ou cinq fabriques. — Voyez-vous, ont-ils dit, les effets de la liberté des transactions ? Vive la restriction pour mettre les gens à l’aise ! — Et les journaux protectionistes de Paris de s’écrier : Voilà les effets de cette maudite liberté ! Il n’y a que le monopole pour enrichir le peuple.

D’abord ces bons amis du peuple se sont un peu trop hâtés, car enfin, si la loi anglaise a décrété la liberté, on sait qu’elle a donné, sous les rapports les plus importants, trois ans de répit au monopole. Comment donc pourrait-on imputer à ce bon marché du pain, qui n’existe pas encore, les calamités qu’on allègue ? La prétendue retenue de 5 pour 100 opérée sur les salaires par des manufacturiers, en vue du bon marché des aliments, serait donc par eux anticipée, ou, comme nous disons en Gascogne, antichipée !

Ensuite les partisans du libre-échange prédisent-ils que, sous le règne de leurs principes, il n’y aura plus aucune fluctuation dans les salaires ? Ce serait assurément se bercer d’espérances chimériques. Dites-moi, Messieurs, n’y a-t-il pas eu du haut et du bas, du bas surtout pour les ouvriers tant qu’a régné la protection ? Vraiment on croirait qu’en 1842 et en 1843, quand vous étiez les maîtres, quand vous mettiez en œuvre, selon votre bon plaisir, le mécanisme des restrictions, le pauvre peuple était sur des roses !

Mais le fait, direz-vous, le fait ! Rien n’est plus entêté qu’un fait ! Les salaires ont baissé de 5 pour 100 dans toute l’Angleterre, c’est le Morning Herald qui l’a dit, et lord Bentinck, le Darblay britannique, l’a répété. Récuserez-vous cette autorité ?

En fait de faits, je tiens surtout à l’exactitude, quoi qu’ils prouvent ou semblent prouver. Ne pouvant cependant vérifier par moi-même celui qu’on allègue, j’ai cru devoir au moins consulter les journaux du lieu où l’on dit qu’il se passe. Voici comment s’exprime le Manchester Times[1] :

« Nos lecteurs connaissent sans doute la fable des Trois Corneilles, inventée pour montrer ce qu’on peut échafauder d’impostures sur un petit brin de vérité. Depuis quelques jours, certains journaux et certaines harangues nous donnent une version de la fable presque aussi instructive que la fable elle-même. Vendredi dernier, nous annoncions que quelques fabricants de rouleaux, dans les environs de Manchester, avaient manifesté l’intention de réduire de 5 pour 100 le salaire de leurs ouvriers, mais notre correspondant ne nous avait pas donné les détails de cette affaire. Il paraît qu’il y a quelques mois les ouvriers employés à la fabrication des rouleaux, quoiqu’ils gagnassent plus qu’ils n’avaient jamais fait, demandèrent une réduction d’une heure dans la journée de travail, sans une réduction correspondante de salaire. Après quelque hésitation, les fabricants accédèrent à la demande. Ils consentirent à payer aux ouvriers les mêmes salaires pour dix heures que pour onze heures de travail, et même ils élevèrent de 5 pour 100 le prix de l’ouvrage à la tâche, en les avertissant néanmoins que ce changement devait être considéré comme une expérience et que l’augmentation du salaire serait subordonnée à celle du prix des rouleaux. La dépression récente de l’industrie cotonnière ayant nui à la demande des machines, le prix des rouleaux s’en est ressenti, et les fabricants, en vertu de la réserve convenue, ont annoncé une réduction de 5 pour 100 sur les salaires de certaines classes d’ouvriers. Ces fabricants sont au nombre de cinq.

« Quel parti a-t-on tiré de ce fait dans les journaux de Londres et à la Chambre des communes ? La première amplification est due au Morning Herald qui s’exprime en ces termes :

« Les fabricants de rouleaux de Stockport, Park Bridge, Oldham, Ashton-under-Lyne, Dukinfield et autres lieux, ont annoncé à leurs ouvriers qu’ils allaient abaisser leurs salaires de 5 pour 100. Cet avis a naturellement créé une grande excitation parmi les ouvriers, qui attribuent avec amertume cette réduction au rappel des lois céréales. Ils demandent à leurs patrons pourquoi ils réduisent les salaires sitôt après la chute des monopoles, et les maîtres leur répondent : — Le pain est à présent à bon marché, vous n’avez plus besoin de gagner autant. »

« Voilà certes un récit bien enflé. Cependant le Standard a renchéri sur son confrère. Mais il appartenait à lord Georges Bentinck de porter l’hyperbole jusqu’à son paroxysme, en s’exprimant ainsi :

« La nouvelle loi céréale et le vote de la loi des sucres n’ont pas suffi pour assurer la prospérité des manufacturiers. À Oldham, Ashton, Stockport et autres villes du Yorkshire, les fabricants ont annoncé à leurs ouvriers une réduction de salaire de 5 pour 100, en leur disant que, puisque les aliments étaient à bas prix, ils pouvaient bien travailler à bon marché.

« Comme les manufacturiers, particulièrement dans les endroits nommés par lord Georges Bentinck, n’ont opéré aucune réduction de salaire, il est clair que toutes ces déclamations reposent sur le simple fait que nous avons nous-mêmes rapporté, etc., etc. »

Telle est la version du Manchester Times. Je n’ai point à me prononcer entre ce journal et le Morning Herald. Je ferai seulement observer que la feuille de Manchester se rédige et s’imprime sur les lieux, qu’elle se distribue aux ouvriers, qu’elle ne peut pas songer à leur en imposer sur un fait qui les touche de si près. Enfin il est notoire que les ouvriers anglais font des meetings publics quands ils le veulent et pour des circonstances moins graves. Jusqu’à ce qu’ils se plaignent eux-mêmes, il nous est donc permis de mettre les exagérations de lord Bentinck et du Morning Herald sur le compte d’un dépit mal déguisé. Il est à regretter que les journaux français s’y soient laissé prendre.

[1]: Il s’agit en réalité du Manchester Guardian, numéro du 19 août 1846. (Voir ici l’article Progress of Fiction), que Bastiat traduit presque intégralement.

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