Lettre au Moniteur indutriel

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Courrier français, n° du 29 août 1846.

Monsieur,

Nous avons toujours dit ceci : « La protection fait supporter au consommateur national des pertes hors de toute proportion avec les profits qu’elle procure au producteur national.

Dans votre numéro d’hier, vous nous en fournissiez une preuve aussi claire, ce me semble, que la lumière du jour.

Voici ce que vous dites :

« Le capital primitif de Decazeville était de 7,200,000 fr. — Or, depuis 1826 jusqu’en 1840, pendant quatorze années, il ne produisit aux actionnaires ni un décime de dividende ni un centime d’intérêt ! En tenant compte des intérêts, le capital s’élevait, en 1842, à 12,621,807 francs, soit 5,260 fr. par action. Alors il fut fait un emprunt d’un million, ce qui porta le capital engagé à 13,621,807 fr. Ce capital a été encore augmenté depuis par de nouveaux emprunts.

« Quoi qu’il en soit, voilà les chiffres du capital. Voici maintenant les immenses dividendes distribués aux actionnaires depuis les premiers jours de l’entreprise.

« De 1826 à 1840, pendant quatorze années, ni dividendes ni intérêts.

« Pour l’exercice de 1840-41, il a été distribué 90 francs par action au capital de 5,260 francs, soit 1 et 7/10 pour 100 d’intérêt, et pas un centime de dividende.

« Pour l’exercice de 1841-42, il a été distribué 270 francs par action, soit 5 pour 100 d’intérêt et 10 centimes de dividende pour 100 francs de capital.

« Pour l’exercice de 1842-43, il a été distribué 300 francs par action, soit 5 pour 100 d’intérêt et 70 centimes de dividende pour 100 francs de capital.

« Idem pour les exercices de 1843-44 et 1844-45.

« Pour l’exercice de 1845-46, il a été distribué 360 francs par action, soit 5 pour 100 d’intérêt et 1 fr. 84 de dividende pour 100 francs de capital. »

Il résulte de là que les producteurs privilégiés de Decazeville ont placé leurs capitaux, pendant vingt ans, à 1 1/2 pour 100 en moyenne.

Tout autre placement leur eût donné 4 1/2 pour 100 ; ils ont donc perdu 3 pour 100 chaque année, ou en tout seize millions.

 

Recherchons maintenant combien le pays a perdu pour aider M. Decaze et ses associés à perdre 16 millions.

Voici ce que je lis dans un rapport de M. le ministre du commerce (1841) :

« Le prix moyen de la fonte française était de 18 fr. 64, et celui de la fonte anglaise de même nature ne revenait, dans nos entrepôts, qu’à 13 fr. 75. Il en résultait une surcharge de 4 fr. 89.

« De même le prix du fer était en France de 48 fr. 15, et le fer anglais, rendu dans nos ports, ne revenait qu’à 22 fr. 88. Il en résultait une surcharge de 25 fr. 30. »

Dans un tableau n° 4 A, annexé à ce rapport, nous voyons que la consommation de la fonte en France, pendant vingt ans, a été de 42 millions de quintaux métriques. La surcharge de 4 fr. 89 équivaut donc à 205 millions de francs.

Dans le tableau n° 4 B, on voit que la consommation du fer, durant le même espace de temps, a été de 34 millions de quintaux. La surcharge de 25 fr. 30 a donc infligé au consommateur une perte de 860 millions.

Ces deux pertes réunies s’élèvent à plus d’un milliard !

Et cela pour décider les pauvres maîtres de forges, — que le bon Dieu les assiste ! — à placer à perte des capitaux que, sans la protection, ils eussent placés à profit.

 

Vous me direz sans doute, — je m’y attends, — que l’argent de M. Decaze, en allant s’engouffrer dans les mines, a fait vivre des ouvriers.

J’en conviens ; mais convenez aussi que s’il en eût fait un emploi un peu moins malencontreux, s’il en eût retiré, par exemple, 4 1/2 pour 100, comme font les simples paysans, ses treize millions, qui s’élèveraient aujourd’hui à trente, auraient fait vivre plus d’ouvriers encore.

Enfin, et c’est ceci qui importe, si le public n’eût pas perdu un milliard dans l’affaire, il se serait donné du bien-être et des satisfactions jusqu’à concurrence de cette somme, et toutes les industries en eussent été encouragées d’autant.

Croyez, Monsieur, que deux pertes ne font pas un profit, et agréez mes civilités.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau