Lettre à Félix Coudroy

Frédéric Bastiat

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16 juin 1845.

Mon cher Félix, je t’annonce que ma Ligue est imprimée ; on est maintenant après l’introduction, et cela ne peut durer plus de huit jours. Il y a donc apparence qu’à la fin du mois, je serai libre de partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j’aurai le plaisir de t’embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu’après, au cas que j’aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une ouverture ; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C’est d’être le directeur du Journal des Économistes. Au point de vue pécuniaire, c’est une misérable affaire ; il s’agit de cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D’abord ce journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l’économiste qui sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu’il ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole, je n’irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de mémoire et de présence d’esprit ; mais ma plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos hommes d’État.

Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être exclusive, parce que je serai entouré de paresseux ; et, autant que les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une homogénéité qui lui manque.

Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes éminents, au moins dans la sphère de l’économie politique et des affaires financières et douanières ; et en définitive je serai à leur égard l’organe de l’opinion publique, de l’opinion consciencieuse et éclairée. Il me semble qu’un pareil rôle peut s’agrandir indéfiniment, suivant la portée de celui qui l’occupe.

Quant au travail, il n’est pas de nature, comme le journalisme quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n’est qu’une perspective éloignée), le directeur du journal, s’il est à la hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour une chaire d’économie politique qui deviendrait vacante.

Voilà le pour. — Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de ceux que j’aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s’acheminer vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie sévère, que je voie s’agiter les passions sans les partager ; que j’aie sans cesse sous les yeux le spectacle des ambitions satisfaites sans permettre à ce sentiment de s’approcher de mon cœur ; car toute notre force est dans nos principes, et dans la confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n’est pas ce que je redoute. La simplicité des habitudes est loin de m’effrayer.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau