Frédéric Bastiat
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Un extrait a paru dans le Journal des Économistes, n° de juin 1845.
La personne la plus exposée à se faire illusion sur le mérite et la portée d’un livre, après l’auteur, c’est certainement le traducteur. Peut-être n’échappé-je pas à cette loi, car je n’hésite pas à dire que celui que je publie, s’il obtenait d’être lu, serait pour mon pays une sorte de révélation. La liberté, en matière d’échanges, est considérée chez nous comme une utopie ou quelque chose de pis. On accorde bien, abstraitement, la vérité du principe ; on veut bien reconnaître qu’il figure convenablement dans un ouvrage de théorie. Mais on s’arrête là. On ne lui fait même l’honneur de le tenir pour vrai qu’à une condition : c’est de rester à jamais relégué, avec le livre qui le contient, dans la poudre des bibliothèques ; de n’exercer sur la pratique aucune influence, et de céder le sceptre des affaires au principe antagonique, et par cela même abstraitement faux, de la prohibition, de la restriction, de la protection. S’il est encore quelques économistes qui, au milieu du vide qui s’est fait autour d’eux, n’aient pas tout à fait laissé échapper de leur cœur la sainte foi dans le dogme de la liberté, à peine osent-ils, d’un regard incertain, en chercher le douteux triomphe dans les profondeurs de l’avenir. Comme ces semences recouvertes d’épaisses couches de terre inerte, et qui n’éclôront que lorsque quelque cataclysme, les ramenant à la surface, les aura exposées aux rayons vivifiants du soleil, ils voient le germe sacré de la liberté enfoui sous la dure enveloppe des passions et des préjugés, et ils n’osent compter le nombre des révolutions sociales qui devront s’accomplir avant qu’il soit mis en contact avec le soleil de la vérité. Ils ne se doutent pas, ils ne paraissent pas du moins se douter que le pain des forts, converti en lait pour les faibles [1], a été distribué sans mesure à toute une génération contemporaine ; que le grand principe, le droit d’échanger, a brisé son enveloppe, qu’il s’est répandu comme un torrent sur les intelligences, qu’il anime toute une grande nation, qu’il y a fondé une opinion publique indomptable, qu’il va prendre possession des affaires humaines, qu’il s’apprête à absorber la législation économique d’un grand peuple ! C’est là la bonne nouvelle que renferme ce livre. Parviendra-t-elle à vos oreilles, amis de la liberté, partisans de l’union des peuples, apôtres de l’universelle fraternité des hommes, défenseurs des classes laborieuses, sans qu’elle réveille dans vos cœurs la confiance, le zèle et le courage ? Oui, si ce livre pouvait pénétrer sous la froide pierre qui couvre les Tracy, les Say, les Comte, je crois que les ossements de ces illustres philanthropes tressailleraient de joie dans la tombe.
Mais, hélas ! je n’oublie pas la restriction que j’ai posée moi-même : Si ce livre obtient d’être lu. — Cobden ! Ligue ! Affranchissement des échanges ! — Qu’est-ce que Cobden ? Qui a entendu parler, en France, de Cobden ? Il est vrai que la postérité attachera son nom à une de ces grandes réformes sociales qui marquent de loin en loin les pas de l’humanité dans la carrière de la civilisation : la restauration, non du droit au travail, selon la logomachie du jour, mais du droit sacré du travail à sa juste et naturelle rémunération. Il est vrai que Cobden est à Smith ce que la propagation est à l’invention ; qu’aidé de ses nombreux compagnons de travaux, il a vulgarisé la science sociale ; qu’en dissipant dans l’esprit de ses compatriotes les préjugés qui servent de base au monopole, cette spoliation au dedans, et à la conquête, cette spoliation au dehors ; en ruinant ainsi cet aveugle antagonisme qui pousse les classes contre les classes et les peuples contre les peuples, il a préparé aux hommes un avenir de paix et de fraternité fondé, non sur un chimérique renoncement à soi-même, mais sur l’indestructible amour de la conservation et du progrès individuels, sentiment qu’on a essayé de flétrir sous le nom d’intérêt bien entendu, mais auquel, il est impossible de ne pas le reconnaître, il a plu à Dieu de confier la conservation et le progrès de l’espèce ; il est vrai que cet apostolat s’est exercé de notre temps, sous notre ciel, à nos portes, et qu’il agite encore, jusqu’en ses fondements, une nation dont les moindres mouvements ont coutume de nous préoccuper à l’excès. Et cependant, qui a entendu parler de Cobden ? Eh, bon Dieu ! nous avons bien autre chose à faire qu’à nous occuper de ce qui, après tout, ne tend qu’à changer la face du monde. Ne faut-il pas aider M. Thiers à remplacer M. Guizot, ou M. Guizot à remplacer M. Thiers ? Ne sommes-nous pas menacés d’une nouvelle irruption de barbares, sous forme d’huile égyptienne ou de viande sarde ? et ne serait-il pas bien fâcheux que nous reportassions un moment sur la libre communication des peuples une attention si utilement absorbée par Noukahiva, Papeïti et Mascate ?
La Ligue ! De quelle Ligue s’agit-il ? L’Angleterre a-telle enfanté quelque Guise ou quelque Mayenne ? Les catholiques et les anglicans vont-ils avoir leur bataille d’Ivry ? L’agitation que vous annoncez se rattache-t-elle à l’agitation irlandaise ? Va-t-il y avoir des guerres, des batailles, du sang répandu ? Peut-être alors notre curiosité serait-elle éveillée, car nous aimons prodigieusement les jeux de la force brutale, et puis nous prenons tant d’intérêt aux questions religieuses ! nous sommes devenus si bons catholiques, si bons papistes, depuis quelque temps.
Affranchissement des échanges ! Quelle déception ! Quelle chute ! Est-ce que le droit d’échanger, si c’est un droit, vaut la peine que nous nous en occupions ? Liberté de parler, d’écrire, d’enseigner, à la bonne heure ; on peut y réfléchir de temps en temps, à moments perdus, quand la question suprême, la question ministérielle laisse à nos facultés quelques instants de répit, car enfin ces libertés intéressent les hommes qui ont des loisirs. Mais la liberté d’acheter et de vendre ! la liberté de disposer du fruit de son travail, d’en retirer par l’échange tout ce qu’il est susceptible de donner, cela intéresse aussi le peuple, l’homme de labeur, cela touche à la vie de l’ouvrier. D’ailleurs, échanger, trafiquer, cela est si prosaïque ! et puis c’est tout au plus une question de bien-être et de justice. Le bien-être ! oh ! c’est trop matériel, trop matérialiste pour un siècle d’abnégation comme le nôtre ! La justice ! oh ! cela est trop froid. Si au moins il s’agissait d’aumônes, il y aurait de belles phrases à faire. Et n’est-il pas bien doux de persévérer dans l’injustice, quand en même temps on est aussi prompt que nous le sommes à faire montre de charité et de philanthropie ?
« Le sort en est jeté, s’écriait Kepler, j’écris mon livre ; on le lira dans l’âge présent ou dans la postérité ; que m’importe ? il pourra attendre son lecteur. » — Je ne suis pas Kepler, je n’ai arraché à la nature aucun de ses secrets ; et je ne suis qu’un simple et très-médiocre traducteur. Et cependant j’ose dire comme le grand homme : Ce livre peut attendre ; le lecteur lui arrivera tôt ou tard. Car enfin, pour peu que mon pays s’endorme quelque temps encore dans l’ignorance volontaire où il semble se complaire à l’égard de la révolution immense qui fait bouillonner tout le sol britannique, un jour il sera frappé de stupeur à l’aspect de ce feu volcanique… non, de cette lumière bienfaisante qu’il verra luire au septentrion. Un jour, et ce jour n’est pas éloigné, il apprendra, sans transition, sans que rien la lui ait fait présager, cette grande nouvelle : l’Angleterre ouvre tous ses ports ; elle a renversé toutes les barrières qui la séparaient des nations ; elle avait cinquante colonies, elle n’en a plus qu’une et c’est l’univers ; elle échange avec quiconque veut échanger ; elle achète sans demander à vendre ; elle accepte toutes les relations sans en exiger aucune ; elle appelle sur elle l’invasion de vos produits ; l’Angleterre a affranchi le travail et l’échange. — Alors, peut-être, on voudra savoir comment, par qui, depuis combien de temps cette révolution a été préparée ; dans quel souterrain impénétrable, dans quelles catacombes ignorées elle a été ourdie, quelle franc-maçonnerie mystérieuse en a noué les fils ; et ce livre sera là pour répondre : Eh, mon Dieu ! cela s’est fait en plein soleil, ou du moins en plein air (car on dit qu’il n’y a pas de soleil en Angleterre). Cela s’est accompli en public, par une discussion qui a duré dix ans, soutenue simultanément sur tous les points du territoire. Cette discussion a augmenté le nombre des journaux anglais, en a allongé le format ; elle a enfanté des milliers de tonnes de brochures et de pamphlets ; on en suivait le cours avec anxiété aux États-Unis, en Chine, et jusque chez les hordes sauvages des noirs Africains. Vous seuls, Français, ne vous en doutiez pas. Et pourquoi ? Je pourrais le dire, mais est-ce bien prudent ? N’importe ! la vérité me presse et je la dirai. C’est qu’il y a parmi nous deux grands corrupteurs qui soudoient la publicité. L’un s’appelle Monopole et l’autre Esprit de parti. Le premier a dit : J’ai besoin que la haine s’interpose entre la France et l’étranger, car si les nations ne se haïssaient pas, elles finiraient par s’entendre, par s’unir, par s’aimer, et peut-être, chose horrible à penser ! par échanger entre elles les fruits de leur industrie. Le second a dit : J’ai besoin des inimitiés nationales, parce que j’aspire au pouvoir, et j’y arriverai si je parviens à m’entourer d’autant de popularité que j’en arracherai à mes adversaires, si je les montre vendus à un étranger prêt à nous envahir, et si je me présente comme le sauveur de la patrie. — Alors l’alliance a été conclue entre le monopole et l’esprit de parti, et il a été arrêté que toute publicité, à l’égard de ce qui se passe au dehors, consisterait en ces deux choses : Dissimuler, dénaturer. C’est ainsi que la France a été tenue systématiquement dans l’ignorance du fait que ce livre a pour objet de révéler. Mais comment les journaux ont-ils pu réussir ? Cela vous étonne ? — et moi aussi. Mais leur succès est irrécusable.
Cependant, et précisément parce que je vais introduire le lecteur (si j’ai un lecteur) dans un monde qui lui est complétement étranger, il doit m’être permis de faire précéder cette traduction de quelques considérations générales sur le régime économique de la Grande-Bretagne, sur les causes qui ont donné naissance à la Ligue, sur l’esprit et la portée de cette association, au point de vue social, moral et politique.
On a dit et on répète souvent que l’école économiste, qui confie à leur naturelle gravitation les intérêts des diverses classes de la société, était née en Angleterre, et on s’est hâté d’en conclure, avec une surprenante légèreté, que cet effrayant contraste d’opulence et de misère qui caractérise la Grande-Bretagne était le résultat de la doctrine proclamée avec tant d’autorité par Ad. Smith, exposée avec tant de méthode par J.-B. Say. On semble croire que la liberté règne souverainement de l’autre côté de la Manche et qu’elle préside à la manière inégale dont s’y distribue la richesse.
« Il avait assisté, » disait, ces jours derniers, M. Mignet, en parlant de M. Sismondi, « il avait assisté à la grande révolution économique opérée de nos jours. Il avait suivi et admiré les brillants effets des doctrines qui avaient affranchi le travail, renversé les barrières que les jurandes, les maîtrises, les douanes intérieures et les monopoles multipliés opposaient à ses produits et à ses échanges ; qui avaient provoqué l’abondante production et la libre circulation des valeurs, etc.
« Mais bientôt il avait pénétré plus avant, et des spectacles moins propres à l’enorgueillir des progrès de l’homme et à le rassurer sur son bonheur s’étaient montrés à lui, dans le pays même où les théories nouvelles s’étaient le plus vite et le plus complétement développées, en Angleterre où elles régnaient avec empire. Qu’y avait-il vu ? Toute la grandeur, mais aussi tous les excès de la production illimitée…, chaque marché fermé réduisant des populations entières à mourir de faim, les dérèglements de la concurrence, cet état de nature des intérêts, souvent plus meurtrier que les ravages de la guerre ; il y avait vu l’homme réduit à être un ressort d’une machine plus intelligente que lui, entassé dans des lieux malsains où la vie n’atteignait pas la moitié de sa durée, où les liens de famille se brisaient et les idées de morale se perdaient… En un mot, il y avait vu l’extrême misère et une effrayante dégradation racheter tristement et menacer sourdement la prospérité et les splendeurs d’un grand peuple.
« Surpris et troublé, il se demanda si une science qui sacrifiait le bonheur de l’homme à la production de la richesse… était la vraie science… Depuis ce moment, il prétendit que l’économie politique devait avoir beaucoup moins pour objet la production abstraite de la richesse que son équitable distribution. » [2]
Disons en passant que l’économie politique n’a pas plus pour objet la production (encore moins la production abstraite), que la distribution de la richesse. C’est le travail, c’est l’échange qui ont ces choses-là pour objet. L’économie politique n’est pas un art, mais une science. Elle n’impose rien, elle ne conseille même rien, et par conséquent elle ne sacrifie rien ; elle décrit comment la richesse se produit et se distribue, de même que la physiologie décrit le jeu de nos organes ; et il est aussi injuste d’imputer à l’une les maux de la société qu’il le serait d’attribuer à l’autre les maladies qui affligent le corps humain.
Quoi qu’il en soit, les idées très-répandues dont M. Mignet s’est rendu le trop éloquent interprète conduisent naturellement à l’arbitraire. À l’aspect de cette révoltante inégalité que la théorie économique, tranchons le mot, que la liberté est censée avoir engendrée, là où elle règne avec le plus d’empire, il est tout naturel qu’on l’accuse, qu’on la repousse, qu’on la flétrisse et qu’on se réfugie dans des arrangements sociaux artificiels, dans des organisations de travail, dans des associations forcées de capital et de main-d’œuvre, dans des utopies, en un mot, où la liberté est préalablement sacrifiée comme incompatible avec le règne de l’égalité et de la fraternité parmi les hommes.
Il n’entre pas dans notre sujet d’exposer la doctrine du libre-échange ni de combattre les nombreuses manifestations de ces écoles qui, de nos jours, ont usurpé le nom de socialisme et qui n’ont entre elles de commun que cette usurpation.
Mais il importe d’établir ici que, bien loin que le régime économique de la Grande-Bretagne soit fondé sur le principe de la liberté, bien loin que la richesse s’y distribue d’une manière naturelle, bien loin enfin que, selon l’heureuse expression de M. de Lamartine, chaque industrie s’y fasse par la liberté une justice qu’aucun système arbitraire ne saurait lui faire, il n’y a pas de pays au monde, sauf ceux qu’afflige encore l’esclavage, où la théorie de Smith, — la doctrine du laissez-faire, laissez-passer, — soit moins pratiquée qu’en Angleterre, et où l’homme soit devenu pour l’homme un objet d’exploitation plus systématique.
Et il ne faut pas croire, comme on pourrait nous l’objecter, que c’est précisément la libre concurrence qui a amené, à la longue, l’asservissement de la main-d’œuvre aux capitaux, de la classe laborieuse à la classe oisive. Non, cette injuste domination ne saurait être considérée comme le résultat, ni même l’abus d’un principe qui ne dirigea jamais l’industrie britannique ; et, pour en fixer l’origine, il faudrait remonter à une époque qui n’est certes pas un temps de liberté, à la conquête de l’Angleterre par les Normands.
Mais sans retracer ici l’histoire des deux races qui foulent le sol britannique et s’y sont livré, sur la forme civile, politique, religieuse, tant de luttes sanglantes, il est à propos de rappeler leur situation respective au point de vue économique.
L’aristocratie anglaise, on le sait, est propriétaire de toute la surface du pays. De plus elle tient en ses mains la puissance législative. Il ne s’agit que de savoir si elle a usé de cette puissance dans l’intérêt de la communauté on dans son propre intérêt.
« Si notre Code financier, » disait M. Cobden, en s’adressant à l’aristocratie elle-même dans le Parlement, « si le statute-book pouvait parvenir dans la lune, seul et sans aucun commentaire historique, il n’en faudrait pas davantage pour apprendre à ses habitants qu’il est l’œuvre d’une assemblée de seigneurs maîtres du sol. » (Landlords.)
Quand une race aristocratique a tout à la fois le droit de faire la loi et la force de l’imposer, il est malheureusement trop vrai qu’elle la fait à son profit. C’est là une pénible vérité. Elle contristera, je le sais, les âmes bienveillantes qui comptent, pour la réforme des abus, non sur la réaction de ceux qui les subissent, mais sur la libre et fraternelle initiative de ceux qui les exploitent. Nous voudrions bien qu’on pût nous signaler dans l’histoire un tel exemple d’abnégation. Mais il ne nous a jamais été donné ni par les castes dominantes de l’Inde, ni par ces Spartiates, ces Athéniens et ces Romains qu’on offre sans cesse à notre admiration, ni par les seigneurs féodaux du moyen âge, ni par les planteurs des Antilles, et il est même fort douteux que ces oppresseurs de l’humanité aient jamais considéré leur puissance comme injuste et illégitime.
Si l’on pénètre quelque peu dans les nécessités, on peut dire fatales, des races aristocratiques, on s’aperçoit bientôt qu’elles sont considérablement modifiées et aggravées par ce qu’on a nommé le principe de la population.
Si les classes aristocratiques étaient stationnaires de leur nature ; si elles n’étaient pas comme toutes les autres douées de la faculté de multiplier, un certain degré de bonheur et même d’égalité serait peut-être compatible avec le régime de la conquête. Une fois les terres partagées entre les familles nobles, chacune transmettrait ses domaines de génération en génération à son unique représentant, et l’on conçoit que, dans cet ordre de choses, il ne serait pas impossible à une classe industrieuse de s’élever et de prospérer paisiblement à côté de la race conquérante.
Mais les conquérants pullulent tout comme de simples prolétaires. Tandis que les frontières du pays sont immuables, tandis que le nombre des domaines seigneuriaux reste le même, parce que, pour ne pas affaiblir sa puissance, l’aristocratie prend soin de ne les pas diviser et de les transmettre intégralement, de mâle en mâle, dans l’ordre de primogéniture, de nombreuses familles de cadets se forment et multiplient à leur tour. Elles ne peuvent se soutenir par le travail, puisque, dans les idées nobiliaires, le travail est réputé infâme. Il n’y a donc qu’un moyen de les pourvoir ; ce moyen, c’est l’exploitation des classes laborieuses. La spoliation au dehors s’appelle guerre, conquêtes, colonies. La spoliation au dedans se nomme impôts, places, monopoles. Les aristocraties civilisées se livrent généralement à ces deux genres de spoliation ; les aristocraties barbares sont obligées de s’interdire le second par une raison bien simple, c’est qu’il n’y a pas autour d’elles une classe industrieuse à dépouiller. Mais quand les ressources de la spoliation extérieure viennent aussi à leur manquer, que deviennent donc, chez les barbares, les générations aristocratiques des branches cadettes ? Ce qu’elles deviennent ? On les étouffe ; car il est dans la nature des aristocraties de préférer au travail la mort même.
« Dans les archipels du grand Océan, les cadets de famille n’ont aucune part dans la succession de leurs pères. Ils ne peuvent donc vivre que des aliments que leur donnent leurs aînés, s’ils restent en famille, ou de ce que peut leur donner la population asservie, s’ils entrent dans l’association militaire des arreoys. Mais quel que soit celui des deux partis qu’ils prennent, ils ne peuvent espérer de perpétuer leur race. L’impuissance de transmettre à leurs enfants aucune propriété et de les maintenir dans le rang où ils naissent, est sans doute ce qui leur a fait une loi de les étouffer [3]. »
L’aristocratie anglaise, quoique sous l’influence des mêmes instincts qui inspirent l’aristocratie malaie (car les circonstances varient, mais la nature humaine est partout la même), s’est trouvée, si je puis m’exprimer ainsi, dans un milieu plus favorable. Elle a eu, en face d’elle et au-dessous d’elle, la population la plus laborieuse, la plus active, la plus persévérante, la plus énergique et en même temps la plus docile du globe ; elle l’a méthodiquement exploitée.
Rien de plus fortement conçu, de plus énergiquement exécuté que cette exploitation. La possession du sol met aux mains de l’oligarchie anglaise la puissance législative ; par la législation, elle ravit systématiquement la richesse à l’industrie. Cette richesse, elle l’emploie à poursuivre au dehors ce système d’empiétements qui a soumis quarante-cinq colonies à la Grande-Bretagne ; et les colonies lui servent à leur tour de prétexte pour lever, aux frais de l’industrie et au profit des branches cadettes, de lourds impôts, de grandes armées, une puissante marine militaire.
Il faut rendre justice à l’oligarchie anglaise. Elle a déployé, dans sa double politique de spoliation intérieure et extérieure, une habileté merveilleuse. Deux mots, qui impliquent deux préjugés, lui ont suffi pour y associer les classes mêmes qui en supportent tout le fardeau : elle a donné au monopole le nom de Protection, et aux colonies celui de Débouchés.
Ainsi l’existence de l’oligarchie britannique, ou du moins sa prépondérance législative, n’est pas seulement une plaie pour l’Angleterre, c’est encore un danger permanent pour l’Europe.
Et s’il en est ainsi, comment est-il possible que la France ne prête aucune attention à cette lutte gigantesque que se livrent sous ses yeux l’esprit de la civilisation et l’esprit de la féodalité ? Comment est-il possible qu’elle ne sache pas même les noms de ces hommes dignes de toutes les bénédictions de l’humanité, les Cobden, les Bright, les Moore, les Villiers, les Thompson, les Fox, les Wilson et mille autres qui ont osé engager le combat, qui le soutiennent avec un talent, un courage, un dévouement, une énergie admirables ? C’est une pure question de liberté commerciale, dit-on. Et ne voit-on pas que la liberté du commerce doit ravir à l’oligarchie et les ressources de la spoliation intérieure, — les monopoles, — et les ressources de la spoliation extérieure, — les colonies, — puisque monopoles et colonies sont tellement incompatibles avec la liberté des échanges, qu’ils ne sont autre chose que la limite arbitraire de cette liberté !
Mais que dis-je ? Si la France a quelque vague connaissance de ce combat à mort qui va décider pour longtemps du sort de la liberté humaine, ce n’est pas à son triomphe qu’elle semble accorder sa sympathie. Depuis quelques années, on lui a fait tant de peur des mots liberté, concurrence, sur-production ; on lui a tant dit que ces mots impliquent misère, paupérisme, dégradation des classes ouvrières ; on lui a tant répété qu’il y avait une économie politique anglaise, qui se faisait de la liberté un instrument de machiavélisme et d’oppression, et une économie politique française qui, sous les noms de philanthropie, socialisme, organisation du travail, allait ramener l’égalité des conditions sur la terre, — qu’elle a pris en horreur la doctrine qui ne se fonde après tout que sur la justice et le sens commun, et qui se résume dans cet axiome : « Que les hommes soient libres d’échanger entre eux, quand cela leur convient, les fruits de leurs travaux. » Si cette croisade contre la liberté n’était soutenue que par les hommes d’imagination qui veulent formuler la science sans s’être préparés par l’étude, le mal ne serait pas grand. Mais n’est-il pas douloureux de voir de vrais économistes, poussés sans doute par la passion d’une popularité éphémère, céder à ces déclamations affectées et se donner l’air de croire ce qu’assurément ils ne croient pas, à savoir : que le paupérisme, le prolétariat, les souffrances des dernières classes sociales doivent être attribués à ce qu’on nomme concurrence exagérée, sur-production ?
Ne serait-ce pas, au premier coup d’œil, une chose bien surprenante que la misère, le dénuement, la privation des produits eussent pour cause… quoi ? précisément la surabondance des produits. N’est-il pas singulier qu’on vienne nous dire que si les hommes n’ont pas suffisamment de quoi se nourrir, c’est qu’il y a trop d’aliments dans le monde ? que s’ils n’ont pas de quoi se vêtir, c’est que les machines jettent trop de vêtements sur le marché ? Assurément le paupérisme en Angleterre est un fait incontestable ; l’inégalité des richesses y est frappante. Mais pourquoi aller chercher à ces phénomènes une cause si bizarre quand ils s’expliquent par une cause si naturelle : la spoliation systématique des travailleurs par les oisifs ?
C’est ici le lieu de décrire le régime économique de la Grande-Bretagne, tel qu’il était dans les dernières années qui ont précédé les réformes partielles, et à certains égards trompeuses, dont, depuis 1842, le Parlement est saisi par le cabinet actuel.
La première chose qui frappe dans la législation financière de nos voisins, et qui est faite pour étonner les propriétaires du continent, c’est l’absence presque totale d’impôt foncier dans un pays grevé d’une si lourde dette et d’une si vaste administration.
En 1706 (époque de l’Union, sous la reine Anne),
l’impôt foncier entrait dans le revenu public pour | 1,997,379 | liv. st. |
L’accise, pour | 1,792,763 | |
La douane, pour | 1,549,351 |
En 1841, sous la reine Victoria :
Part contributive de l’impôt foncier (land tax) | 2,037,627 | liv. st. |
Part contributive de l’accise | 12,858,014 | |
Part contributive de la douane | 19,485,217 |
Ainsi l’impôt direct est resté le même pendant que les impôts de consommation ont décuplé.
Et il faut considérer que, dans ce laps de temps, la rente des terres ou le revenu du propriétaire a augmenté dans la proportion de 1 à 7, en sorte que le même domaine qui, sous la reine Anne, acquittait 20 pour 100 de contributions sur le revenu, ne paye pas aujourd’hui 3 pour 100.
On remarquera aussi que l’impôt foncier n’entre que pour un vingt-cinquième dans le revenu public (2 millions sur 50 dont se composent les recettes générales). En France, et dans toute l’Europe continentale, il en constitue la portion la plus considérable, si l’on ajoute à la taxe annuelle les droits perçus à l’occasion des mutations et transmissions, droits dont, de l’autre côté de la Manche, la propriété immobilière est affranchie, quoique la propriété personnelle et industrielle y soit rigoureusement assujettie.
La même partialité se montre dans les taxes indirectes. Comme elles sont uniformes au lieu d’être graduées selon les qualités des objets qu’elles frappent, il s’ensuit qu’elles pèsent incomparablement plus sur les classes pauvres que sur les classes opulentes.
Ainsi le thé Pekoe vaut 4 shellings et le Bohea 9 deniers ; le droit étant de 2 shellings, le premier est taxé à raison de 50, et le second à raison de 300 pour 100.
Ainsi le sucre raffiné valant 71 shellings, et le sucre brut 25 shellings, le droit fixe de 24 shellings est de 34 pour 100 pour l’un, et de 90 pour 100 pour l’autre.
De même le tabac de Virginie commun, le tabac du pauvre, paie 1200 pour 100, et le Havane 105 pour 100.
Le vin du riche en est quitte pour 28 pour 100. Le vin du pauvre acquitte 254 pour 100.
Et ainsi du reste.
Vient ensuite la loi sur les céréales et les comestibles (corn and provisions law), dont il est nécessaire de se rendre compte.
La loi-céréale, en excluant le blé étranger ou en le frappant d’énormes droits d’entrée, a pour but d’élever le prix du blé indigène, pour prétexte de protéger l’agriculture, et pour effet de grossir les rentes des propriétaires du sol.
Que la loi-céréale ait pour but d’élever le prix du blé indigène, c’est ce qui est avoué par tous les partis. Par la loi de 1815, le Parlement prétendait très-ostensiblement maintenir le froment à 80 shellings le quarter ; par celle de 1828, il voulait assurer au producteur 70 shellings. La loi de 1842 (postérieure aux réformes de M. Peel, et dont par conséquent nous n’avons pas à nous occuper ici) a été calculée pour empêcher que le prix ne descendît au-dessous de 56 shellings qui est, dit-on, strictement rémunérateur. Il est vrai que ces lois ont souvent failli dans l’objet qu’elles avaient en vue ; et en ce moment même, les fermiers, qui avaient compté sur ce prix législatif de 56 shellings et fait leurs baux en conséquence, sont forcés de vendre à 45 shellings. C’est qu’il y a, dans les lois naturelles qui tendent à ramener tous les profits à un commun niveau, une force que le despotisme ne parvient pas facilement à vaincre.
D’un autre côté, que la prétendue protection à l’agriculture soit un prétexte, c’est ce qui n’est pas moins évident. Le nombre des fermes à louer est limité ; le nombre des fermiers ou des personnes qui peuvent le devenir ne l’est pas. La concurrence qu’ils se font entre eux les force donc à se contenter des profits les plus bornés auxquels ils peuvent se réduire. Si, par suite de la cherté des grains et des bestiaux, le métier de fermier devenait très-lucratif, le seigneur ne manquerait pas de hausser le prix du bail, et il le ferait d’autant mieux que, dans cette hypothèse, les entrepreneurs viendraient s’offrir en nombre considérable.
Enfin, que le maître du sol, le landlord, réalise en définitive tout le profit de ce monopole, cela ne peut être douteux pour personne. L’excédant du prix extorqué au consommateur doit bien aller à quelqu’un ; et puisqu’il ne peut s’arrêter au fermier, il faut bien qu’il arrive au propriétaire.
Mais quelle est au juste la charge que le monopole des blés impose au peuple anglais ?
Pour le savoir, il suffit de comparer le prix du blé étranger, à l’entrepôt, avec le prix du blé indigène. La différence, multipliée par le nombre de quarters consommés annuellement en Angleterre, donnera la mesure exacte de la spoliation légalement exercée, sous cette forme, par l’oligarchie britannique.
Les statisticiens ne sont pas d’accord. Il est probable qu’ils se laissent aller à quelque exagération en plus ou en moins, selon qu’ils appartiennent au parti des spoliateurs ou des spoliés. L’autorité qui doit inspirer le plus de confiance est sans doute celle des officiers du bureau du commerce (Board of trade), appelés à donner solennellement leur avis devant la Chambre des communes réunie en comité d’enquête.
Sir Robert Peel, en présentant, en 1842, la première partie de son plan financier, disait : « Je crois que toute confiance est due au gouvernement de S. M. et aux propositions qu’il vous soumet, d’autant que l’attention du Parlement a été sérieusement appelée sur ces matières dans l’enquête solennelle de 1839. »
Dans le même discours, le premier ministre disait encore : « M. Deacon Hume, cet homme dont je suis sûr qu’il n’est aucun de nous qui ne déplore la perte, établit que la consommation du pays est d’un quarter de blé par habitant. »
Rien ne manque donc à l’autorité sur laquelle je vais m’appuyer, ni la compétence de celui qui donnait son avis, ni la solennité des circonstances dans lesquelles il a été appelé à l’exprimer, ni même la sanction du premier ministre d’Angleterre.
Voici sur la question qui nous occupe, l’extrait de cet interrogatoire remarquable [4].
Le Président : Pendant combien d’années avez-vous occupé des fonctions à la douane et au bureau du commerce ?
M. Deacon Hume : J’ai servi trente-huit ans dans la douane et ensuite onze ans au bureau du commerce.
D. Vous pensez que les droits protecteurs agissent comme une taxe directe sur la communauté, en élevant le prix des objets de consommation ?
R. Très-décidément. Je ne puis décomposer le prix que me coûte un objet que de la manière suivante : une portion est le prix naturel ; l’autre portion est le droit ou la taxe, encore que ce droit passe de ma poche dans celle d’un particulier au lieu d’entrer dans le trésor public…
D. Avez-vous jamais calculé quel est le montant de la taxe que paye la communauté par suite de l’élévation de prix que le monopole fait éprouver au froment et à la viande de boucherie ?
R. Je crois qu’on peut connaître très-approximativement le montant de cette charge additionnelle. On estime que chaque personne consomme annuellement un quarter de blé. On peut porter à 10 shellings ce que la protection ajoute au prix naturel. Vous ne pouvez porter à moins du double ce qu’elle ajoute, en masse, au prix de la viande, orge, avoine, foin, beurre et fromage. Cela monte à 36 millions sterling par an (900 millions de francs), et au fait le peuple paye cette somme de sa poche tout aussi infailliblement que si elle allait au trésor sous la forme de taxes.
D. Par conséquent, il a plus de peine à payer les contributions qu’exige le revenu public ?
R. Sans doute ; ayant payé les taxes personnelles, il est moins en état de payer des taxes nationales.
D. N’en résulte-t-il pas aussi la souffrance, la restriction de l’industrie de notre pays ?
R. Je crois même que vous signalez là l’effet le plus pernicieux. Il est moins accessible au calcul, mais si la nation jouissait du commerce que lui procurerait, selon moi, l’abolition de toutes ces protections, je crois qu’elle pourrait supporter aisément un accroissement d’impôts de 30 shellings par habitant.
D. Ainsi, d’après vous, le poids du système protecteur excède celui des contributions ?
R. Je le crois, en tenant compte de ses effets directs et de ses conséquences indirectes plus difficiles à apprécier.
Un autre officier du Board of trade, M. Mac-Grégor, répondait :
« Je considère que les taxes prélevées dans ce pays sur la production de la richesse due au travail et au génie des habitants, par les droits restrictifs et prohibitifs, dépassent de beaucoup, et probablement de plus du double, le montant des taxes payées au trésor. »
M. Porter, autre membre distingué du Board of trade, et bien connu en France par ses travaux statistiques, déposa dans le même sens [5].
Nous pouvons donc tenir pour certain que l’aristocratie anglaise ravit au peuple, par l’opération de cette seule loi (corn and provisions law), une part du produit de son travail, ou, ce qui revient au même, des satisfactions légitimement acquises qu’il pourrait s’accorder, part qui s’élève à 1 milliard par an, et peut-être 2 milliards, si l’on tient compte des effets indirects de cette loi. C’est là, à proprement parler, le lot que les aristocrates-législateurs, les aînés de famille se sont fait à eux-mêmes.
Restait à pourvoir les cadets ; car, ainsi que nous l’avons vu, les races aristocratiques ne sont pas plus que les autres privées de la faculté de multiplier, et, sous peine d’effroyables dissensions intestines, il faut bien qu’elles assurent aux branches cadettes un sort convenable, — c’est-à-dire, en dehors du travail, en d’autres termes, par la spoliation, — puisqu’il n’y a et ne peut y avoir que deux manières d’acquérir : Produire ou ravir.
Deux sources fécondes de revenus ont été ouvertes aux cadets : le trésor public et le système colonial. À vrai dire, ces deux conceptions n’en font qu’une. On lève des armées, une marine, en un mot des taxes pour conquérir des colonies, et l’on conserve les colonies pour rendre permanentes la marine, les armées ou les taxes.
Tant qu’on a pu croire que les échanges qui s’opèrent, en vertu d’un contrat de monopole réciproque, entre la métropole et ses colonies, étaient d’une nature différente et plus avantageuse que ceux qui s’accomplissent entre pays libres, le système colonial a pu être soutenu par le préjugé national. Mais lorsque la science et l’expérience (et la science n’est que l’expérience méthodique) ont révélé et mis hors de doute cette simple vérité : les produits s’échangent contre des produits, il est devenu évident que le sucre, le café, le coton, qu’on tire de l’étranger, n’offrent pas moins de débouchés à l’industrie des regnicoles que ces mêmes objets venus des colonies. Dès lors ce régime, accompagné d’ailleurs de tant de violences et de dangers, n’a plus pour point d’appui aucun motif raisonnable ou même spécieux. Il n’est que le prétexte et l’occasion d’une immense injustice. Essayons d’en calculer la portée.
Quant au peuple anglais, je veux dire la classe productive, il ne gagne rien à la vaste extension de ses possessions coloniales. En effet, si ce peuple est assez riche pour acheter du sucre, du coton, du bois de construction, que lui importe de demander ces choses à la Jamaïque, à l’Inde et au Canada, ou bien au Brésil, aux États-Unis, à la Baltique ? Il faut bien que le travail manufacturier anglais paye le travail agricole des Antilles, comme il payerait le travail agricole des nations du Nord. C’est donc une folie que de faire entrer dans le calcul les prétendus débouchés ouverts à l’Angleterre par ses colonies. Ces débouchés, elle les aurait alors même que les colonies seraient affranchies, et par cela seul qu’elle y exécuterait des achats. Elle aurait de plus les débouchés étrangers dont elle se prive en restreignant ses approvisionnements à ses possessions, en leur en conférant le monopole.
Lorsque les États-Unis proclamèrent leur indépendance, les préjugés coloniaux étaient dans toute leur force, et tout le monde sait que l’Angleterre crut son commerce ruiné. Elle le crut si bien, qu’elle se ruinait d’avance en frais de guerre pour retenir ce vaste continent sous sa domination. Mais qu’est-il arrivé ? En 1776, au commencement de la guerre de l’Indépendance, les exportations anglaises à l’Amérique du Nord étaient de 1,300,000 liv. sterl., elles s’élevèrent à 3,600,000 liv. sterl. en 1784, après que l’indépendance eut été reconnue ; et elles montent aujourd’hui à 12,400,000 liv. sterl., somme qui égale presque celle de toutes les exportations que fait l’Angleterre à ses quarante-cinq colonies, puisque celles-ci n’ont pas dépassé, en 1842, 13,200,000 liv. sterl. — Et en effet on ne voit pas pourquoi des échanges de fer contre du coton, ou d’étoffes contre des farines, ne s’accompliraient plus entre les deux peuples. Serait-ce parce que les citoyens des États-Unis sont gouvernés par un président de leur choix au lieu de l’être par un lord-lieutenant payé au frais de l’Échiquier ? Mais quel rapport y a-t-il entre cette circonstance et le commerce ? Et si jamais nous nommions nos maires et nos préfets, cela empêcherait-il les vins de Bordeaux d’aller à Elbeuf, et les draps d’Elbeuf de venir à Bordeaux ?
On dira peut-être que, depuis l’acte d’indépendance, l’Angleterre et les États-Unis repoussent réciproquement leurs produits, ce qui ne serait pas arrivé si le lien colonial n’eût pas été rompu. Mais ceux qui font l’objection entendent sans doute présenter un argument en faveur de ma thèse ; ils entendent insinuer que les deux pays auraient gagné à échanger librement entre eux les produits de leur sol et de leur industrie. Je demande comment un troc de blé contre du fer, ou de tabac contre de la toile, peut être nuisible selon que les deux nations qui l’accomplissent sont ou ne sont pas politiquement indépendantes l’une de l’autre ? — Si les deux grandes familles anglo-saxones agissent sagement, conformément à leurs vrais intérêts, en restreignant leurs échanges réciproques, c’est sans doute parce que ces échanges sont funestes ; et, en ce cas, elles auraient également bien fait de les restreindre alors même qu’un gouverneur anglais résiderait encore au Capitole. — Si au contraire elles ont mal fait, c’est qu’elles se sont trompées, c’est qu’elles ont mal compris leurs intérêts, et l’on ne voit pas comment le lien colonial les eût rendues plus clairvoyantes.
Remarquez en outre que les exportations de 1776 s’élevant à 1,300,000 liv. sterl. ne peuvent pas être supposées avoir donné à l’Angleterre plus de vingt pour 100, ou 260,000 liv. sterl., de bénéfice ; et pense-t-on que l’administration d’un aussi vaste continent n’absorbait pas dix fois cette somme ?
On s’exagère d’ailleurs le commerce que l’Angleterre fait avec ses colonies et surtout les progrès de ce commerce. Malgré que le gouvernement anglais contraigne les citoyens à se pourvoir aux colonies et les colons à la métropole ; malgré que les barrières de douane qui séparent l’Angleterre des autres nations se soient, dans ces dernières années, prodigieusement multipliées et renforcées, on voit le commerce étranger de l’Angleterre se développer plus rapidement que son commerce colonial, comme le constate le tableau suivant :
Exportations aux colonies | Exportations à l’étranger | Total | |
1831 | 10,254,940 l. st. | 26,900,432 l. st. | 37,164,372 l. st. |
1842 | 13,261,436 | 34,119,587 | 47,381,023 |
Aux deux époques, le commerce colonial n’entre que pour un peu plus du quart dans le commerce général. — L’accroissement, dans onze ans, est de trois millions environ. Et il faut remarquer que les Indes orientales, auxquelles ont été appliqués, dans l’intervalle, les principes de la liberté, entrent pour 1,300,000 liv. dans cet accroissement, et Gibraltar, — qui ne donne pas lieu à un commerce colonial, mais à un commerce étranger, avec l’Espagne, — pour 600,000 liv. sterl. ; en sorte qu’il ne reste pour l’augmentation réelle du commerce colonial, dans un intervalle de onze ans, que 1,100,000 liv. sterl. — Pendant ce même temps, et en dépit de nos tarifs, les exportations de l’Angleterre en France se sont élevées de liv. sterl. 602,688 à 3,193,939.
Ainsi le commerce protégé a progressé dans la proportion de 8 pour 100 ; et le commerce contrarié de 450 pour 100 !
Mais si le peuple anglais n’a pas gagné, s’il a même énormément perdu au système colonial, il n’en est pas de même des branches cadettes de l’aristocratie britannique.
D’abord ce système exige une armée, une marine, une diplomatie, des lords-lieutenants, des gouverneurs, des résidents, des agents de toutes sortes et de toutes dénominations. — Quoiqu’il soit présenté comme ayant pour but de favoriser l’agriculture, le commerce et l’industrie, ce n’est pas, que je sache, à des fermiers, à des négociants, à des manufacturiers que ces hautes fonctions sont confiées. On peut affirmer qu’une grande partie de ces lourdes taxes, que nous avons vu peser principalement sur le peuple, sont destinées à salarier tous ces instruments de conquête, qui ne sont autres que les puînés de l’aristocratie anglaise.
C’est un fait connu d’ailleurs que ces nobles aventuriers ont acquis de vastes domaines dans les colonies. La protection leur a été accordée ; il est bon de calculer ce qu’elle coûte aux classes laborieuses.
Antérieurement à 1825, la législation anglaise sur les sucres était très-compliquée.
Le sucre des Antilles payait le moindre droit ; celui de Maurice et des Indes était soumis à une taxe plus élevée. Le sucre étranger était repoussé par un droit prohibitif.
Le 5 juillet 1825, l’île Maurice, et le 13 août 1836, l’Inde anglaise furent placées avec les Antilles sur le pied de l’égalité.
La législation simplifiée ne reconnut plus que deux sucres : le sucre colonial et le sucre étranger. Le premier avait à acquitter un droit de 24 sh., le second de 63 sh. par quintal.
Si l’on admet, pour un instant, que le prix de revient soit le même aux colonies et à l’étranger, par exemple, 20 sh., on comprendra aisément les résultats d’une telle législation, soit pour les producteurs, soit à l’égard des consommateurs.
L’étranger ne pourra livrer ses produits sur le marché anglais au-dessous de 83 sh., savoir : 20 sh. pour couvrir les frais de production, et 63 sh. pour acquitter la taxe. — Pour peu que la production coloniale soit insuffisante à alimenter ce marché ; pour peu que le sucre étranger s’y présente, le prix vénal (car il ne peut y avoir qu’un prix vénal) sera donc de 83 shell., et ce prix, pour le sucre colonial, se décomposera ainsi :
20 sh. | Remboursement des frais de production. |
24 | Part du trésor public ou taxe. |
39 | Montant de la spoliation ou monopole. |
83 | Prix payé par le consommateur. |
On voit que la loi anglaise avait pour but de faire payer au peuple 83 sh. ce qui n’en vaut que 20, et de partager l’excédant, ou 63 sh., de manière à ce que la part du trésor fût de 24, et celle du monopole de 39 sh.
Si les choses se fussent passées ainsi, si le but de la loi avait été atteint, pour connaître le montant de la spoliation exercée par les monopoleurs au préjudice du peuple, il suffirait de multiplier par 39 sh. le nombre de quintaux de sucre consommé en Angleterre.
Mais, pour le sucre comme pour les céréales, la loi a failli dans une certaine mesure. La consommation limitée par la cherté n’a pas eu recours au sucre étranger, et le prix de 83 sh. n’a pas été atteint. Sortons du cercle des hypothèses et consultons les faits. Les voici soigneusement relevés sur les documents officiels.
Années. | Consommation totale. | Consommation par habitant | Prix du Sucre colonial à l’entrepôt. | Prix du Sucre étranger à l’entrepôt. |
1837 | 3,954,810 | 16 12/13 | 34 sh. 7 d. | 21 sh. 3 d. |
1838 | 3,909,365 | 16 8/13 | 33 8 | 21 3 |
1839 | 3,825,599 | 15 12/13 | 39 2 | 22 2 |
1840 | 3,594,834 | 14 7/9 | 49 1 | 21 6 |
1841 | 4,058,435 | 16 1/2 | 39 8 | 20 6 |
3,868,668 | 16 1/6 | 39 5 | 21 5 |
De ce tableau, il est fort aisé de déduire les pertes énormes que le monopole a infligées, soit à l’Échiquier, soit au consommateur anglais.
Calculons en monnaies françaises et en nombres ronds pour la plus facile intelligence du lecteur.
À raison de 49 fr. 20 c. (39 sh. 5 d.), plus 30 fr. de droits (24 sh.), il en a coûté au peuple anglais, pour consommer annuellement 3,868,000 quintaux de sucre, la somme de 306 millions et demi, qui se décompose ainsi :
103 1/2 | millions qu’aurait coûtés une égale quantité de sucre étranger au prix de 29 fr. 75 (21 sh. 5 d.). |
116 | millions impôt pour le revenu à 30 fr. (24 ch.). |
86 1/2 | millions part du monopole résultant de la différence du prix colonial au prix étranger. |
------ | |
306 | millions. |
Il est clair que, sous le régime de l’égalité et avec un impôt uniforme de 30 fr. par quintal, si le peuple anglais eût voulu dépenser 306 millions de francs en ce genre de consommation, il en aurait eu, au prix de 26 fr. 75, plus 30 francs de taxe, 5,400,000 quintaux ou 22 kil. par habitant au lieu de 16. — Le trésor, dans cette hypothèse, aurait recouvré 162 millions au lieu de 116.
Si le peuple se fût contenté de la consommation actuelle, il aurait épargné annuellement 86 millions, qui lui auraient procuré d’autres satisfactions et ouvert de nouveaux débouchés à son industrie.
Des calculs semblables, que nous épargnons au lecteur, prouvent que le monopole accordé aux propriétaires de bois du Canada coûte aux classes laborieuses de la Grande-Bretagne, indépendamment de la taxe fiscale, un excédant de 30 millions.
Le monopole du café leur impose une surcharge de 6,500,000 fr.
Voilà donc, sur trois articles coloniaux seulement, une somme de 123 millions enlevée purement et simplement de la bourse des consommateurs en excédant du prix naturel des denrées ainsi que des taxes fiscales, pour être versée, sans aucune compensation, dans la poche des colons.
Je terminerai cette dissertation, déjà trop longue, par une citation que j’emprunte à M. Porter, membre du Board of trade.
« Nous avons payé en 1840, et sans parler des droits d’entrée, 5 millions de livres de plus que n’aurait fait pour une égale quantité de sucre toute autre nation. Dans la même année, nous avons exporté pour 4,000,000 l. st. aux colonies à sucre ; en sorte que nous aurions gagné un million à suivre le vrai principe, qui est d’acheter au marché le plus avantageux, alors même que nous aurions fait cadeau aux planteurs de toutes les marchandises qu’ils nous ont prises. »
M. Ch. Comte avait entrevu, dès 1827, ce que M. Porter établit en chiffres. « Si les Anglais, disait-il, calculaient quelle est la quantité de marchandises qu’ils doivent vendre aux possesseurs d’hommes pour recouvrer les dépenses qu’ils font dans la vue de s’assurer leur pratique, ils se convaincraient que ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de leur livrer leurs marchandises pour rien et d’acheter, à ce prix, la liberté du commerce. »
Nous sommes maintenant en mesure, ce me semble, d’apprécier le degré de liberté dont jouissent en Angleterre le travail et l’échange, et de juger si c’est bien dans ce pays qu’il faut aller observer les désastreux effets de la libre concurrence sur l’équitable distribution de la richesse et l’égalité des conditions.
Récapitulons, concentrons dans un court espace les faits que nous venons d’établir.
1° Les branches aînées de l’aristocratie anglaise possèdent toute la surface du territoire.
2° L’impôt foncier est demeuré invariable depuis cent cinquante ans, quoique la rente des terres ait septuplé. Il n’entre que pour un vingt-cinquième dans les recettes publiques.
3° La propriété immobilière est affranchie de droits de succession, quoique la propriété personnelle y soit assujettie.
4° Les taxes indirectes pèsent beaucoup moins sur les objets de qualités supérieures à l’usage des riches, que sur les mêmes objets de basses qualités à l’usage du peuple.
5° Au moyen de la loi-céréale, les mêmes branches aînées prélèvent, sur la nourriture du peuple, un impôt que les meilleures autorités fixent à un milliard de francs.
6° Le système colonial, poursuivi sur une très-grande échelle, nécessite de lourds impôts ; et ces impôts, payés presque en totalité par les classes laborieuses, sont, presque en totalité aussi, le patrimoine des branches cadettes des classes oisives.
7° Les taxes locales, comme les dîmes (tithes), arrivent aussi à ces branches cadettes par l’intermédiaire de l’Église établie.
8° Si le système colonial exige un grand développement de forces, le maintien de ces forces a besoin, à son tour, du régime colonial, et ce régime entraîne celui des monopoles. On a vu que, sur trois articles seulement, ils occasionnent au peuple anglais une perte sèche de 124 millions.
J’ai cru devoir donner quelque étendue à l’exposé de ces faits parce qu’ils me paraissent de nature à dissiper bien des erreurs, bien des préjugés, bien des préventions aveugles. Combien de solutions aussi évidentes qu’inattendues n’offrent-ils pas aux économistes ainsi qu’aux hommes politiques ?
Et d’abord, comment ces écoles modernes, qui semblent avoir pris à tâche d’entraîner la France dans ce système de spoliations réciproques, en lui faisant peur de la concurrence, comment, dis-je, ces écoles pourraient-elles persister à soutenir que c’est la liberté qui a suscité le paupérisme en Angleterre ? Dites donc qu’il est né de la spoliation, de la spoliation organisée, systématique, persévérante, impitoyable. Cette explication n’est-elle pas plus simple, plus vraie et plus satisfaisante à la fois ? Quoi ! La liberté entraînerait le paupérisme ! La concurrence, les transactions libres, le droit d’échanger une propriété qu’on a le droit de détruire, impliqueraient une injuste distribution de la richesse ! La loi providentielle serait donc bien inique ! Il faudrait donc se hâter d’y substituer une loi humaine, et quelle loi ? Une loi de restriction et d’empêchement. Au lieu de laisser faire, il faudrait empêcher de faire ; au lieu de laisser passer, il faudrait empêcher de passer ; au lieu de laisser échanger, il faudrait empêcher d’échanger ; au lieu de laisser la rémunération du travail à celui qui l’a accompli, il faudrait en investir celui qui ne l’a pas accompli ! Ce n’est qu’à cette condition qu’on éviterait l’inégalité des fortunes parmi les hommes ! « Oui, disiez-vous, l’expérience est faite ; la liberté et le paupérisme coexistent en Angleterre. » Mais vous ne pourrez plus le dire. Bien loin que la liberté et la misère y soient dans le rapport de cause à effet, l’une d’elles du moins, la liberté, n’y existe même pas. On y est bien libre de travailler, mais non de jouir du fruit de son travail. Ce qui coexiste en Angleterre, c’est un petit nombre de spoliateurs et un grand nombre de spoliés ; et il ne faut pas être un grand économiste pour en conclure l’opulence des uns et la misère des autres.
Ensuite, pour peu qu’on ait embrassé dans son ensemble la situation de la Grande-Bretagne, telle que nous venons de la montrer, et l’esprit féodal qui domine ses institutions économiques, on sera convaincu que la réforme financière et douanière qui s’accomplit dans ce pays est une question européenne, humanitaire, aussi bien qu’une question anglaise. Il ne s’agit pas seulement d’un changement dans la distribution de la richesse au sein du Royaume-Uni, mais encore d’une transformation profonde de l’action qu’il exerce au dehors. Avec les injustes priviléges de l’aristocratie britannique, tombent évidemment et la politique qu’on a tant reprochée à l’Angleterre, et son système colonial, et ses usurpations, et ses armées, et sa marine, et sa diplomatie, en ce qu’elles ont d’oppressif et de dangereux pour l’humanité.
Tel est le glorieux triomphe auquel aspire la Ligue lorsqu’elle réclame « l’abolition totale, immédiate et sans condition de tous les monopoles, de tous les droits protecteurs quelconques en faveur de l’agriculture, des manufactures, du commerce et de la navigation, en un mot la liberté absolue des échanges [6]. »
Je ne dirai que peu de choses ici de cette puissante association. L’esprit qui l’anime, ses commencements, ses progrès, ses travaux, ses luttes, ses revers, ses succès, ses vues, ses moyens d’action, tout cela se manifestera, plein d’action et de vie, dans la suite de cet ouvrage. Je n’ai pas besoin de décrire minutieusement ce grand corps, puisque je l’expose respirant et agissant devant le public français, aux yeux de qui, par un miracle incompréhensible d’habileté, la presse subventionnée du monopole l’a si longtemps tenu caché [7].
Au milieu de la détresse que ne pouvait manquer d’appesantir sur les classes laborieuses le régime que nous venons de décrire, sept hommes se réunirent à Manchester au mois d’octobre 1838, et, avec cette virile détermination qui caractérise la race anglo-saxonne, ils résolurent de renverser tous les monopoles par les voies légales, et d’accomplir, sans troubles, sans effusion de sang, par la seule puissance de l’opinion, une révolution aussi profonde, plus profonde peut-être que celle qu’ont opérée nos pères en 1789 [8].
Certes, il fallait un courage peu ordinaire pour affronter une telle entreprise. Les adversaires qu’il s’agissait de combattre avaient pour eux la richesse, l’influence, la législature, l’Église, l’État, le trésor public, les terres, les places, les monopoles, et ils étaient en outre entourés d’un respect et d’une vénération traditionnels.
Et où trouver un point d’appui contre un ensemble de forces si imposant ? Dans les classes industrieuses ? Hélas ! en Angleterre comme en France, chaque industrie croit son existence attachée à quelque lambeau de monopole. La protection s’est insensiblement étendue à tout. Comment faire préférer des intérêts éloignés et, en apparence, incertains à des intérêts immédiats et positifs ? Comment dissiper tant de préjugés, tant de sophismes que le temps et l’égoïsme ont si profondément incrustés dans les esprits ? Et à supposer qu’on parvienne à éclairer l’opinion dans tous les rangs et dans toutes les classes, tâche déjà bien lourde, comment lui donner assez d’énergie, de persévérance et d’action combinée pour la rendre, par les élections, maîtresse de la législature ?
L’aspect de ces difficultés n’effraya pas les fondateurs de la Ligue. Après les avoir regardées en face et mesurées, ils se crurent de force à les vaincre. L’agitation fut décidée.
Manchester fut le berceau de ce grand mouvement. Il était naturel qu’il naquît dans le nord de l’Angleterre, parmi les populations manufacturières, comme il est naturel qu’il naisse un jour au sein des populations agricoles du midi de la France. En effet, les industries qui, dans les deux pays, offrent des moyens d’échange sont celles qui souffrent le plus immédiatement de leur interdiction, et il est évident que s’ils étaient libres, les Anglais nous enverraient du fer, de la houille, des machines, des étoffes, en un mot des produits de leurs mines et de leurs fabriques, que nous leur payerions en grains, soies, vins, huiles, fruits, c’est-à-dire en produits de notre agriculture.
Cela explique jusqu’à un certain point le titre bizarre en apparence que prit l’association : anti-corn-law-league [9]. Cette dénomination restreinte n’ayant pas peu contribué sans doute à détourner l’attention de l’Europe sur la portée de l’agitation, nous croyons indispensable de rapporter ici les motifs qui l’ont fait adopter.
Rarement la presse française a parlé de la Ligue (nous dirons ailleurs pourquoi), et lorsqu’elle n’a pu s’empêcher de le faire, elle a eu soin du moins de s’autoriser de ce titre Anti-corn-law, pour insinuer qu’il s’agissait d’une question toute spéciale, d’une simple réforme dans la loi qui règle en Angleterre les conditions de l’importation des grains.
Mais tel n’est pas seulement l’objet de la Ligue. Elle aspire à l’entière et radicale destruction de tous les priviléges et de tous les monopoles, à la liberté absolue du commerce, à la concurrence illimitée, ce qui implique la chute de la prépondérance aristocratique en ce qu’elle a d’injuste, la dissolution des liens coloniaux en ce qu’ils ont d’exclusif, c’est-à-dire une révolution complète dans la politique intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne.
Et pour n’en citer qu’un exemple, nous voyons aujourd’hui les free-traders prendre parti pour les États-Unis dans la question de l’Oregon et du Texas. Que leur importe, en effet, que ces contrées s’administrent elles-mêmes sous la tutelle de l’Union, au lieu d’être gouvernées par un président mexicain ou un lord-commissaire anglais, pourvu que chacun y puisse vendre, acheter, acquérir, travailler ; pourvu que toute transaction honnête y soit libre ? À ces conditions, ils abandonneraient encore volontiers aux États-Unis et les deux Canada et la Nouvelle-Écosse, et les Antilles par-dessus le marché ; ils les donneraient même sans cette condition, bien assurés que la liberté des échanges sera tôt ou tard la loi des transactions internationales [10].
Mais il est facile de comprendre pourquoi les free-traders ont commencé par réunir toutes leurs forces contre un seul monopole, celui des céréales : c’est qu’il est la clef de voûte du système tout entier. C’est la part de l’aristocratie, c’est le lot spécial que se sont adjugé les législateurs. Qu’on leur arrache ce monopole, et ils feront bon marché de tous les autres.
C’est d’ailleurs celui dont le poids est le plus lourd au peuple, celui dont l’iniquité est la plus facile à démontrer. L’impôt sur le pain ! sur la nourriture ! sur la vie ! Voilà, certes, un mot de ralliement merveilleusement propre à réveiller la sympathie des masses.
C’est certainement un grand et beau spectacle que de voir un petit nombre d’hommes essayant, à force de travaux, de persévérance et d’énergie, de détruire le régime le plus oppressif et le plus fortement organisé, après l’esclavage, qui ait pesé jamais sur un grand peuple et sur l’humanité, et cela sans en appeler à la force brutale, sans même essayer de déchaîner l’animadversion publique, mais en éclairant d’une vive lumière tous les replis de ce système, en réfutant tous les sophismes sur lesquels il s’appuie, en inculquant aux masses les connaissances et les vertus qui seules peuvent les affranchir du joug qui les écrase.
Mais ce spectacle devient bien plus imposant encore, quand on voit l’immensité du champ de bataille s’agrandir chaque jour par le nombre des questions et des intérêts qui viennent, les uns après les autres, s’engager dans la lutte.
D’abord l’aristocratie dédaigne de descendre dans la lice. Quand elle se voit maîtresse de la puissance politique par la possession du sol, de la puissance matérielle par l’armée et la marine, de la puissance morale par l’Église, de la puissance législative par le Parlement, et enfin de celle qui vaut toutes les autres, de la puissance de l’opinion publique par cette fausse grandeur nationale qui flatte le peuple et qui semble liée aux institutions qu’on ose attaquer ; quand elle contemple la hauteur, l’épaisseur et la cohésion des fortifications dans lesquelles elle s’est retranchée ; quand elle compare ses forces avec celles que quelques hommes isolés dirigent contre elle, elle croit pouvoir se renfermer dans le silence et le dédain.
Cependant la Ligue fait des progrès. Si l’aristocratie a pour elle l’Église établie, la Ligue appelle à son aide toutes les Églises dissidentes. Celles-ci ne se rattachent pas au monopole par la dîme ; elles se soutiennent par des dons volontaires, c’est-à-dire par la confiance publique. Elles ont bientôt compris que l’exploitation de l’homme par l’homme, qu’on la nomme esclavage ou protection, est contraire à la charte chrétienne. Seize cents ministres dissidents répondent à l’appel de la Ligue. Sept cents d’entre eux, accourus de tous les points du royaume, se réunissent à Manchester. Ils délibèrent ; et le résultat de leur délibération est qu’ils iront prêcher, dans toute l’Angleterre, la cause de la liberté des échanges comme conforme aux lois providentielles qu’ils ont mission de promulguer.
Si l’aristocratie a pour elle la propriété foncière et les classes agricoles, la Ligue s’appuie sur la propriété des bras, des facultés et de l’intelligence. Rien n’égale le zèle avec lequel les classes manufacturières s’empressent de concourir à la grande œuvre. Les souscriptions spontanées versent au fonds de la Ligue 200,000 fr. en 1841, 600,000 en 1842, un million en 1843, 2 millions en 1844 ; et en 1845 une somme double, peut-être triple, sera consacrée à l’un des objets que l’association a en vue, l’inscription d’un grand nombre de free-traders sur les listes électorales. Parmi les faits relatifs à cette souscription, il en est un qui produisit sur les esprits une profonde sensation. La liste, ouverte à Manchester le 14 novembre 1844, présenta, à la fin de cette même journée, une recette de 16,000 livres sterling (400,000 francs). Grâce à ces abondantes ressources, la Ligue, revêtant ses doctrines des formes les plus variées et les plus lucides, les distribue parmi le peuple dans des brochures, des pamphlets, des placards, des journaux innombrables ; elle divise l’Angleterre en douze districts, dans chacun desquels elle entretient un professeur d’économie politique. Elle-même, comme une université mouvante, tient ses séances en public dans toutes les villes et tous les comtés de la Grande-Bretagne. Il semble d’ailleurs que celui qui dirige les événements humains a ménagé à la Ligue des moyens inattendus de succès. La réforme postale lui permet d’entretenir, avec les comités électoraux qu’elle a fondés dans tout le pays, une correspondance qui comprend annuellement plus de 300,000 dépêches ; les chemins de fer impriment à ses mouvements un caractère d’ubiquité, et l’on voit les mêmes hommes qui ont agité le matin à Liverpool agiter le soir à Edimbourg ou à Glasgow ; enfin la réforme électorale a ouvert à la classe moyenne les portes du Parlement, et les fondateurs de la Ligue, les Cobden, les Bright, les Gibson, les Villiers, sont admis à combattre le monopole en face des monopoleurs et dans l’enceinte même où il fut décrété. Ils entrent dans la Chambre des communes, et ils y forment, en dehors des Whigs et des Torys, un parti, si l’on peut lui donner ce nom, qui n’a pas de précédents dans les annales des peuples constitutionnels, un parti décidé à ne sacrifier jamais la vérité absolue, la justice absolue, les principes absolus aux questions de personnes, aux combinaisons, à la stratégie, des ministères et des oppositions.
Mais il ne suffisait pas de rallier les classes sociales sur qui pèse directement le monopole ; il fallait encore dessiller les yeux de celles qui croient sincèrement leur bien-être et même leur existence attachés au système de la protection. M. Cobden entreprend cette rude et périlleuse tâche. Dans l’espace de deux mois, il provoque quarante meetings au sein même des populations agricoles. Là, entouré souvent de milliers de laboureurs et de fermiers, parmi lesquels on pense bien que se sont glissés, à l’instigation des intérêts menacés, bien des agents de désordre, il déploie un courage, un sang-froid, une habileté, une éloquence qui excitent l’étonnement, si ce n’est la sympathie de ses plus ardents adversaires. Placé dans une position analogue à celle d’un Français qui irait prêcher la doctrine de la liberté commerciale dans les forges de Decazeville ou parmi les mineurs d’Anzin, on ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans cet homme éminent, à la fois économiste, tribun, homme d’État, tacticien, théoricien, et auquel je crois qu’on peut faire une juste application de ce qu’on a dit de Destutt de Tracy : « À force de bon sens, il atteint au génie. » Ses efforts obtiennent la récompense qu’ils méritent, et l’aristocratie a la douleur de voir le principe de la liberté gagner rapidement au sein de la population vouée à l’agriculture.
Aussi le temps n’est plus où elle s’enveloppait dans sa morgue méprisante ; elle est enfin sortie de son inertie. Elle essaye de reprendre l’offensive, et sa première opération est de calomnier la Ligue et ses fondateurs. Elle scrute leur vie publique et privée ; mais forcée bientôt d’abandonner le champ de bataille des personnalités, où elle pourrait bien laisser plus de morts et de blessés que la Ligue, elle appelle à son secours l’armée de sophismes qui, dans tous les temps et dans tous les pays, ont servi d’étai au monopole. Protection à l’agriculture, invasion des produits étrangers, baisse des salaires résultant de l’abondance des subsistances, indépendance nationale, épuisement du numéraire, débouchés coloniaux assurés, prépondérance politique, empire des mers, voilà les questions qui s’agitent, non plus entre savants, non plus d’école à école, mais devant le peuple, mais de démocratie à aristocratie.
Cependant il se rencontre que les Ligueurs ne sont pas seulement des agitateurs courageux ; ils sont aussi de profonds économistes. Pas un de ces nombreux sophismes ne résiste au choc de la discussion ; et au besoin, des enquêtes parlementaires, provoquées par la Ligue, viennent en démontrer l’inanité.
L’aristocratie adopte alors une autre marche. La misère est immense, profonde, horrible, et la cause en est patente, c’est qu’une odieuse inégalité préside à la distribution de la richesse sociale. Mais au drapeau de la Ligue qui porte inscrit le mot justice, l’aristocratie oppose une bannière où on lit le mot charité. Elle ne conteste plus les souffrances populaires ; mais elle compte sur un puissant moyen de diversion, l’aumône. « Tu souffres, dit-elle au peuple ; c’est que tu as trop multiplié, et je vais te préparer un vaste système d’émigration. (Motion de M. Butler.) — Tu meurs d’inanition ; je donnerai à chaque famille un jardin et une vache. (Allotments.) — Tu es exténué de fatigue ; c’est que l’on exige de toi trop de travail, et j’en limiterai la durée. (Bill de dix heures.) » Ensuite viennent les souscriptions pour procurer gratuitement aux classes pauvres des établissements de bains, des lieux de récréations, les bienfaits d’une éducation nationale, etc. Toujours des aumônes, toujours des palliatifs ; mais quant à la cause qui les nécessite, quant au monopole, quant à la distribution factice et partiale de la richesse, on ne parle pas d’y toucher.
La Ligue a ici à se défendre contre un système d’agression d’autant plus perfide, qu’il semble attribuer à ses adversaires, entre autres monopoles, le monopole de la philanthropie, et la placer elle-même dans ce cercle de justice exacte et froide qui est bien moins propre que la charité, même impuissante, même hypocrite, à exciter la reconnaissance irréfléchie de ceux qui souffrent.
Je ne reproduirai pas les objections que la Ligue oppose à tous ces projets d’institutions prétendues charitables ; on en verra quelques-unes dans le cours de l’ouvrage. Il me suffira de dire qu’elle s’est associée à celles de ces œuvres qui ont un caractère incontestable d’utilité. C’est ainsi que parmi les free-traders de Manchester, il a été recueilli près d’un million pour donner de l’espace, de l’air et du jour aux quartiers habités par les classes ouvrières. Une somme égale, provenant aussi de souscriptions volontaires, a été consacrée dans cette ville à l’établissement de maisons d’école. Mais en même temps la Ligue ne s’est pas lassée de montrer le piège caché sous ce fastueux étalage de philanthropie : « Quand les Anglais meurent de faim, disait-elle, il ne suffit pas de leur dire : Nous vous transporterons en Amérique où les aliments abondent ; il faut laisser ces aliments entrer en Angleterre. — Il ne suffit pas de donner aux familles ouvrières un jardin pour y faire croître des pommes de terre ; il faut surtout ne pas leur ravir une partie des profits qui leur procureraient une nourriture plus substantielle. — Il ne suffit pas de limiter le travail excessif auquel les condamne la spoliation ; il faut faire cesser la spoliation même, afin que dix heures de travail en valent douze. — Il ne suffit pas de leur donner de l’air et de l’eau, il faut leur donner du pain ou du moins le droit d’acheter du pain. Ce n’est pas la philanthropie mais la liberté qu’on doit opposer à l’oppression ; ce n’est pas la charité mais la justice qui peut guérir les maux de l’injustice. L’aumône n’a et ne peut avoir qu’une action insuffisante, fugitive, incertaine et souvent dégradante. »
À bout de ses sophismes, de ses faux-fuyants, de ses prétextes dilatoires, il restait une ressource à l’aristocratie : la majorité parlementaire, la majorité qui dispense d’avoir raison. Le dernier acte de l’agitation devait donc se passer au sein des colléges électoraux. Après avoir popularisé les saines doctrines économiques, la Ligue avait à donner une direction pratique aux efforts individuels de ses innombrables prosélytes. Modifier profondément les constituants (constituencies) du royaume, saper l’influence aristocratique, attirer sur la corruption les châtiments de la loi et de l’opinion, telle est la nouvelle phase dans laquelle est entrée l’agitation avec une énergie que les progrès semblent accroître. Vires acquirit eundo. * À la voix de Cobden, de Bright et de leurs amis, des milliers de free-traders se font inscrire sur les listes électorales, des milliers de monopoleurs en sont rayés, et d’après la rapidité de ce mouvement, on peut prévoir le jour où le sénat ne représentera plus une classe, mais la communauté.
On demandera peut-être si tant de travaux, tant de zèle, tant de dévouement, sont demeurés jusqu’ici sans influence sur la marche des affaires publiques, et si le progrès des doctrines libérales dans le pays ne s’est pas réfléchi à quelque degré dans la législation.
J’ai exposé, en commençant, le régime économique de l’Angleterre antérieurement à la crise commerciale qui a donné naissance à la Ligue ; j’ai même essayé de soumettre au calcul quelques-unes des extorsions que les classes dominatrices exercent sur les classes asservies par le double mécanisme des impôts et des monopoles.
Depuis cette époque, les uns et les autres ont été modifiés. Qui n’a pas entendu parler du plan financier que sir Robert Peel vient de soumettre à la Chambre des communes, plan qui n’est que le développement de réformes commencées en 1842 et 1844, et dont la complète réalisation est réservée à des sessions ultérieures du Parlement ? Je crois sincèrement qu’on a méconnu en France l’esprit de ces réformes, qu’on en a tour à tour exagéré ou atténué la portée. On m’excusera donc si j’entre ici dans quelques détails, que je m’efforcerai du reste d’abréger le plus qu’il me sera possible.
La spoliation (qu’on me pardonne le retour fréquent de ce terme ; mais il est nécessaire pour détruire l’erreur grossière qui est impliquée dans son synonyme protection), la spoliation, réduite en système de gouvernement, avait produit toutes ses naturelles conséquences : une extrême inégalité des fortunes, la misère, le crime et le désordre au sein des dernières couches sociales, une diminution énorme dans toutes les consommations, par suite, l’affaiblissement des recettes publiques et le déficit, qui, croissant d’année en année, menaçait d’ébranler le crédit de la Grande-Bretagne. Évidemment il n’était pas possible de rester dans une situation qui menaçait d’engloutir le vaisseau de l’État. L’Agitation irlandaise, l’Agitation commerciale, l’Incendiarisme dans les districts agricoles, le Rebeccaïsme dans le pays de Galles, le Chartisme dans les villes manufacturières, ce n’étaient là que les symptômes divers d’un phénomène unique, la souffrance du peuple. Mais la souffrance du peuple, c’est-à-dire des masses, c’est-à-dire encore de la presque universalité des hommes, doit à la longue gagner toutes les classes de la société. Quand le peuple n’a rien, il n’achète rien ; quand il n’achète rien, les fabriques s’arrêtent, et les fermiers ne vendent pas leur récolte ; et s’ils ne vendent pas, ils ne peuvent payer leurs fermages. Ainsi les grands seigneurs législateurs eux-mêmes se trouvaient placés par l’effet même de leur loi entre la banqueroute des fermiers et la banqueroute de l’État, et menacés à la fois dans leur fortune immobilière et mobilière. Ainsi l’aristocratie sentait le terrain trembler sous ses pas. Un de ses membres les plus distingués, sir James Graham, aujourd’hui ministre de l’intérieur, avait fait un livre pour l’avertir des dangers qui l’entouraient : « Si vous ne cédez une partie, vous perdrez tout, disait-il, et une tempête révolutionnaire balayera de dessus la surface du pays non-seulement vos monopoles, mais vos honneurs, vos priviléges, votre influence et vos richesses mal acquises. »
Le premier expédient qui se présenta pour parer au danger le plus immédiat, le déficit, fut, selon l’expression consacrée aussi par nos hommes d’État, d’exiger de l’impôt tout ce qu’il peut rendre. Mais il arriva que les taxes mêmes qu’on essaya de renforcer furent celles qui laissèrent le plus de vide au Trésor. Il fallut renoncer pour longtemps à cette ressource, et le premier soin du cabinet actuel, quand il arriva aux affaires, fut de proclamer que l’impôt était arrivé à sa dernière limite : « I am bound to say that the people of this country has been brought to the utmost limit of taxation. » (Peel, discours du 10 mai 1842.)
Pour peu que l’on ait pénétré dans la situation respective des deux grandes classes dont j’ai décrit les intérêts et les luttes, on comprendra aisément quel était pour chacune d’elles le problème à résoudre :
Pour les free-traders, la solution était très-simple : abroger tous les monopoles. Affranchir les importations, c’était nécessairement accroître les échanges et par conséquent les exportations ; c’était donc donner au peuple tout à la fois du pain et du travail ; c’était encore favoriser toutes les consommations, par conséquent les taxes indirectes, et en définitive rétablir l’équilibre des finances.
Pour les monopoleurs, le problème était pour ainsi dire insoluble. Il s’agissait de soulager le peuple sans le soustraire aux monopoles, de relever le revenu public sans augmenter les taxes, et de conserver le système colonial sans diminuer les dépenses nationales.
Le ministère Whig (Russell, Morpeth, Melbourne, Baring, etc.) présenta un plan qui se tenait entre ces deux solutions. Il affaiblissait, sans les détruire, les monopoles et le système colonial. Il ne fut accepté ni par les monopoleurs, ni par les free-traders. Ceux-là voulaient le monopole absolu, ceux-ci la liberté illimitée. Les uns s’écriaient : « Pas de concessions ! » les autres : « Pas de transactions ! »
Battus au Parlement, les Whigs en appelèrent au corps électoral. Il donna amplement gain de cause aux Torys, c’est-à-dire à la protection et aux colonies. Le ministère Peel fut constitué (1841) avec mission expresse de trouver l’introuvable solution que j’indiquais tout à l’heure au grand et terrible problème posé par le déficit et la misère publique ; et il faut avouer qu’il a surmonté la difficulté avec une sagacité de conception et une énergie d’exécution remarquables.
J’essaierai d’expliquer le plan financier de M. Peel, tel du moins que je le comprends.
Il ne faut pas perdre de vue que les divers objets qu’a dû se proposer cet homme d’État, eu égard au parti qui l’appuie, sont les suivants :
1° Rétablir l’équilibre des finances ; 2° Soulager les consommateurs ; 3° Raviver le commerce et l’industrie ; 4° Conserver autant que possible le monopole essentiellement aristocratique, la loi céréale ; 5° Conserver le système colonial, et avec lui l’armée, la marine, les hautes positions des branches cadettes ; 6° On peut croire aussi que cet homme éminent, qui plus que tout autre sait lire dans les signes du temps, et qui voit le principe de la Ligue envahir l’Angleterre à pas de géant, nourrit encore au fond de son âme une pensée d’avenir personnelle mais glorieuse, celle de se ménager l’appui des free-traders pour l’époque où ils auront conquis la majorité, afin d’imprimer de sa main le sceau de la consommation à l’œuvre de la liberté commerciale, sans souffrir qu’un autre nom officiel que le sien s’attache à la plus grande révolution des temps modernes.
Il n’est pas une des mesures, une des paroles de sir Robert Peel qui ne satisfasse aux conditions prochaines ou éloignées de ce programme. On va en juger.
Le pivot autour duquel s’accomplissent toutes les évolutions financières et économiques dont il nous reste à parler, c’est l’income-tax.
L’income-tax, on le sait, est un subside prélevé sur les revenus de toutes natures. Cet impôt est essentiellement temporaire et patriotique. On n’y a recours que dans les circonstances les plus graves, et jusqu’ici, en cas de guerre. Sir Robert Peel l’obtint du Parlement en 1842, et pour trois ans ; il vient d’être prorogé jusqu’en 1849. C’est la première fois qu’au lieu de servir à des fins de destruction et à infliger à l’humanité les maux de la guerre, il sera devenu l’instrument de ces utiles réformes que cherchent à réaliser les nations qui veulent mettre à profit les bienfaits de la paix.
Il est bon de faire observer ici que tous les revenus au-dessous de 150 liv. sterl. (3,700 fr.) sont affranchis de la taxe, en sorte qu’elle frappe exclusivement la classe riche. On a beaucoup répété, de ce côté comme de l’autre côté du détroit, que l’income-tax était définitivement inscrit dans le Code financier de l’Angleterre. Mais quiconque connaît la nature de cet impôt et le mode d’après lequel il est perçu, sait bien qu’il ne saurait être établi d’une manière permanente, du moins dans sa constitution actuelle ; et, si le cabinet entretient à cet égard quelque arrière-pensée, il est permis de croire qu’en habituant les classes aisées à contribuer dans une plus forte proportion aux charges publiques, il songe à mettre l’impôt foncier (land-tax) dans la Grande-Bretagne plus en harmonie avec les besoins de l’État et les exigences d’une équitable justice distributive.
Quoi qu’il en soit, le premier objet que le ministère Tory avait en vue, le rétablissement de l’équilibre dans les finances, fut atteint, grâce aux ressources de l’income-tax ; et le déficit qui menaçait le crédit de l’Angleterre a, du moins provisoirement, disparu.
Un excédant de recettes était même prévu dès 1842. Il s’agissait de l’appliquer à la seconde et à la troisième conditions du programme : Soulager les consommateurs ; raviver le commerce et l’industrie.
Ici nous entrons dans la longue série des réformes douanières exécutées en 1842, 1843, 1844 et 1845. Notre intention ne peut être de les exposer en détail ; nous devons nous borner à faire connaître l’esprit dans lequel elles ont été conçues.
Toutes les prohibitions ont été abolies. Les bœufs, les veaux, les moutons, la viande fraîche et salée, qui étaient repoussés d’une manière absolue, furent admis à des droits modérés ; les bœufs, par exemple, à 25 fr. par tête (le droit est presque double en France) ce qui n’a pas empêché M. Gauthier de Rumilly de dire en pleine Chambre, en 1845, sans être contredit par personne, tant les journaux ont eu soin de nous tenir dans l’ignorance sur ce qui se passe de l’autre côté de la Manche, que les bestiaux sont encore prohibés en Angleterre.
Les droits furent abaissés dans une très-forte proportion, et quelquefois de moitié, des deux tiers et des trois quarts sur 650 articles de consommation ; entre autres les farines, l’huile, le cuir, le riz, le café, le suif, la bière, etc., etc.
Ces droits, d’abord abaissés, ont été complétement abolis en 1845 sur 430 articles, parmi lesquels figurent toutes les matières premières de quelque importance, la laine, le coton, le lin, le vinaigre, etc., etc.
Les droits d’exportation furent aussi radicalement abrogés. Les machines et la houille, ces deux puissances dont, dans des idées étroites de rivalité commerciale, il serait peut-être assez naturel que l’Angleterre se montrât jalouse, sont en ce moment à la disposition de l’Europe. Nous en pourrions jouir aux mêmes prix que les Anglais, si, par une bizarrerie étrange, mais parfaitement conséquente au principe du système protecteur, nous ne nous étions placés nous-mêmes, par nos tarifs, dans des conditions d’infériorité à l’égard de ces instruments essentiels de travail, au moment même où l’égalité nous était offerte ou pour mieux dire conférée sans condition.
On conçoit que l’abrogation totale d’un droit d’entrée doit laisser un vide définitif, et l’abaissement un vide au moins momentané dans le Trésor. C’est ce vide que les excédants de recette dus à l’income-tax sont destinés à couvrir.
Cependant l’income-tax n’a qu’une durée limitée. Le cabinet Tory a espéré que l’accroissement de la consommation, la recrudescence du commerce et de l’industrie réagiraient sur toutes les branches de revenus de manière à ce que l’équilibre des finances fût rétabli en 1849, sans que la ressource de l’income-tax fût plus longtemps nécessaire. Autant qu’on en peut juger par les résultats de la réforme partielle de 1842, ces espérances ne seront pas trompées. Déjà les recettes générales de 1844 ont dépassé celles de 1843 de liv. sterl. 1,410,726 (35 millions de francs).
D’un autre côté, tous les faits concordent à témoigner que l’activité a repris dans toutes les branches du travail, et que le bien-être s’est répandu dans toutes les classes de la société. Les prisons et les work-houses se sont dépeuplées ; la taxe des pauvres a baissé ; l’accise a fructifié ; le rebeccaïsme et l’incendiarisme se sont apaisés ; en un mot, le retour de la prospérité se montre par tous les signes qui servent à la révéler, et entre autres par les recettes des douanes.
Recettes de l’année | 1841 (sous le système ancien) | 19,900,000 l. st. |
1842 | 18,700,000 | |
1843 première année de la réforme | 21,400,000 | |
1844 | 23,500,000 |
Maintenant si l’on considère que, pendant cette dernière année, les marchandises qui ont passé par la douane n’ont rien payé à la sortie (abrogation des droits d’exportation), et n’ont acquitté à l’entrée que des taxes réduites, au moins pour 650 articles (abaissement des droits d’importation), on en conclura rigoureusement que la masse des produits importés a dû augmenter dans une proportion bien énorme pour que la recette totale, non-seulement n’ait pas diminué, mais encore se soit élevée de cent millions de francs.
Il est vrai que, d’après les économistes de la presse et de la tribune françaises, cet accroissement d’importations ne prouve autre chose que la décadence de l’industrie de la Grande-Bretagne, l’invasion, l’inondation de ses marchés par les produits étrangers, et la stagnation de son travail national ; Nous laisserons ces messieurs concilier, s’ils le peuvent, cette conclusion avec tous les autres signes par lesquels se manifeste la renaissante prospérité de l’Angleterre ; et pour nous, qui croyons que les produits s’échangent contre des produits, satisfaits de trouver dans l’accord des faits qui précèdent une preuve nouvelle et éclatante de la vérité de cette doctrine, nous dirons que sir Robert Peel a rempli la seconde et la troisième condition de son programme : Soulager le consommateur, raviver le commerce et l’industrie.
Mais ce n’était pas pour cela que les Torys l’avaient porté, le soutenaient au pouvoir. Encore tout émus de la frayeur que leur avait causée le plan bien autrement radical de John Russell, et de l’orgueil de leur récent triomphe sur les Whigs, ils n’étaient pas disposés à perdre le fruit de leur victoire, et ils entendaient bien ne laisser agir l’homme de leur choix, dans l’accomplissement de son œuvre, qu’autant qu’il ne toucherait pas, ou qu’il ne toucherait que d’une manière illusoire aux deux grands instruments de rapine que s’est législativement attribués l’aristocratie anglaise : La loi-céréale et le système colonial.
C’est surtout dans cette difficile partie de sa tâche que le premier ministre a déployé toutes les ressources de son esprit fertile en expédients.
Lorsqu’un droit d’entrée a fait arriver le prix d’un produit à ce taux que la concurrence intérieure ne permet pas, en aucun cas, de dépasser, tout son effet protecteur est obtenu. Ce qu’on ajouterait à ce droit serait purement nominal, et ce qu’on en retrancherait dans les limites de cet excédant serait évidemment inefficace. Supposez qu’un produit français, soumis à la rivalité étrangère, se vende à 15 fr., et qu’affranchi de cette rivalité, il ne puisse, à cause de la concurrence intérieure, s’élever au-dessus de 20 fr. En ce cas, un droit de 5 ou 6 fr. sur le produit étranger donnera au similaire national toute la protection qu’il soit au pouvoir du tarif de conférer. Le droit, fût-il porté à 100 fr., n’élèverait pas d’un centime le prix du produit, d’après l’hypothèse même, et par conséquent toute réduction qui ne descendrait pas au-dessous de 5 ou 6 fr. serait de nul effet pour le producteur et pour le consommateur.
Il semble que l’observation de ce phénomène a dirigé la conduite de sir Robert Peel en ce qui concerne le grand monopole aristocratique, le blé, et le grand monopole colonial, le sucre.
Nous avons vu que la loi-céréale, qui avait pour but avoué d’assurer au producteur national 64 sh. par quarter de froment, avait failli dans son objet. L’échelle mobile (sliding scale) était bien calculée pour atteindre ce but, car elle ajoutait au prix du blé étranger à l’entrepôt un droit graduel qui devait faire ressortir le prix vénal à 70 sh. et plus. Mais la concurrence des producteurs nationaux d’une part, et de l’autre la diminution de consommation qui suit la cherté, ont concouru à retenir le blé à un taux moyen moins élevé et qui n’a pas dépassé 56 sh. Qu’a fait alors sir Robert Peel ? il a tranché dans cette portion de droit qui était radicalement inefficace, et il a baissé l’échelle mobile de manière, à ce qu’il pensait, à fixer le froment à 56 sh., c’est-à-dire au prix le plus élevé que la concurrence intérieure lui permette d’atteindre, dans les temps ordinaires, en sorte qu’en réalité il n’a rien arraché à l’aristocratie ni rien conféré au peuple.
À cet égard, sir Robert n’a pas caché cette politique de prestidigitateur, car à toute demande de droits plus élevés, il répondait : « Je crois que vous avez eu des preuves concluantes que vous êtes arrivés à l’extrême limite de la taxe utile (profitable taxation), sur les articles de subsistances. Je vous conseille de ne pas l’accroître, car si vous le faites, vous serez certainement déjoués dans votre but. » « Most assuredly you will be defeated in your object. »
Je n’ai parlé que du froment, mais il est bon d’observer que la même loi embrasse les céréales de toutes sortes. De plus, le beurre et le fromage, qui entrent pour beaucoup dans les revenus des domaines seigneuriaux, n’ont point été dégrevés. Il est donc bien vrai que le monopole aristocratique n’a été que très-inefficacement entamé.
La même pensée a présidé aux diverses modifications introduites dans la loi des sucres. Nous avons vu que la prime accordée aux planteurs, ou le droit différentiel entre le sucre colonial et le sucre étranger, était de 39 sh. par quintal. C’est là la marge que la spoliation avait devant elle ; mais à cause de la concurrence que se font entre elles les colonies, elles n’ont pu extorquer au consommateur, en excédant du prix naturel et du droit fiscal, que 18 sh. (Voir ci-dessus, pages 24 et suiv.). Sir Robert pouvait donc abaisser le droit différentiel de 39 sh. à 18 sans rien changer, si ce n’est une lettre morte, dans le statute-book.
Or, qu’a-t-il fait ? Il a établi le tarif suivant :
Sucre colonial, | brut | 14 sh. |
terré | 16 | |
Sucre étranger (libre), | brut | 23 |
terré | 28 | |
Sucre étranger (esclave) | 63 |
Il estime qu’il entrera en Angleterre, sous l’empire de ce nouveau tarif, 230,000 tonnes de sucre colonial ; et la protection étant de 10 sh. par quintal ou 10 liv. st. par tonne, la somme extorquée au consommateur pour être livrée sans compensation aux planteurs sera de 2,300,000 liv. st., ou fr. 57,000,000, au lieu de 86 millions (Voir page 25).
Mais d’un autre côté, il dit : « La conséquence sera que le Trésor recevra du droit sur le sucre, par suite de la réduction, liv. st. 3,960,000. Le revenu obtenu de cette denrée, l’année dernière, a été de 5,216,000 liv., il y aura donc pour l’année prochaine une perte de revenu de 1,300,000 liv. sterl., » soit fr. 32,500,000, et c’est l’income-tax, c’est-à-dire un nouvel impôt, qui est chargé de remplir le vide laissé à l’Échiquier, en sorte que si le peuple est soulagé, en ce qui concerne la consommation du sucre, ce n’est pas au préjudice du monopole, mais aux dépens du Trésor, et comme on rend à celui-ci par l’income-tax ce qu’il perd sur la douane, il en résulte que les spoliations et les charges restent les mêmes, et c’est tout au plus si l’on peut dire qu’elles subissent un léger déplacement.
Dans tout l’ensemble des réformes réelles ou apparentes accomplies par sir Robert Peel, sa prédilection en faveur du système colonial ne cesse de se manifester, et c’est là surtout ce qui le sépare profondément des free-traders. Chaque fois que le ministre a dégrevé une denrée étrangère, il a eu soin de dégrever, dans une proportion au moins aussi forte, la denrée similaire venue des colonies anglaises ; en sorte que la protection reste la même. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, le bois de construction étranger a été réduit des cinq sixièmes ; mais le bois des colonies l’a été des neuf dixièmes. Le patrimoine des branches cadettes de l’aristocratie n’a donc pas été sérieusement entamé, pas plus que celui des branches aînées, et, à ce point de vue, l’on peut dire que le plan financier (financial statement), l’audacieuse expérience (bold experiment), du ministre dirigeant, demeurent renfermés dans les bornes d’une question anglaise, et ne s’élèvent pas à la hauteur d’une question humanitaire ; car l’humanité n’est que fort indirectement intéressée au régime intérieur de l’échiquier anglais, mais elle eût été profondément et favorablement affectée d’une réforme, même financière, qui aurait impliqué la chute de ce système colonial qui a tant troublé et menace encore si gravement la paix et la liberté du monde.
Loin que sir Robert Peel suive la Ligue sur ce terrain, il ne perd pas une occasion de se prononcer en faveur des colonies, et dans l’exposé des motifs de son plan financier, après avoir rappelé à la Chambre que l’Angleterre possède quarante-cinq colonies, après avoir même demandé à ce sujet un accroissement d’allocations, il ajoute : « On pourra dire qu’il est contraire à la sagesse d’étendre autant que nous l’avons fait notre système colonial. Mais je m’en tiens au fait que vous avez des colonies, et que, les ayant, il faut les pourvoir de forces suffisantes. Je répugnerais d’ailleurs, quoique je sache combien ce système entraîne de dépenses et de dangers, je répugnerais à condamner cette politique qui nous a conduits à jeter sur divers points du globe les bases de ces possessions animées de l’esprit anglais, parlant la langue anglaise et destinées peut-être à s’élever dans l’avenir au rang de grandes puissances commerciales ! »
Je crois avoir démontré que sir Robert Peel a rempli avec habileté les plus funestes parties de son programme. Il me resterait à justifier les motifs des prévisions qui m’ont fait dire : « On peut croire encore que cet homme éminent qui, plus que tout autre, sait lire dans les signes du temps, et qui voit le principe de la Ligue envahir l’Angleterre à pas de géant, nourrit au fond de son âme une pensée personnelle, mais glorieuse, celle de se ménager l’appui des free-traders pour l’époque où ils auront conquis la majorité, afin d’imprimer de ses mains le sceau de la consommation à l’œuvre de la liberté commerciale, sans souffrir qu’un autre nom officiel que le sien s’attache à la plus grande révolution des temps modernes. »
Comme il ne sagit ici que d’une simple conjecture qui, vu l’humble source d’où elle émane, ne peut avoir pour le lecteur qu’une faible importance, je ne vois aucune utilité à la justifier à ses yeux [11]. Je ne crois pas qu’elle ait rien de chimérique pour quiconque a étudié la situation économique du Royaume-Uni, le dénouement probable des réformes qu’il subit, le caractère de celui qui les dirige, le mouvement et le déplacement, même actuels, des majorités, et surtout les rapides progrès de l’opinion dans les masses et au sein du corps électoral. Jusqu’ici sir Robert Peel s’est montré grand financier, grand ministre, grand homme d’État peut-être ; pourquoi n’aspirerait-il pas au titre de grand homme, que la postérité ne décernera plus sans doute qu’aux bienfaiteurs de l’humanité ?
Il ne sera peut-être pas sans intérêt pour le lecteur d’entrevoir l’issue probable des réformes dont nous ne connaissons encore que les premiers linéaments. Une brochure récente vient de révéler un plan financier qui doit rallier les membres influents de la Ligue. Nous le mentionnerons ici, tant à cause de son admirable simplicité et de sa parfaite conformité aux principes les plus purs de la liberté commerciale, que parce qu’il est loin d’être dépourvu de tout caractère officiel. Il émane, en effet, d’un officier du Board of trade, M. Mac-Grégor, comme la réforme postale eut pour promoteur un employé du post-office, M. Rowland-Hill. On peut ajouter qu’il a assez d’analogie avec les changements opérés par sir Robert Peel pour laisser supposer qu’il n’a pas été jeté dans le public à l’insu, et moins encore contre la volonté du premier ministre.
Voici le plan du secrétaire du Board of trade.
Il suppose que les dépenses s’élèveront, comme aujourd’hui, à 50 millions st. Elles devront subir sans doute une grande diminution, car ce plan entraîne une forte réduction dans l’armée, la marine, l’administration des colonies et la perception de l’impôt ; en ce cas, les excédants de recettes pourront être affectés, soit au remboursement de la dette, soit au dégrèvement de la contribution directe dont il va être parlé.
Les recettes se puiseraient aux sources suivantes :
Douane. — Les droits seraient uniformes, que les produits viennent des colonies ou de l’étranger. Il n’y aurait que huit articles soumis aux droits d’entrée, savoir : 1° Thé ; 2° sucre ; 3° café et cacao ; 4° tabac ; 5° esprits distillés ; 6° vins ; 7° fruits secs ; 8° épiceries. | |||
Produit | 21,500,000 l. st. | \ | |
Esprits distillés à l’intérieur | 5,000,000 | } | 31,500,000 l. st. |
Drèche tant indigène qu’importée. | 5,000,000 | / | |
Ces deux derniers impôts réunis à l’administration des douanes. | |||
Timbre. — On en éliminerait les droits sur les assurances contre les risques de mer et d’incendie, et l’on y réunirait les licences, ci | 7,500,000 | ||
Taxe foncière, non rachetée | 1,200,000 | ||
Déficit à couvrir, la première année, par un impôt direct qui est une combinaison de l’income-tax et du land-tax | 9,800,000 | ||
Total égal de la dépense | 50,000,000 l. st. |
Quant à la poste, M. Mac-Grégor pense qu’elle ne doit pas être une source de revenus. On ne peut pas abaisser le tarif actuel, puisqu’il est réduit à la plus minime monnaie usitée en Angleterre ; mais les excédants de recettes seraient appliqués à l’amélioration du service et au développement des paquebots à vapeur.
Il faut observer que dans ce système :
1° La protection est complétement abolie, puisque la douane ne frappe que des objets que l’Angleterre ne produit pas, excepté les esprits et la drèche. Mais ceux-ci sont soumis à un droit égal à leurs similaires étrangers.
2° Le système colonial est radicalement renversé. Au point de vue commercial, les colonies sont indépendantes de la métropole et la métropole des colonies, car les droits sont uniformes ; il n’y a plus de priviléges, et chacun reste libre de se pourvoir au marché le plus avantageux. Il suit de là qu’une colonie qui se séparerait politiquement de la mère-patrie n’apporterait aucun changement dans son commerce et son industrie. Elle ne ferait que soulager ses finances.
3° Toute l’administration financière de la Grande-Bretagne se réduit à la perception de l’impôt direct, à la douane, considérablement simplifiée, et au timbre. Les assessed-taxes et l’accise sont supprimées, et les transactions intérieures et extérieures laissées à une liberté et une rapidité dont les effets sont incalculables.
Tel est, très en abrégé, le plan financier qui semble être comme le type, l’idéal vers lequel on ne peut s’empêcher de reconnaître que tendent de fort loin, il est vrai, les réformes qui s’accomplissent sous les yeux de la France inattentive. Cette digression servira peut-être de justification à la conjecture que j’ai osé hasarder sur l’avenir et les vues ultérieures de sir Robert Peel.
Je me suis efforcé de poser nettement la question qui s’agite en Angleterre. J’ai décrit et le champ de bataille, et la grandeur des intérêts qui s’y discutent, et les forces qui s’y rencontrent, et les conséquences de la victoire. J’ai démontré, je crois, que bien que toute la chaleur de l’action semble se concentrer sur des questions d’impôt, de douanes, de céréales, de sucre, — au fait il s’agit de monopole et de liberté, d’aristocratie et de démocratie, d’égalité ou d’inégalité dans la distribution du bien-être. Il s’agit de savoir si la puissance législative et l’influence politique demeureront aux hommes de rapine ou aux hommes de travail, c’est-à-dire si elles continueront à jeter dans le monde des ferments de troubles et de violences, ou des semences de concorde, d’union, de justice et de paix.
Que penserait-on de l’historien qui s’imaginerait que l’Europe en armes, au commencement de ce siècle, ne faisait exécuter, sous la conduite des plus habiles généraux, tant de savantes manœuvres à ses innombrables armées que pour savoir à qui resteraient les champs étroits où se livrèrent les batailles d’Austerlitz ou de Wagram ? Les dynasties et les empires dépendaient de ces luttes. Mais les triomphes de la force peuvent être éphémères ; il n’en est pas de même de ceux de l’opinion. Et quand nous voyons tout un grand peuple, dont l’action sur le monde n’est pas contestée, s’imprégner des doctrines de la justice et de la vérité, quand nous le voyons renier les fausses idées de suprématie qui l’ont si longtemps rendu dangereux aux nations, quand nous le voyons prêt à arracher l’ascendant politique à une oligarchie cupide et turbulente, gardons-nous de croire, alors même que l’effort des premiers combats se porterait sur des questions économiques, que de plus grands et de plus nobles intérêts ne sont pas engagés dans la lutte. Car, si à travers bien des leçons d’iniquité, bien des exemples de perversité internationale, l’Angleterre, ce point imperceptible du globe, a vu germer sur son sol tant d’idées grandes et utiles ; si elle fut le berceau de la presse, du jury, du système représentatif, de l’abolition de l’esclavage, malgré les résistances d’une oligarchie puissante et impitoyable ; que ne doit pas attendre l’univers de cette même Angleterre, alors que toute sa puissance morale, sociale et politique aura passé aux mains de la démocratie, par une révolution lente et pénible, paisiblement accomplie dans les esprits, sous la conduite d’une association qui renferme dans son sein tant d’hommes dont l’intelligence supérieure et la moralité éprouvées jettent un si grand éclat sur leur pays et sur leur siècle ? Une telle révolution n’est pas un événement, un accident, une catastrophe due à un enthousiasme irrésistible, mais éphémère. C’est, si je puis le dire, un lent cataclysme social qui change toutes les conditions d’existence de la société, le milieu où elle vit et respire. C’est la justice s’emparant de la puissance et le bon sens entrant en possession de l’autorité. C’est le bien général, le bien du peuple, des masses, des petits et des grands, des forts et des faibles devenant la règle de la politique ; c’est le privilége, l’abus, la caste disparaissant de dessus la scène, non par une révolution de palais ou une émeute de la rue, mais par la progressive et générale appréciation des droits et des devoirs de l’homme. En un mot, c’est le triomphe de la liberté humaine, c’est la mort du monopole, ce Protée aux mille formes, tour à tour conquérant, possesseur d’esclaves, théocrate, féodal, industriel, commercial, financier et même philanthrope. Quelque déguisement qu’il emprunte, il ne saurait plus soutenir le regard de l’opinion publique ; car elle a appris à le reconnaître sous l’uniforme rouge, comme sous la robe noire, sous la veste du planteur, comme sous l’habit brodé du noble pair. Liberté à tous ! à chacun juste et naturelle rémunération de ses œuvres ! à chacun juste et naturelle accession à l’égalité, en proportion de ses efforts, de son intelligence, de sa prévoyance et de sa moralité. Libre échange avec l’univers ! Paix avec l’univers ! Plus d’asservissement colonial, plus d’armée, plus de marine que ce qui est nécessaire pour le maintien de l’indépendance nationale ! Distinction radicale de ce qui est et de ce qui n’est pas la mission du gouvernement et de la loi ! L’association politique réduite à garantir à chacun sa liberté et sa sûreté contre toute agression inique, soit au dehors, soit au dedans ; impôt équitable pour défrayer convenablement les hommes chargés de cette mission, et non pour servir de masque, sous le nom de débouchés à l’usurpation extérieure, et sous le nom de protection à la spoliation des citoyens les uns par les autres ; voilà ce qui s’agite en Angleterre, sur le champ de bataille, en apparence si restreint, d’une question douanière. Mais cette question implique l’esclavage dans sa forme moderne, car, comme le disait au Parlement un membre de la Ligue, M. Gibson : « S’emparer des hommes pour les faire travailler à son profit, ou s’emparer des fruits de leur travail, c’est toujours de l’esclavage ; il n’y a de différence que dans le degré. »
À l’aspect de cette révolution qui, je ne dirai pas se prépare, mais s’accomplit dans un pays voisin, dont les destinées, on n’en disconvient pas, intéressent le monde entier ; à l’aspect des symptômes évidents de ce travail humanitaire, symptômes qui se révèlent jusques dans les régions diplomatiques et parlementaires, par les réformes successives arrachées à l’aristocratie depuis quatre ans, à l’aspect de cette agitation puissante, bien autrement puissante que l’agitation irlandaise, et bien autrement importante par ses résultats, puisqu’elle tend, entre autres choses, à modifier les relations des peuples entre eux, à changer les conditions de leur existence industrielle, et à substituer dans leurs rapports le principe de la fraternité à celui de l’antagonisme, — on ne peut s’étonner assez du silence profond, universel et systématique que la presse française semble s’être imposé. De tous les phénomènes sociaux qu’il m’a été donné d’observer, ce silence, et surtout son succès, est certainement celui qui me jette dans le plus profond étonnement. Qu’un petit prince d’Allemagne, à force de vigilance, fût parvenu, pendant quelques mois, à empêcher le bruit de la révolution française de retentir dans ses domaines, on pourrait, à la rigueur, le comprendre. Mais qu’au sein d’une grande nation, qui se vante de posséder la liberté de la presse et de la tribune, les journaux aient réussi à soustraire à la connaissance du public, pendant sept années consécutives, le plus grand mouvement social des temps modernes, et des faits qui, indépendamment de leur portée humanitaire, doivent exercer et exercent déjà sur notre propre régime industriel une influence irrésistible, c’est là un miracle de stratégie auquel la postérité ne pourra pas croire et dont il importe de pénétrer le mystère.
Je sais que c’est manquer de prudence, par le temps qui court, que de heurter la presse périodique. Elle dispose arbitrairement de nous tous. Malheur à qui fuit son despotisme qui veut être absolu ! Malheur à qui excite son courroux qui est mortel ! Le braver ce n’est pas courage, c’est folie, car le courage affronte les chances d’un combat, mais la folie seule provoque un combat sans chances ; et quelle chance peut vous accompagner devant le tribunal de l’opinion publique, alors que, même pour vous défendre, il vous faut emprunter la voix de votre adversaire, alors qu’il peut vous écraser à son choix par sa parole ou son silence ? — N’importe ! Les choses en sont venues au point qu’un acte d’indépendance peut déterminer, dans le journalisme même, une réaction favorable. Dans l’ordre physique, l’excès du mal entraîne la destruction, mais dans le domaine impérissable de la pensée, il ne peut amener qu’un retour au bien. Qu’importe le sort du téméraire qui aura attaché le grelot ? Je crois sincèrement que le journalisme trompe le public ; je crois sincèrement en savoir la cause, et, advienne que pourra, ma conscience me dit que je ne dois pas me taire.
Dans un pays où ne règne pas l’esprit d’association, où les hommes n’ont ni la faculté, ni l’habitude, ni peut-être le désir de s’assembler pour discuter au grand jour leurs communs intérêts, les journaux, quoi qu’on en puisse dire, ne sont pas les organes mais les promoteurs de l’opinion publique. Il n’y a que deux choses en France, des individualités isolées, sans relations, sans connexion entre elles, et une grande voix, la presse, qui retentit incessamment à leurs oreilles. Elle est la personnification de la critique, mais ne peut être critiquée. Comment l’opinion lui servirait-elle de frein, puisqu’elle fait règle, et régente elle-même l’opinion ? En Angleterre, les journaux sont les commentateurs, les rapporteurs, les véhicules d’idées, de sentiments, de passions qui s’élaborent dans les meetings de Conciliation-Hall, de Covent-Garden et d’Exeter-Hall. Mais ici où ils dirigent l’esprit public, la seule chance qui nous reste de voir à la longue l’erreur succomber et la vérité triompher, c’est la contradiction qui existe entre les journaux eux-mêmes et le contrôle réciproque qu’ils exercent les uns sur les autres.
On conçoit donc que, s’il était une question entre toutes que les journaux de tous les partis eussent intérêt à représenter sous un faux jour, ou même à couvrir de silence, on conçoit, dis-je, que, dans l’état actuel de nos mœurs et de nos moyens d’investigation, ils pourraient, sans trop de témérité, entreprendre d’égarer complétement l’opinion publique sur cette question spéciale. — Qu’aurez-vous à opposer à cette ligue nouvelle ? — Arrivez-vous de Londres ? Voulez-vous raconter ce que vous avez vu et entendu ? Les journaux vous fermeront leurs colonnes. Prendrez-vous le parti de faire un livre ? Ils le décrieront, ou, qui pis est, ils le laisseront mourir de sa belle mort, et vous aurez la consolation de le voir un beau jour
Chez l’épicier,Parlerez-vous à la tribune ? Votre discours sera tronqué, défiguré ou passé sous silence.
Voilà précisément ce qui est arrivé dans la question qui nous occupe.
Que quelques journaux eussent pris en main la cause du monopole et des haines nationales, cela ne devrait surprendre personne. Le monopole rallie beaucoup d’intérêts ; le faux patriotisme est l’âme de beaucoup d’intrigues, et il suffit que ces intrigues et ces intérêts existent pour que nous ne soyons pas étonné qu’ils aient leurs organes. Mais que toute la presse périodique, parisienne ou provinciale, celle du nord comme celle du midi, celle de gauche comme celle de droite, soit unanime pour fouler aux pieds les principes les mieux établis de l’économie politique ; pour dépouiller l’homme du droit d’échanger librement selon ses intérêts ; pour attiser les inimitiés internationales, dans le but patent et presque avoué d’empêcher les peuples de se rapprocher et de s’unir par les liens du commerce, et pour cacher au public les faits extérieurs qui se lient à cette question, c’est un phénomène étrange qui doit avoir sa raison. Je vais essayer de l’exposer telle que je la vois dans la sincérité de mon âme. Je n’attaque point les opinions sincères, je les respecte toutes ; je cherche seulement l’explication d’un fait aussi extraordinaire qu’incontestable, et la réponse à cette question : Comment est-il arrivé que, parmi ce nombre incalculable de journaux qui représentent tous les systèmes, même les plus excentriques que l’imagination puisse enfanter, alors que le socialisme, le communisme, l’abolition de l’hérédité, de la propriété, de la famille trouvent des organes, le droit d’échanger, le droit des hommes à troquer entre eux le fruit de leurs travaux n’ait pas rencontré dans la presse un seul défenseur ? Quel étrange concours de circonstances a amené les journaux de toutes couleurs, si divers et si opposés sur toute autre question, à se constituer, avec une touchante unanimité, les défenseurs du monopole, et les instigateurs infatigables des jalousies nationales, à l’aide desquelles il se maintient, se renforce et gagne tous les jours du terrain ?
D’abord, une première classe de journaux a un intérêt direct à faire triompher en France le système de la protection. Je veux parler de ceux qui sont notoirement subventionnés par les comités monopoleurs, agricoles, manufacturiers ou coloniaux. Étouffer les doctrines des économistes, populariser les sophismes qui soutiennent le régime de la spoliation, exalter les intérêts individuels qui sont en opposition avec l’intérêt général, ensevelir dans le plus profond silence les faits qui pourraient réveiller et éclairer l’esprit public, telle est la mission qu’ils se sont chargés d’accomplir, et il faut bien qu’ils gagnent en conscience la subvention que le monopole leur paye.
Mais cette tâche immorale en entraîne une autre plus immorale encore. Il ne suffit pas de systématiser l’erreur, car l’erreur est éphémère par nature. Il faut encore prévoir l’époque où la doctrine de la liberté des échanges, prévalant dans les esprits, voudra se faire jour dans les lois ; et ce serait certes un coup de maître que d’en avoir d’avance rendu la réalisation impossible. Les journaux auxquels je fais allusion ne se sont donc pas bornés à prêcher théoriquement l’isolement des peuples. Ils ont encore cherché à susciter entre eux une irritation telle qu’ils fussent beaucoup plus disposés à échanger des boulets que des produits. Il n’est pas de difficultés diplomatiques qu’ils n’aient exploitées dans cette vue ; évacuation d’Ancône, affaires d’Orient, droit de visite, Taïti, Maroc, tout leur a été bon. « Que les peuples se haïssent, a dit le monopole, qu’ils s’ignorent, qu’ils se repoussent, qu’ils s’irritent, qu’ils s’entr’égorgent ; et, quel que soit le sort des doctrines, mon règne est pour longtemps assuré ! »
Il n’est pas difficile de pénétrer les secrets motifs qui rangent les journaux dits de l’opposition parlementaire parmi les adversaires de l’union et de la libre communication des peuples.
D’après notre constitution, les contrôleurs des ministres deviennent ministres eux-mêmes, s’ils donnent à ce contrôle assez de violence et de popularité pour avilir et renverser ceux qu’ils aspirent à remplacer. Quoi qu’on puisse penser, à d’autres égards, d’une telle organisation, on conviendra du moins qu’elle est merveilleusement propre à envenimer la lutte des partis pour la possession du pouvoir. Les députés candidats au ministère ne peuvent guère avoir qu’une pensée, et cette pensée le bon sens public l’exprime d’une manière triviale mais énergique : « Ôte-toi de là que je m’y mette. » On conçoit que cette opposition personnelle établit naturellement le centre de ses opérations sur le terrain des questions extérieures. On ne peut pas tromper longtemps le public sur ce qu’il voit, ce qu’il touche, ce qui l’affecte directement ; mais sur ce qui se passe au dehors, sur ce qui ne nous parvient qu’à travers des traductions infidèles et tronquées, il n’est pas indispensable d’avoir raison, il suffit, ce qui est facile, de produire une illusion quelque peu durable. D’ailleurs, en appelant à soi cet esprit de nationalité si puissant en France, en se proclamant seul défenseur de notre gloire, de notre drapeau, de notre indépendance ; en montrant sans cesse l’existence du ministère liée à un intérêt étranger, on est sûr de le battre en brèche avec une force populaire irrésistible : car quel ministre peut espérer de rester au pouvoir si l’opinion le tient pour lâche, traître et vendu à un peuple rival ?
Les chefs de parti et les journaux qui s’attellent à leur char sont donc forcément amenés à fomenter les haines nationales ; car comment soutenir que le ministère est lâche, sans établir que l’étranger est insolent ; et que nous sommes gouvernés par des traîtres, sans avoir préalablement prouvé que nous sommes entourés d’ennemis qui veulent nous dicter des lois ?
C’est ainsi que les journaux dévoués à l’élévation d’un nom propre concourent, avec ceux que les monopoleurs soudoient, à rendre toujours imminente une conflagration générale, et par suite à éloigner tout rapprochement international, toute réforme commerciale.
En s’exprimant ainsi, l’auteur de cet ouvrage n’entend pas faire de la politique, et encore moins de l’esprit de parti. Il n’est attaché à aucune des grandes individualités dont les luttes ont envahi la presse et la tribune, mais il adhère de toute son âme aux intérêts généraux et permanents de son pays, à la cause de la vérité et de l’éternelle justice. Il croit que ces intérêts et ceux de l’humanité se confondent, loin de se contredire, et dès lors il considère comme le comble de la perversité de transformer les haines nationales en machine de guerre parlementaire. Du reste, il a si peu en vue de justifier la politique extérieure du cabinet actuel, qu’il n’oublie pas que celui qui la dirige employa contre ses rivaux les mêmes armes que ses rivaux tournent aujourd’hui contre lui.
Chercherons-nous l’impartialité internationale et par suite la vérité économique dans les journaux légitimistes et républicains ? Ces deux opinions se meuvent en dehors des questions personnelles, puisque l’accès du pouvoir leur est interdit. Il semble dès lors que rien ne les empêche de plaider avec indépendance la cause de la liberté commerciale. Cependant, nous les voyons s’attacher à faire obstacle à la libre communication des peuples. Pourquoi ? Je n’attaque ni les intentions ni les personnes. Je reconnais qu’il y a au fond de ces deux grands partis des vues dont on peut contester la justesse, mais non la sincérité. Malheureusement, cette sincérité ne se manifeste pas toujours dans les journaux qui les représentent. Quand on s’est donné la mission de saper journellement un ordre de choses qu’on croit mauvais, on finit par n’être pas très scrupuleux dans le choix des moyens. Embarrasser le pouvoir, entraver sa marche, le déconsidérer, telles sont les tristes nécessités d’une polémique qui ne songe qu’à déblayer le sol des institutions et des hommes qui le régissent, pour y substituer d’autres hommes et d’autres institutions. Là encore, le recours aux passions patriotiques, l’appel aux sentiments d’orgueil national, de gloire, de suprématie, se présentent comme les armes les plus efficaces. L’abus suit de près l’usage ; et c’est ainsi que le bien-être et la liberté des citoyens, la grande cause de la fraternité des nations, sont sacrifiés sans scrupule à cette œuvre de destruction préalable, que ces partis considèrent comme leur première mission et leur premier devoir.
Si les exigences de la polémique ont fait un besoin à la presse opposante de sacrifier la liberté du commerce, parce que, impliquant l’harmonie des rapports internationaux, elle leur ravirait un merveilleux instrument d’attaque, il semble que, par cela même, la presse ministérielle soit intéressée à la soutenir. Il n’en est pas ainsi. Le gouvernement, accablé sous le poids d’accusations unanimes, en face d’une impopularité qui fait trembler le sol sous ses pieds, sent bien que la voix peu retentissante de ses journaux n’étouffera pas la clameur de toutes les oppositions réunies. Il a recours à une autre tactique. On l’accuse d’être voué aux intérêts étrangers… Eh bien ! il prouvera, par des faits, son indépendance et sa fierté. Il se mettra en mesure de pouvoir venir dire au pays : Voyez, j’aggrave partout les tarifs ; je ne recule pas devant l’hostilité des droits différentiels ; et, parmi les îles innombrables du Grand Océan, je choisis, pour m’en emparer, celle dont la conquête doit susciter le plus de collisions et froisser le plus de susceptibilités étrangères !
La presse départementale aurait pu déjouer toutes ces intrigues, en les dévoilant.
Une pauvre servante au moins m’était restée,Mais au lieu de réagir sur la presse parisienne, elle attend humblement, niaisement son mot d’ordre. Elle ne veut pas avoir de vie propre. Elle est habituée à recevoir par la poste l’idée qu’il faut délayer, la manœuvre à laquelle il faut concourir, au profit de M. Thiers, de M. Molé ou de M. Guizot. Sa plume est à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, mais sa tête est à Paris.
Il est donc vrai que la stratégie des journaux, qu’ils émanent de Paris ou de la province, qu’ils représentent la gauche, la droite ou le centre, les a entraînés à s’unir à ceux que soudoient les comités monopoleurs pour tromper l’opinion publique sur le grand mouvement social qui s’accomplit en Angleterre ; pour n’en parler jamais, ou, si l’on ne peut éviter d’en dire quelques mots, pour le représenter, ainsi que l’abolition de l’esclavage, comme l’œuvre d’un machiavélisme profond, qui a pour objet définitif l’exploitation du monde au profit de la Grande-Bretagne, par l’opération de la liberté même.
Il me semble que cette puérile prévention ne résisterait pas à la lecture de ce livre. En voyant agir les free-traders, en les entendant parler, en suivant pas à pas les dramatiques péripéties de cette agitation puissante qui remue tout un peuple, et dont le dénoûment certain est la chute de cette prépondérance oligarchique qui est précisément, selon nous-mêmes, ce qui rend l’Angleterre dangereuse, il me semble impossible que l’on persiste à s’imaginer que tant d’efforts persévérants, tant de chaleur sincère, tant de vie, tant d’action, n’ont absolument qu’un but : tromper un peuple voisin en le déterminant à fonder lui-même sa législation industrielle sur les bases de la justice et de la liberté.
Car enfin, il faudra bien reconnaître, à cette lecture, qu’il y a en Angleterre deux classes, deux peuples, deux intérêts, deux principes, en un mot : aristocratie et démocratie.
Si l’une veut l’inégalité, l’autre tend à l’égalité ; si l’une défend la restriction, l’autre réclame la liberté ; si l’une aspire à la conquête, au régime colonial, à la suprématie politique, à l’empire exclusif des mers, l’autre travaille à l’universel affranchissement ; c’est-à-dire à répudier la conquête, à briser les liens coloniaux, à susbstituer, dans les relations internationales, aux artificieuses combinaisons de la diplomatie, les libres et volontaires relations du commerce. Et n’est-il pas absurde d’envelopper dans la même haine ces deux classes, ces deux peuples, ces deux principes, dont l’un est, de toute nécessité, favorable à l’humanité si l’autre lui est contraire ? Sous peine de l’inconséquence la plus aveugle et la plus grossière, nous devons donner la main au peuple anglais ou à l’aristocratie anglaise. Si la liberté, la paix, l’égalité des conditions légales, le droit au salaire naturel du travail sont nos principes, nous devons sympathiser avec la Ligue ; si, au contraire, nous pensons que la spoliation, la conquête, le monopole, l’envahissement successif de toutes les régions du globe sont, pour un peuple, des éléments de grandeur qui ne contrarient pas le développement régulier des autres peuples, c’est à l’aristocratie anglaise qu’il faut nous unir. Mais, encore une fois, le comble de l’absurde, ce qui serait éminemment propre à nous rendre la risée des nations, et à nous faire rougir plus tard de notre propre folie, ce serait d’assister à cette lutte de deux principes opposés en vouant aux soldats des deux camps la même haine et la même exécration. Ce sentiment, digne de l’enfance des sociétés et qu’on prend si bizarrement pour de la fierté nationale, a pu s’expliquer jusqu’ici par l’ignorance complète où nous avons été tenus sur le fait même de cette lutte ; mais y persévérer alors qu’elle nous est révélée, ce serait avouer que nous n’avons ni principes, ni vues, ni idées arrêtées ; ce serait abdiquer toute dignité ; ce serait proclamer à la face du monde étonné que nous ne sommes plus des hommes, que ce n’est plus la raison, mais l’aveugle instinct qui dirige nos actions et nos sympathies.
Si je ne me fais pas illusion, cet ouvrage doit offrir aussi quelque intérêt au point de vue littéraire. Les orateurs de la Ligue se sont souvent élevés au plus haut degré de l’éloquence politique, et il devait en être ainsi. Quelles sont les circonstances extérieures et les situations de l’âme les plus propres à développer la puissance oratoire ? N’est-ce point une grande lutte où l’intérêt individuel de l’orateur s’efface devant l’immensité de l’intérêt public ? Et quelle lutte présentera ce caractère, si ce n’est celle où la plus vivace aristocratie et la plus énergique démocratie du monde combattent avec les armes de la légalité, de la parole et de la raison, l’une pour ses injustes et séculaires priviléges, l’autre pour les droits sacrés du travail, la paix, la liberté et la fraternité dans la grande famille humaine ?
Nos pères aussi ont soutenu ce combat, et l’on vit alors les passions révolutionnaires transformer en puissants tribuns des hommes qui, sans ces orages, fussent restés enfouis dans la médiocrité, ignorés du monde et s’ignorant eux-mêmes. C’est, la révolution qui, comme le charbon d’Isaïe, toucha leurs lèvres et embrasa leurs cœurs ; mais à cette époque, la science sociale, la connaissance des lois auxquelles obéit l’humanité, ne pouvait nourrir et régler leur fougueuse éloquence. Les systématiques doctrines de Raynal et de Rousseau, les sentiments surannés empruntés aux Grecs et aux Romains, les erreurs du xviiie siècle, et la phraséologie déclamatoire, dont, selon l’usage, on se croyait obligé de revêtir ces erreurs, si elles n’ôtèrent rien, si elles ajoutèrent même au caractère chaleureux de cette éloquence, la rendent stérile pour un siècle plus éclairé ; car ce n’est pas tout que de parler aux passions, il faut aussi parler à l’esprit, et, en touchant le cœur, satisfaire l’intelligence.
C’est là ce qu’on trouvera, je crois, dans les discours des Cobden, des Thompson, des Fox, des Gibson et des Bright. Ce ne sont plus les mots magiques mais indéfinis, liberté, égalité, fraternité, allant réveiller des instincts plutôt que des idées ; c’est la science, la science exacte, la science des Smith et des Say, empruntant à l’agitation des temps le feu de la passion, sans que sa pure lumière en soit jamais obscurcie.
Loin de moi de contester les talents des orateurs de mon pays. Mais ne faut-il pas un public, un théâtre, une cause surtout pour que la puissance de la parole s’élève à toute la hauteur qu’il lui est donné d’atteindre ? Est-ce dans la guerre des portefeuilles, dans les rivalités personnelles, dans l’antagonisme des coteries ; est-ce quand le peuple, la nation et l’humanité sont hors de cause, quand les combattants ont répudié tout principe, toute homogénéité dans la pensée politique ; quand on les voit, à la suite d’une crise ministérielle, faire entre eux échange de doctrines en même temps que de sièges, en sorte que le fougueux patriote devient diplomate prudent, pendant que l’apôtre de la paix se tranforme en Tyrtée de la guerre ; est-ce dans ces données étroites et mesquines que l’esprit peut s’agrandir et l’âme s’élever ? Non, non, il faut une autre atmosphère â l’éloquence politique. Il lui faut la lutte, non point la lutte des individualités, mais la lutte de l’éternelle justice contre l’opiniâtre iniquité. Il faut que l’œil se fixe sur de grands résultats, que l’âme les contemple, les désire, les espère, les chérisse, et que le langage humain ne serve qu’à verser dans d’autres âmes sympathiques ces puissants désirs, ces nobles desseins, ce pur amour et ces chères espérances.
Un des traits les plus saillants et les plus instructifs, entre tous ceux qui caractérisent l’agitation que j’essaie de révéler à mon pays, c’est la complète répudiation parmi les free-traders de tout esprit de parti et leur séparation des Whigs et des Torys.
Sans doute l’esprit de parti a toujours soin de se décorer lui-même du nom d’esprit public. Mais il est un signe infaillible auquel on peut les distinguer. Quand une mesure est présentée au Parlement, l’esprit public lui demande : Qu’es-tu ? et l’esprit de parti : D’où viens-tu ? Le ministre fait cette proposition, donc elle est mauvaise ou doit l’être, et la raison, c’est qu’elle émane du ministre qu’il s’agit de renverser.
L’esprit de parti est le plus grand fléau des peuples constitutionnels. Par les obstacles incessants qu’il oppose à l’administration, il empêche le bien de se réaliser à l’intérieur ; et comme il cherche son principal point d’appui dans les questions extérieures, que sa tactique est de les envenimer pour montrer que le cabinet est incapable de les conduire, il s’ensuit que l’esprit de parti, dans l’opposition, place la nation dans un antagonisme perpétuel avec les autres peuples et dans un danger de guerre toujours imminent.
D’un autre côté, l’esprit de parti, aux bancs ministériels, n’est ni moins aveugle, ni moins compromettant. Puisque les existences ministérielles ne se décident plus par l’habileté ou l’impéritie de leur administration, mais à coup de boules, résolues à être noires ou blanches quand même, la grande affaire, pour le cabinet, c’est d’en recruter le plus possible par la corruption parlementaire et électorale.
La nation anglaise a souffert plus que toute autre de la longue domination de l’esprit de parti, et ce n’est pas pour nous une leçon à dédaigner que celle que donnent en ce moment les free-traders, qui, au nombre de plus de cent à la Chambre des communes, sont résolus à examiner chaque mesure en elle-même en la rapportant aux principes de la justice universelle et de l’utilité générale, sans s’inquiéter s’il convient à Peel ou à Russell, aux Torys ou au Whigs qu’elle soit admise ou repoussée.
Des enseignements utiles et pratiques me semblent devoir encore résulter de la lecture de ce livre. Je ne veux point parler des connaissances économiques qu’il est si propre à répandre. J’ai maintenant en vue la tactique constitutionnelle pour arriver à la solution d’une grande question nationale, en d’autres termes l’art de l’agitation. Nous sommes encore novices en ce genre de stratégie. Je ne crains pas de froisser l’amour-propre national en disant qu’une longue expérience a donné aux Anglais la connaissance, qui nous manque, des moyens par lesquels on arrive à faire triompher un principe, non par une échauffourée d’un jour, mais par une lutte lente, patiente, obstinée ; par la discussion approfondie, par l’éducation de l’opinion publique. Il est des pays où celui qui conçoit l’idée d’une réforme commence par sommer le gouvernement de la réaliser, sans s’inquiéter si les esprits sont prêts à la recevoir. Le gouvernement dédaigne et tout est dit. En Angleterre, l’homme qui a une pensée qu’il croit utile s’adresse à ceux de ses concitoyens qui sympathisent avec la même idée. On se réunit, on s’organise, on cherche à faire des prosélytes ; et c’est déjà une première élaboration dans laquelle s’évaporent bien des rêves et des utopies. Si cependant l’idée a en elle-même quelque valeur, elle gagne du terrain, elle pénètre dans toutes les couches sociales, elle s’étend de proche en proche. L’idée opposée provoque de son côté des associations, des résistances. C’est la période de la discussion publique, universelle, des pétitions, des motions sans cesse renouvelées ; on compte les voix du Parlement ; on mesure le progrès, on le seconde en épurant les listes électorales, et, quand enfin le jour du triomphe est arrivé, le verdict parlementaire n’est pas une révolution, il n’est qu’une constatation de l’état des esprits ; la réforme de la loi suit la réforme des idées, et l’on peut être assuré que la conquête populaire est assurée à jamais.
Sous ce point de vue, l’exemple de la Ligue m’a paru mériter d’être proposé à notre imitation. Qu’on me permette de citer ce que dit à ce sujet un voyageur allemand.
« C’est à Manchester, dit M. J. G. Kohl, que se tiennent les séances permanentes du comité de la Ligue. Je dus à la bienveillance d’un ami de pénétrer dans la vaste enceinte où j’eus l’occasion de voir et d’entendre des choses qui me surprirent au dernier point. George Wilson et d’autres chefs renommés de la Ligue, assemblés dans la salle du Conseil, me reçurent avec autant de franchise que d’affabilité, répondant sur-le-champ à toutes mes questions et me mettant au fait de tous les détails de leurs opérations. Je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qui adviendrait, en Allemagne, d’hommes occupés à attaquer avec tant de talent et de hardiesse les lois fondamentales de l’État. Il y a longtemps sans doute qu’ils gémiraient dans de sombres cachots, au lieu de travailler librement et audacieusement à leur grande œuvre, à la clarté du jour. Je me demandais encore si, en Allemagne, de tels hommes admettraient un étranger dans tous leurs secrets avec cette franchise et cette cordialité.
« J’étais surpris de voir les Ligueurs, tous hommes privés, marchands, fabricants, littérateurs, conduire une grande entreprise politique, comme des ministres et des hommes d’État. L’aptitude aux affaires publiques semble être la faculté innée des Anglais. Pendant que j’étais dans la salle du conseil, un nombre prodigieux de lettres étaient apportées, ouvertes, lues et répondues sans interruption ni retard. Ces lettres, affluant de tous les points du Royaume-Uni, traitaient les matières les plus variées, toutes se rapportant à l’objet de l’association. Quelques-unes portaient les nouvelles du mouvement des Ligueurs ou de leurs adversaires ; car l’œil de la Ligue est toujours ouvert sur les amis comme sur les ennemis…
« Par l’intermédiaire d’associations locales formées sur tous les points de l’Angleterre, la Ligue a étendu maintenant son influence sur tout le pays, et est arrivée à un degré d’importance vraiment extraordinaire. Ses festivals, ses expositions, ses banquets, ses meetings apparaissent comme de grandes solennités publiques… Tout membre qui contribue pour 50 l. (1,250 fr.) a un siège et une voix au conseil… Elle a des comités d’ouvriers pour favoriser la propagation de ses doctrines parmi les classes laborieuses ; et des comités de dames pour s’assurer la sympathie et la coopération du beau sexe. Elle a des professeurs, des orateurs qui parcourent incessamment le pays pour souffler le feu de l’agitation dans l’esprit du peuple. Ces orateurs ont fréquemment des conférences et des discussions publiques avec les orateurs du parti opposé, et il arrive presque toujours que ceux-ci sortent vaincus du champ de bataille… Les Ligueurs écrivent directement à la reine, au duc de Wellington, à sir Robert Peel et autres hommes distingués, et ne manquent pas de leur envoyer leurs journaux et des rapports circonstanciés et toujours fidèles de leurs opérations. Quelquefois ils délèguent auprès des hommes les plus éminents de l’aristocratie anglaise une députation chargée de leur jeter à la face les vérités les plus dures.
« On pense bien que la Ligue ne néglige pas la puissance de ce Briarée aux cent bras, la Presse. Non-seulement elle répand ses opinions par l’organe des journaux qui lui sont favorables ; mais encore elle émet elle-même un grand nombre de publications périodiques exclusivement consacrées à sa cause. Celles-ci contiennent naturellement les comptes rendus des opérations, des souscriptions, des meetings, des discours contre le régime prohibitif, répétant pour la millième fois que le monopole est contraire à l’ordre de la nature et que la Ligue a pour but de faire prévaloir l’ordre équitable de la Providence. — … L’association pour la liberté du commerce a surtout recours à ces pamphlets courts et peu coûteux, appelés tracts, arme favorite de la polémique anglaise : c’est avec ces courtes et populaires dissertations, à deux sous, dues à la plume d’écrivains éminents tels que Cobden et Bright, que la Ligue attaque perpétuellement le public, et entretient comme une continuelle fusillade à petit plomb. Elle ne dédaigne pas des armes plus légères encore ; des affiches, des placards qui contiennent des devises, des pensées, des sentences, des aphorismes, des couplets, graves ou gais, philosophiques ou satiriques, mais tous ayant trait à ces deux objets précis : le Monopole et le Libre-Échange… La Ligue et l’anti-Ligue ont porté leur champ de bataille jusque dans les Abécédaires, semant ainsi les éléments de la discussion dans l’esprit des générations futures.
« Toutes les publications de la Ligue sont non-seulement écrites, mais imprimées, mises sous enveloppe et publiées dans les salles du comité de Manchester. Je traversai une foule de pièces où s’accomplissent ces diverses opérations jusqu’à ce que j’arrivai à la grande salle de dépôt, où livres, journaux, rapports, tableaux, pamphlets, placards, étaient empilés, comme des ballots de mousseline ou de calicot. Nous parvînmes enfin à la salle des rafraîchissements, où le thé nous fut offert par des dames élégantes. La conversation s’engagea, etc… »
Puisque M. Kohl a parlé de la participation des dames anglaises à l’œuvre de la Ligue, j’espère qu’on ne trouvera pas déplacées quelques réflexions à ce sujet. Je ne doute pas que le lecteur ne soit surpris, et peut-être scandalisé, de voir la femme intervenir dans ces orageux débats. Il semble que la femme perde de sa grâce en se risquant dans cette mêlée scientifique toute hérissée des mots barbares Tarifs, Salaires, Profits, Monopoles. Qu’y a-t-il de commun entre des dissertations arides et cet être éthéré, cet ange des affections douces, cette nature poétique et dévouée dont la seule destinée est d’aimer et de plaire, de compatir et de consoler ?
Mais si la femme s’effraye à l’aspect du lourd syllogisme et de la froide statistique, elle est douée d’une sagacité merveilleuse, d’une promptitude, d’une sûreté d’appréciation qui lui font saisir le côté par où une entreprise sérieuse sympathise avec le penchant de son cœur. Elle a compris que l’effort de la Ligue est une cause de justice et de réparation envers les classes souffrantes ; elle a compris que l’aumône n’est pas la seule forme de la charité. Nous sommes toujours prêtes à secourir l’infortune, disent-elles, mais ce n’est pas une raison pour que la loi fasse des infortunés. Nous voulons nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui ont froid ; mais nous applaudissons à des efforts qui ont pour objet de renverser les barrières qui s’interposent entre le vêtement et la nudité, entre la subsistance et l’inanition.
Et d’ailleurs, le rôle que les dames anglaises ont su prendre dans l’œuvre de la Ligue n’est-il pas en parfaite harmonie avec la mission de la femme dans la société ? — Ce sont des fêtes, des soirées données aux free-traders ; — de l’éclat, de la chaleur, de la vie, communiqués par leur présence à ces grandes joutes oratoires où se dispute le sort des masses ; — une coupe magnifique offerte au plus éloquent orateur ou au plus infatigable défenseur de la liberté.
Un philosophe a dit : « Un peuple n’a qu’une chose à faire pour développer dans son sein toutes les vertus, toutes les énergies utiles. C’est tout simplement d’honorer ce qui est honorable et de mépriser ce qui est méprisable. » Et quel est le dispensateur naturel de la honte et de la gloire ? C’est la femme ; la femme, douée d’un tact si sûr pour discerner la moralité du but, la pureté des motifs, la convenance des formes ; la femme, qui, simple spectateur de nos luttes sociales, est toujours clans des conditions d’impartialité trop souvent étrangères à notre sexe ; la femme, dont un sordide intérêt, un froid calcul ne glace jamais la sympathie pour ce qui est noble et beau ; la femme, enfin, qui défend par une larme et qui commande par un sourire.
Jadis, les dames couronnaient le vainqueur du tournoi. La bravoure, l’adresse, la clémence se popularisaient au bruit enivrant de leurs applaudissements. Dans ces temps de troubles et de violences où la force brutale s’appesantissait sur les faibles et les petits, ce qu’il était bon d’encourager, c’était la générosité dans le courage et la loyauté du chevalier unie aux rudes habitudes du soldat.
Eh quoi ! parce que les temps sont changés ; parce que les siècles ont marché ; parce que la force musculaire a fait place à l’énergie morale ; parce que l’injustice et l’oppression empruntent d’autres formes, et que la lutte s’est transportée du champ de bataille sur le terrain des idées, la mission de la femme sera terminée ? Elle sera pour toujours reléguée en dehors du mouvement social ? Il lui sera interdit d’exercer sur des mœurs nouvelles sa bienfaisante influence, et de faire éclore, sous son regard, les vertus d’un ordre plus relevé que réclame la civilisation moderne ?
Non, il ne peut en être ainsi. Il n’est pas de degré dans le mouvement ascensionnel de l’humanité où l’empire de la femme s’arrête à jamais. La civilisation se transforme et s’élève ; cet empire doit se transformer et s’élever avec elle, et non s’anéantir ; ce serait un vide inexplicable dans l’harmonie sociale et dans l’ordre providentiel des choses. De nos jours, il appartient aux femmes de décerner aux vertus morales, à la puissance intellectuelle, au courage civil, à la probité politique, à la philanthropie éclairée ces prix inestimables, ces irrésistibles encouragements qu’elles réservaient autrefois à la seule bravoure de l’homme d’armes. Qu’un autre cherche un côté ridicule à cette intervention de la femme dans la nouvelle vie du siècle ; je n’en puis voir que le côté sérieux et touchant. Oh ! si la femme laissait tomber sur l’abjection politique ce mépris poignant dont elle flétrissait autrefois la lâcheté militaire ! si elle avait pour qui trafique d’un vote, pour qui trahit un mandat, pour qui déserte la cause de la vérité et de la justice, quelques-unes de ces mortelles ironies dont elle eût accablé, dans d’autres temps, le chevalier félon qui aurait abandonné la lice ou acheté la vie au prix de l’honneur, oh ! nos luttes n’offriraient pas sans doute ce spectacle de démoralisation et de turpitude qui contriste les cœurs élevés, jaloux de la gloire et de la dignité de leur pays… Et cependant il existe des hommes au cœur dévoué, à l’intelligence puissante ; mais, à l’aspect de l’intrigue partout triomphante, ils s’environnent d’un voile de réserve et de fierté. On les voit, succombant sous la répulsion de la médiocrité envieuse, s’éteindre dans une douloureuse agonie, découragés et méconnus. Oh ! c’est au cœur de la femme à comprendre ces natures d’élite. — Si l’abjection la plus dégoûtante a faussé tous les ressorts de nos institutions ; si une basse cupidité, non contente de régner sans partage, s’érige encore effrontément en système ; si une atmosphère de plomb pèse sur notre vie sociale, peut-être faut-il en chercher la raison dans ce que la femme n’a pas encore pris possession de la mission que lui a assignée la Providence.
En essayant d’indiquer quelques-uns des enseignements que l’on peut retirer de la lecture de ce livre, je n’ai pas besoin de dire que j’en attribue exclusivement le mérite aux orateurs dont je traduis les discours, car, quant à la traduction, je suis le premier à en reconnaître l’extrême faiblesse ; j’ai affaibli l’éloquence des Cobden, des Fox, des George Thompson ; j’ai négligé de faire connaître au public français d’autres puissants orateurs de la Ligue, MM. Moore, Villiers et le colonel Thompson ; j’ai commis la faute de ne pas puiser aux sources si abondantes et si dramatiques des débats parlementaires ; enfin, parmi les immenses matériaux qui étaient à ma disposition, j’aurais pu faire un choix plus propre à marquer le progrès de l’agitation. Pour tous ces défauts, je n’ai qu’une excuse à présenter au lecteur. Le temps et l’espace m’ont manqué, l’espace surtout ; car, comment aurais-je osé risquer plusieurs volumes, quand je suis si peu rassuré sur le sort de celui que je soumets au jugement du public ?
J’espère au moins qu’il réveillera quelques espérances au sein de l’école des économistes. Il fut un temps où elle était raisonnablement fondée à regarder comme prochain le triomphe de son principe. Si bien des préjugés existaient encore dans le vulgaire, la classe intelligente, celle qui se livre à l’étude des sciences morales et politiques, en était à peu près affranchie. On se séparait encore sur des questions d’opportunité, mais, en fait de doctrines, l’autorité des Smith et des Say n’était pas contestée.
Cependant vingt années se sont écoulées, et bien loin que l’économie politique ait gagné du terrain, ce n’est pas assez de dire qu’elle en a perdu, on pourrait presque affirmer qu’il ne lui en reste plus, si ce n’est l’étroit espace où s’élève l’Académie des sciences morales. En théorie, les billevesées les plus étranges, les visions les plus apocalyptiques, les utopies les plus bizarres ont envahi toute la génération qui nous suit. Dans l’application, le monopole n’a fait que marcher de conquête en conquête. Le système colonial a élargi ses bases ; le système protecteur a créé pour le travail des récompenses factices, et l’intérêt général a été livré au pillage ; enfin, l’école économiste n’existe plus qu’à l’état, pour ainsi dire, historique, et ses livres ne sont plus consultés que comme les monuments qui racontent à notre âge les pensées d’un temps qui n’est plus.
Cependant un petit nombre d’hommes sont restés fidèles au principe de la liberté. Ils y seraient fidèles encore alors qu’ils se verraient dans l’isolement le plus complet, car la vérité économique s’empare de l’âme avec une autorité qui ne le cède pas à l’évidence mathématique.
Mais, sans abandonner leur foi dans le triomphe définitif de la vérité, il n’est pas possible qu’ils ne ressentent un découragement profond à l’aspect de l’état des esprits et de la marche rétrograde des doctrines. Ce sentiment se manifeste dans un livre récemment publié, et qui est certainement l’œuvre capitale qu’a produite depuis 1830 l’école économiste. Sans sacrifier aucun principe, on voit à chaque ligne que M. Dunoyer en confie la réalisation à un avenir éloigné, alors qu’une dure expérience, à défaut de la raison, aura dissipé ces préjugés funestes que les intérêts privés entretiennent et exploitent avec tant d’habileté.
Dans ces tristes circonstances, je ne puis m’empêcher d’espérer que ce livre, malgré ses défauts, offrira bien des consolations, réveillera bien des espérances, ranimera le zèle et le dévouement au cœur de mes amis politiques, en leur montrant que si le flambeau de la vérité a pâli sur un point, il jette sur un autre un éclat irrésistible ; que l’humanité ne rétrogade pas, mais qu’elle progresse à pas de géant, et que le temps n’est pas éloigné où l’union et le bien-être des peuples seront fondés sur une base immuable : La libre et fraternelle communication des hommes de toutes les régions, de tous les climats et de toutes les races.
[1]: Double allusion biblique, au psaume lxxviii, 25 : “L’homme mangea le pain des puissants” (la manne) ; et à i Corinthiens iii, 2 : “Je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas la supporter.” (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)
[2]: Mignet, Notices et portraits, historiques et littéraires. — Paris : Charpentier, 1854. — Vol. 2, p. 67.
[4]: V. la traduction de ce document, avant l’appendice.
[5]: M. G. R. Porter, qui n’a pas survécu longtemps à Bastiat, a publié une traduction anglaise de la première série des Sophismes. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
[6]: Résolution du conseil de la Ligue, mai 1845. (Note de l’auteur.)
[7]: Bon nombre des publicistes enrôlés dans la presse quotidienne eussent pu, mais seulement en s’avouant coupables de légèreté et d’ignorance, se laver de l’accusation de vénalité que l’auteur portait contre eux en 1845. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
[8]: Voici les noms de ces hommes bien dignes de notre sympathique estime : Edward Baxter, W. A. Cunningham, Andrew Dalziel, James Howie, James Leslie, Archibald Prentice, Philip Thomson. Il nous paraît juste d’ajouter à ces sept noms celui de M. W. Rawson, arrivé un peu trop tard au rendez-vous où la ligue fut résolue, mais qui s’associa de tout cœur à la résolution que ses amis venaient de prendre en son absence. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
[9]: Association contre la loi-céréale. (Note de l’auteur.)
[10]: On se rappelle les discours de lord Aberdeen et de sir Robert Peel à l’occasion du message du nouveau président des États-Unis. Voici comment s’exprimait à ce sujet M. Fox, dans un meeting de la Ligue, et aux applaudissements de six mille auditeurs : « Quel est donc ce territoire qu’on se dispute ? 300,000 milles carrés dont nous revendiquons le tiers ; désert aride, lave desséchée, le Sahara de l’Amérique, le Botany-Bay des Peaux-Rouges, empire des buffles, et tout au plus de quelques Indiens fiers de s’appeler Têtes-Plates, Nez-Fendus, etc. Voilà l’objet de la querelle ! Autant vaudrait que Peel et Polk nous poussassent à nous disputer les montagnes de la Lune ! Mais que la race humaine s’établisse sur ce territoire, que les hommes qui n’ont pas de patrie plus hospitalière en soumettent à la culture les parties les moins infertiles, et lorsque l’industrie aura promené autour de ses frontières le char de son paisible triomphe, lorsque de jeunes cités verront fourmiller dans leurs murs d’innombrables multitudes, quand les montagnes Rocheuses seront sillonnées de chemins de fer, que des canaux uniront l’Atlantique et la mer Pacifique, et que le Colombia verra flotter sur ses eaux la voile et la vapeur, alors il sera temps de parler de l’Oregon. Mais alors aussi, sans, bataillons, sans vaisseaux de ligne, sans bombarder des villes ni verser le sang des hommes, le libre commerce fera pour nous la conquête de l’Oregon et même des États-Unis, si l’on peut appeler conquête ce qui constitue le bien de tous. Ils nous enverront leurs produits ; nous les payerons avec les nôtres. Il n’y aura pas un pionnier qui ne porte dans ses vêtements la livrée de Manchester ; la marque de Sheffield sera imprimée sur l’arme qui atteindra le gibier ; et le lin de Spitalfield sera la bannière que nous ferons flotter sur les rives du Missouri. L’Oregon sera conquis en effet, car il travaillera volontairement pour nous ; et que peut-on demander de plus à un peuple conquis ? C’est pour nous qu’il fera croître le blé, et il nous le livrera sans nous demander en retour que nous nous imposions des taxes afin qu’un gouverneur anglais contrarie sa législature, ou qu’une soldatesque anglaise sabre sa population. Le libre commerce ! voilà la vraie conquête, elle est plus sûre que celle des armes. Voilà l’empire, en ce qu’il a de noble, voilà la domination fondée sur des avantages réciproques, moins dégradante que celle qui s’acquiert par l’épée et se conserve sous un sceptre impopulaire. » (Acclamations prolongées.)
[11]: Cette conjecture n’a pas tardé à se vérifier complétement ; mais l’auteur, tout en applaudissant aux mesures libérales prises enfin par le grand ministre, ne l’a pas absous d’en être venu là si tard. (V. Incompatibilités parlementaires.) (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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