Frédéric Bastiat
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Bordeaux, 9 avril 1827.
Mon cher Félix, n’étant pas encore fixé sur l’époque de mon retour à Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir de t’écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles littéraires.
D’abord je t’annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c’est-à-dire l’un à son quatrième et l’autre à son premier volume.
Dans un journal intitulé Revue encyclopédique, j’ai lu quelques articles qui m’ont intéressé, entre autres un examen très-court de l’ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des considérations sur les assurances et en général sur les applications du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur l’influence de l’éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer, intitulé : Examen de l’opinion à laquelle on a donné le nom d’industrialisme. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus haut qu’à MM. B. Constant et J. B. Say, qu’il cite comme les premiers publicistes qui aient observé que le but de l’activité de la société est l’industrie. À la vérité, ces auteurs n’ont pas vu le parti qu’on pouvait tirer de cette observation. Le dernier n’a considéré l’industrie que sous le rapport de la production, de la distribution et de la consommation des richesses ; et même, dans son introduction, il définit la politique la science de l’organisation de la société, ce qui semble prouver que, comme les auteurs du xviiie siècle, il ne voit dans la politique que les formes du gouvernement, et non le fond et le but de la société. Quant à M. B. Constant, après avoir le premier proclamé cette vérité, que le but de l’activité de la société est l’industrie, il est si loin d’en faire le fondement de sa doctrine, que son grand ouvrage ne traite que de formes de gouvernement, d’équilibre, de pondération de pouvoirs, etc., etc. Dunoyer passe ensuite à l’examen du Censeur Européen, dont les auteurs, après s’être emparés des observations isolées de leurs devanciers, en ont fait un corps entier de doctrine, qui, dans cet article, est discuté avec soin. Je ne puis t’analyser un article qui n’est lui-même qu’une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît avoir réformé quelques-unes des opinions qui dominaient dans le Censeur. Par exemple, il me semble qu’il donne aujourd’hui au mot industrie une plus grande extension qu’autrefois, puisqu’il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés ; ainsi tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s’y livre, depuis le chef du gouvernement jusqu’à l’artisan, est industrieux. Il suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans l’industrie ; cependant il pense qu’il a eu tort de désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des gouvernants, et particulièrement l’agriculture, le commerce, la fabrication et la banque ; car quoique ces quatre professions forment sans doute la plus grande partie du cercle immense de l’industrie, cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l’homme perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de jurisconsulte, homme de lettres.
J’ai fait la trouvaille d’un vrai trésor, c’est un petit volume contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J’en suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes moyens que lui pour devenir aussi bon et aussi heureux ; cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.
Le hasard m’a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre de betterave ; les auteurs calculent qu’il reviendrait au fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes. Tu vois qu’à supposer qu’on réussît parfaitement dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D’ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j’y suis tout à fait étranger ; quoi qu’il en soit, j’ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s’il y répondra.
Pour la somme de 3 francs par mois, j’assiste à un cours de botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre grand’chose, comme tu vois ; mais outre que cela me fait passer le temps, cela m’est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui s’occupent de science.
Voilà du babil ; s’il ne t’en coûtait pas autant d’écrire, je te prierais de me payer de retour.
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