Lettre à Mme Cheuvreux

Frédéric Bastiat

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Mont-de-Marsan, 30 août 1849.

Madame,

Les organisations un peu éthériques ont le malheur d’être fort sensibles aux contrariétés et aux déceptions ; mais combien elles le sont aussi aux joies inattendues qui leur arrivent ! Qui m’aurait dit que je recevrais aujourd’hui des nouvelles de la Jonchère. L’espace fait l’effet du temps, et parce que je suis séparé de mon cher Buttard par beaucoup de lieues, il me semble que j’en suis séparé aussi par beaucoup de jours passés et à venir ; vous et Mlle Louise, qui êtres si indulgentes, vous me pardonnerez mon expansion à ce sujet ; c’est peut-être parce que je me sens profondément dégoûté du sentimentalisme politique et social que je suis devenu un peu sentimental en affection : que voulez-vous, le cœur a besoin de revanche, et puis, mère et fille, je ne sais comment vous faites, vous avez le don et l’art de rendre si contents, si heureux tous ceux qui vous approchent, qu’ils sont bien excusables d’en laisser paraître quelque chose. J’étais sûre que M. Cheuvreux regretterait ne n’avoir pu s’associer à vous pour le bon accueil fait à Cobden chez lui… Mais je suis bien aise de l’apprendre. N’aurait-il pas pu trouver un peu indiscrète ma manière d’exercer l’hospitalité ? Je voulais que la France et l’Angleterre se présentassent l’une à l’autre sous leur plus beau jour. Avec les dames Cheuvreux j’étais fier de Cobden ; avec Cobden j’étais fier des dames Cheuvreux. Il faut que ces insulaires sachent bien que chacun des deux pays a quelque chose à envier à l’autre.

C’est d’un bon augure que M. Cheuvreux prolonge son séjour aux eaux, cela prouve qu’il s’en trouve bien.

Le voyage aurait dû me fatiguer davantage ; deux diligences marchaient toujours de conserve, la nôtre à la suite, c’est-à-dire dans un nuage de poussière. J’avais de tristes compagnons de route ; grâce au ciel je me parle à moi-même, et l’imagination me suffit ; elle a produit le plus beau plan, le plus utile à l’humanité qu’on puisse concevoir ; il ne manque plus que la mise en œuvre ; mais encore cette fois j’en serai pour les bonnes intentions. — Que Dieu m’en tienne compte, et je suis sauvé !

Jugez, mesdames, comme je dois trouver amusant d’être retenu ici par le conseil général, sachant que ma tante et mon ami m’attendent à Mugron : ce n’est pas tout, je porte le poids de ma renommée ; ne m’avait-on point réservé les dossiers les plus ardus pour me faire les honneurs de la session ? C’était le cas d’être modeste et Gascon ; j’ai été l’un et l’autre ; et, pour me délivrer de cette étrange politesse, j’ai parlé de ma fatigue ; cependant je en perds pas l’occasion de faire de la propagande économiste, attendu que notre préfet vient d’infecter son discours de socialisme ; cette lèpre prend partout. Demain je saurai laquelle des deux écoles aura la majorité au conseil. Mes concitoyens sont excellents pour moi : ils ont bien des petites peccadilles à me reprocher, mais ils me traitent en enfant gâté, et semblent comprendre qu’il faut me laisser agir, travailler et voter capricieusement.

Je voudrais porter à Mlle Louise un souvenir de nos Landes, mais quoi ? Irai-je chercher à Bayonne quelques romances très-tendres du temps de la Restauration, ou bien des boléros espagnols ?

Mesdames, prenez pitié d’un pauvre exilé : n’est-pas singulier d’être exilé quand on est chez soi ? Pour le coup, vous allez me dire que j’aime les paradoxes, celui-là est une vérité bien sentie. Donc écrivez-moi de temps en temps ; je n’ose trop demander ce sacrifice à Mlle Louise : je vous prie d’agréer l’une et l’autre l’expression de mon attachement.

F. Bastiat.

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