Lettre à Mme Cheuvreux

Frédéric Bastiat

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Mugron, 12 septembre 1849.

Madame,

Il me semble que vingt courriers sont arrivés sans m’apporter de lettres. Le temps, comme ma montre, s’est-il arrêté depuis mon retour ici ? ou bien Mlle Louise m’a-t-elle pris au mot ? Mais un savant calcul, déjà refait cent fois, m’avertit qu’il n’y a pas huit jours que ma lettre est partie. Ce n’est pas votre chère fille qui a tort, c’est mon impatience. Je voudrais savoir si M. Cheuvreux vous est revenu en possession de toute sa santé, si vous-même êtes délivrée de ces tristes insomnies ; enfin, s’il y a autant de bonheur à la Jonchère qu’en on mérite, et que j’en souhaite ? Que le télégraphe électrique sera une bonne invention quand on le mettra au service de l’amitié !! Peut-être un jour aura-t-elle une lorgnette qui lui permette de voir à deux cent lieues. L’éloignement alors serait supportable ; maintenant, par exemple, je la tournerais vers votre salon. Mlle Louise est au piano ; je devine, à sa physionomie, la romance qu’elle chante. M. Cheuvreux et vous éprouvez la plus douce joie qu’on puisse ressentir sur cette terre, vos amis oublient que le dernier convoi va passer. — Ce tableau fait du bien au cœur. — Est-ce qu’il y aurait quelque chose de déplacé et de par trop provincial à vous dire que ce spectacle de vertus, de bonheur et d’union, dont votre famille m’a rendu témoin, a été pour moi un antidote contre le scepticisme à la mode, et un préservatif contre le préjugé anti-parisien. Que signifie cette apostrophe de Rousseau : « Paris, ville de boue, etc. ? » Tout à l’heure il m’est tombé sous la main un roman de Jules Janin. Quelle triste et funeste peinture de la société ! — « L’écurie et l’Église se tiennent, » dit-il, pour exprimer qu’on n’est estimé à Paris que par le cheval qu’on fait parader au bois, ou par l’hypocrisie. Dites-moi, je vous prie, que vous n’avez jamais connu cet homme, ou plutôt qu’il ne vous a jamais connus. — Ces romanciers, à force de présenter la richesse et l’égoïsme comme deux faces d’une même médaille, ont fourni des armes aux déclamations socialistes. J’avais besoin pour mes harmonies de m’assurer que la fortune non-seulement est compatible avec les qualités du cœur, mais qu’elle les perfectionne. Je suis fixé maintenant, et me sens proof, comme disent les Anglais, contre le scepticisme.

À présent, madame, voulez-vous que je vous passe un instant ma lorgnette merveilleuse ? Vraiment, je voudrais que vous pussiez voir derrière le rideau ces scènes de la vie de province : le matin, nous nous promenons dans ma chambre, Félix et moi, lisant quelques pages de Mme de Staël ou un psaume de David ; à la nuit tombante, je vais chercher au cimetière une tombe, mon pied la sait, la voilà ! Le soir, quatre heures de tête-à-tête avec ma bonne tante. Pendant que je suis enfoncé dans mon Shakespeare, elle parle avec l’animation la plus sincère, ayant la complaisance de faire les demandes et les réponses. Mais voici que la femme de chambre, qui se doute que les heures sont longues, se croit obligée de les varier ; elle survient et nous raconte ses tribulations électorales. La pauvre fille a fait de la propagande pour moi : on lui objectait toujours le libre échange ; elle, d’argumenter. Hélas ! quels arguments ; elle me les répète avec orgueil, et pendant qu’elle disserte en jargon basque, patois et français, je me rappelle ce mot de Patru : « Rien de tel qu’un mauvais avocat pour gâter une bonne cause. » Enfin l’heure du souper arrive, chiens et chats font irruption dans la salle, escortant la garbure. Ma tante entre en fureur. « Maudites bêtes ! s’écrie-t-elle, voyez comme elles s’enhardissent dès que Monsieur arrive ! » Pauvre tante ! cette grande colère n’est qu’une ruse de sa tendresse ; traduisez : voyez comme Frédéric est bon. Je ne dis pas que cela soit, mais ma tante veut qu’on le pense.

Je vous le disais bien, madame, que des lettres du village sont redoutables, nous ne pouvons trouver nos sujets épistolaires que dans le milieu qui nous environne ou dans notre propre fonds.

Quel milieu que Paris pour celui qui écrit ! arts, politique, nouvelles, tout abonde ; mais ici l’extérieur est stérile. Il faut avoir recours à l’autre monde, celui de l’intimité. En un mot, il faut parler de soi ; cette considération aurait dû me déterminer à choisir le plus petit format ; au lieu de cela, je vous envoie maladroitement un arpent de bavardage ; ce qui me rassure, c’est que mon indiscrétion aura beau faire, elle n’épuisera pas votre indulgence.

Je crois que la prorogation a calmé quelque peu l’effervescence politique ; ce serait un grand bien et, sous ce rapport, il faudrait désirer qu’elle ne fût pas si près de son terme. Je voudrais qu’à notre retour le ministère nous livrât en pâture une foule de lois pour absorber notre temps et nous détourner de débats stériles, ou plutôt fertiles, seulement, en haines et exagération.

Veuillez exprimer à M. Cheuvreux et à Mlle Louise tout le plaisir que je me promets de les revoir bientôt. Peut-être le dimanche 30 septembre me retrouverai-je à la Jonchère.

Si je suis à Paris, j’irai m’offrir pour cavalier à Mme Girard, heureux d’être le confident de ses joies et de ses sollicitudes maternelles. Quant aux touristes, je me propose d’écrire prochainement à M. Say.

Adieu, madame, permettez-moi de vous assurer de ma respectueuse affection.

F. Bastiat.

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