Discours au Congrès des amis de la paix universelle

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Paris, 23 août 1849.

M. Bastiat, représentant du peuple. (L’orateur est accueilli avec des applaudissements réitérés.)

Messieurs, notre excellent et savant collègue, M. Coquerel, nous parlait tout à l’heure de cette maladie cruelle dont la France est travaillée, le scepticisme. Elle est le fruit de nos révolutions sans issue, de nos entreprises sans résultats, et de ce torrent de projets visionnaires qui a envahi notre politique. J’espère que ce mal sera passager, et, en tout cas, je ne sais rien de plus propre à le guérir que le spectacle imposant que j’ai maintenant devant les yeux ; car si je considère le nombre et l’importance des hommes qui me font l’honneur de m’écouter, si je tiens compte qu’un grand nombre d’entre eux n’agissent pas en leur nom, mais au nom des villes et des provinces qui les ont délégués à ce Congrès, je n’hésite pas à dire que la cause de la paix réunit aujourd’hui dans cette assemblée plus de force religieuse, intellectuelle et morale, plus d’influence réelle qu’aucune autre cause quelconque n’en pourrait rassembler autour d’elle sur aucun point du globe. Oui, c’est là un grand et magnifique spectacle, et je ne crois pas que le soleil en ait jamais éclairé de semblable. Voici des hommes qui ont traversé l’Atlantique ; d’autres ont abandonné en Angleterre de vastes entreprises ; d’autres encore ont quitté le sol tremblant de l’Allemagne ou les paisibles terres de la Hollande et de la Belgique. Paris est leur rendez-vous. Et qu’y viennent-ils faire ? Sont-ils attirés par la cupidité, la vanité ou la curiosité, ces trois moteurs auxquels on a coutume d’attribuer les actions des fils d’Adam ? Non, ils viennent, poussés par l’espoir de réaliser du bien pour l’humanité, les yeux bien ouverts sur les difficultés de l’entreprise, et sachant qu’ils ne travaillent pas pour eux-mêmes, mais au profit des générations futures. Hommes de dévouement et de foi, soyez les bienvenus sur cette terre de France. La foi est contagieuse comme le scepticisme. Mon pays ne vous fera pas défaut ; lui aussi apportera son tribut à votre généreuse entreprise. (Applaudissements.)

(L’orateur s’attache à développer cette pensée, que, dans l’état actuel des esprits en France et en Europe, on ne peut compter sur l’ordre intérieur si l’on n’égalise pas les charges entre les citoyens. Il prouve que l’égalité des charges est incompatible avec certains impôts très-productifs ; que l’on ne saurait abolir les impôts que par le désarmement ; d’où il conclut que le désarmement est la seule garantie de l’ordre intérieur aussi bien que de la paix extérieure. Après cette démonstration, l’orateur poursuit ainsi :) [1]

J’ai prononcé le mot désarmement. Certes, c’est l’objet de nos vœux universels. Et cependant, par une de ces contradictions inexplicables du cœur humain, je suis sûr qu’il ne manque pas de personnes, tant en France qu’en Angleterre, qui le verraient réaliser avec peine. Que deviendrait, diraient-elles, notre prépondérance ? Consentirons-nous à perdre cette influence que nous avons acquise comme grande et puissante nation ? O illusion fatale ! Étrange interprétation des mots ! Eh quoi ! les grandes nations n’exercent-elles d’influence que par les canons et les baïonnettes ? Est-ce que l’Angleterre ne doit pas son influence à son industrie, à son commerce, à sa richesse, à l’exercice de ses antiques et libres institutions ? Est-ce qu’elle ne la doit pas surtout à ces gigantesques efforts que nous lui avons vu faire, avec tant de persévérance et de sagacité, pour réaliser le triomphe de quelques grands principes, tels que la liberté de la presse, l’extension des franchises électorales, l’émancipation catholique, l’abolition de l’esclavage, la liberté du commerce ? [2]

C’est par de tels exemples, j’ose le dire, que l’Angleterre exercera ce genre d’influence qui n’entraîne à sa suite ni désastres, ni haines, ni représailles, qui n’éveille d’autres sentiments que ceux de l’admiration et de la reconnaissance. Et quant à mon pays, je suis fier de le dire, il possède d’autres sources et de plus pures sources d’influence que celle des armes. Que dis-je ? celle-ci pourrait être contestée, si l’on pressait la question et si l’on mesurait l’influence aux résultats. Mais ce qui ne peut être contesté, ce qu’on ne peut nous enlever, c’est l’universalité de notre langue, l’éclat incomparable de notre littérature, le génie de nos poëtes, de nos philosophes, de nos historiens, de nos romanciers et même de nos feuilletonistes, le dévouement de nos patriotes. La France doit son influence à cette chaîne non interrompue de grands hommes qui commence à Montaigne, Descartes, Pascal, et passant par Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, n’ira pas se perdre, grâce au Ciel, dans la tombe de Chateaubriand. Oh ! que ma patrie ne craigne pas de perdre son influence tant que son sol sera capable de produire ce noble fruit qu’on nomme le génie, qu’on rencontre toujours du côté de la liberté et de la démocratie. Et en ce moment même, mes frères, vous qui êtes nés sous d’autres cieux et parlez une autre langue, ne voyez-vous pas toutes les illustrations de mon pays s’unir à vous pour le triomphe de la paix universelle ? Ne sommes-nous pas présidés par ce grand et noble poëte qui a eu la gloire et le privilége d’entraîner toute une génération dans les voies d’une littérature rénovée ? Ne déplorons-nous pas l’absence d’un autre poète orateur, à l’intelligence puissante, au noble cœur, qui, j’en suis sûr, regrette autant de ne pouvoir élever sa voix parmi nous, que nous regrettons de ne pas l’entendre ? N’avons-nous pas emprunté à notre chansonnier ou plutôt à notre barde national notre touchante devise ? [3] (Applaudissements.)

Ne comptons-nous pas dans nos rangs cet infatigable et courageux publiciste qui n’a pas attendu votre présence ici pour mettre au service de la non-intervention absolue l’immense publicité qu’il a su créer et la grande influence dont il dispose ? Et n’avons-nous pas, parmi nous, des ministres de la religion chrétienne ? [4] (Applaudissements.) Au sein de cette illustre galerie, permettez-moi de réclamer une humble place pour mes frères en économie politique ; car, messieurs, je crois sincèrement qu’aucune science n’apportera à la cause de la paix un contingent plus précieux. La religion et la morale ne cherchent pas si les intérêts humains sont entre eux harmonies ou antagoniques. Elles disent aux hommes : « Vivez en paix, que cela vous soit profitable ou nuisible, car c’est votre devoir. » L’économie politique intervient et ajoute : « Vivez en paix, car vos intérêts sont harmoniques, et l’antagonisme apparent qui vous met souvent les armes à la main est une grossière erreur. » Sans doute, ce serait un noble spectacle de voir les hommes réaliser la paix aux dépens de leurs intérêts. Mais, pour qui connaît la faiblesse de notre nature, il est consolant de penser que l’Intérêt et le Devoir ne sont pas des forces hostiles, et le cœur se repose avec confiance dans cette maxime : Cherchez d’abord la justice, le reste vous sera donné par surcroît. (Applaudissements.)

[1]: La version anglaise n’abrège pas ce passage :

At the present stage of the discussion, I shall only trespass on your time to make a few observations on the subjet of disarmament. They have been suggested to me by a passage in the speech of our eloquent President, who said yesterday, that the cause of external peace was also that of internal order. He very reasonably based this assertion on the fact that a powerful military state is forced to exact heavy taxes, which engender misery, which in its turn engenders the spirit of turbulence and of revolution. I also wish to speak on the subjet of taxes, and I shall consider them with regard to their distribution. That the maintenance of large military and naval forces requires heavy taxes, is a self-evident fact. But I make this additional remark : these heavy taxes, notwithstanding the best intentions on the part of the legislator, are necessarily most unfairly distributed ; whence it follows that great armaments present two causes of revolution — misery in the first place, and secondly, the deep feeling that this misery is the result of injusticee. The first species of military taxation that I meet with is, that which is called, according to circumstances, conscription or recruitment. The young man who belongs to a wealthy family, escapes by the payment of two or three thousand francs ; the son of an artizan or a labourer, is forced to throw away the seven best years of his life. Can we imagine a more dreadful inequality ? Do we not know that it caused the people to revolt even under the empire, and do we imagine that it can long survive the revolution of February ?

With regard to taxes, there is one principle universally admitted in France, namely, that they ought to be proportional to the resources and capabilities of the citizens. This principle was not only proclaimed by our last constitution, but will be found in the charter of 1830, as well as in that of 1814. Now, after having given my almost undivided attention to these matters, I affirm that in order that a tax may be proportional, it must be very moderate, and if the state is under the necessity of taking a very large part of the revenues of its citizens, it can only be done by means of an indirect contribution, which is utterly at variance with proportionality, that is to say, with justice. And this is a grave matter, gentlemen. The correctness of my statement may be doubted, but if it be correct, we cannot shut our eyes to the consequences which it entails, without being guilty of the greatest folly. I only know of one country in the world where all the public expenses, with very slight exceptions, are covered by a direct and proportional taxation. I refer to the State of Massachusetts. But there also, precisely, because the taxation is direct, and every body knows what he has to pay, the public expenditure is as limited as possible. The citizens prefer acting by themselves in a multitude of cases in which elsewhere the intervention of the state would be required. If the government of France would be contented with asking of us fixe, six, or even ten per cent of our income, we should consider the tax a direct and proportional one. In such a case, the tax might be levied according to the declaration of the tax-payers, care being taken that these declarations were correct, although, even if some of them were false, no very serious consequences would ensue. But suppose that the treasury had need of 1,500 or 1,800 millions of money. Does it come directly to us and ask us for a quarter, a third, or a half of our incomes ? No : that would be impracticable ; and consequently, to arrive at the desired end, it has recourse to a trick, and gets our money from us without our perceiving it, by subjecting us to an indirect tax laid on food. And this is why the Minister of Finance, when he proposed to renew the tax on drinks, said that this tax had one great recommendation, that is was so entirely mixed up with the price of the article, that the tax-payer, as it were, paid without knowing it. This certainly is a recommendation of taxes on articles of consumption : but they have this bad characteristic, they are unequal and unjust, and are levied just in inverse proportion to the capabilities of the tax-payer. For, whoever has studied these matters, even very superficially, knows well that these taxes are productive and valuable only when laid upon articles of universal consumption, such as salt, wine, tobacco, sugar and such like ; and when we speak of universal consumption, we necessarily speak of those things on which the labouring classes spend the whole of their small incomes. From this it follows, that these classes do not make a single purchase which is not increased to a great extent by taxation, while such is not the case with the rich.

Gentlemen, I venture to call your close attention to these facts. Large armaments necessarily entail heavy taxes : heavy taxes force governments to have recourse to indirect taxation. Indirect taxation cannot possibly be proportionate, and the want of proportion in taxation is a crying injustice inflicted upon the poor to the advantage of the rich. This question, then, alone remains to be considered : Are not injustice and misery, combined together, an always imminent cause of revolutions ? Gentlemen, it is no use to be wilfully blind. At this moment, in France, the need which is most imperious and most universally felt, is doubtless that of order, and of security. Rich and poor, labourers and proprietors, all are disposed to make great sacrifices to secure such precious benefits, even to abandon their political affections and convictions, and, as we have seen, their liberty. But, in fine, can we reasonably hope, by the aid of this sentiment, to perpetuate, to systematize, injustice in this country ? Is it nos certain that injustice will, sooner or later, engender disaffection ? disaffection all the more dangerous because it is legitimate, because its complaints are well-founded, because it has reason on its side, because it is supported by all men of upright minds and generous hearts, and, at the same time, is cleverly managed by persons whose intentions are less pure, and who seek to make it an instrument for the execution of their ambitious designs. We talk about reconciling the peoples. Ah ! let us pursue this object with all the more ardour, because at the same time we seek to reconcile the classes of society. In France because, in consequence of our ancient electoral laws, the wealthy class had the management of public business, the people think that the inequality of the taxes is the fruit of a systematic cupidity. On the contrary, it is the necessary consequence of their exaggeration. I am convinced that if the wealthy class could, by a single blow, assess the taxes in a more equitable manner, they would do so instantly. And in doing so, they would be actuated more by motives of justice than by motives of prudence. They do not do it, because they cannot, and if those who complain were the governors of the country, they would not be able to do it any more than those now in power ; for I repeat, the very nature of things has placed a radical incompatibility between the exaggeration and the equal distribution of taxes. There is, then, only one means of diverting from this country the calamities which menace it, and that is, to equalize taxation ; to equalize it, we must reduce it ; to reduce it, we must diminish our military force. For this reason, amongst other, I support with all my heart the resolution in favour of a simultaneous disarmament.

[2]: Ici, la version anglaise poursuit :

And as I have alluded to this last and glorious triumph of public opinion in England, as we have amongst us many valiant champions of commercial liberty, who, adopting the motto of Cæsar, —

“Nil actum reputans, dum quid superesset agendum,”

have no sooner gained one great victory than they hasten to another still greater, let me be permitted to say for how immense a moral influence England is indebted to them, less on account of the object, all glorious as it was, which they attained, than on account of the means which they employed for obtaining it, and which they thus made known to all nations. Yes ! from this school the peoples may learn to ally moral force with reason ; there we ought to study the strategy of those pacific agitations which possess the double advantage of rendering every dangerous innovation impossible, and every useful reform irresistible.

[3]: Il s’agit du refrain de Béranger : Peuples, formez une sainte alliance,
      Et donnez-vous la main !
(Note de l'éditeur de Bastiat.org.)

[4]: Ici la version anglaise porte : “ministers of nearly all Christian religions”. (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)

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