Frédéric Bastiat
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La Voix du Peuple, n° du 10 décembre 1849.
F. Bastiat à P.-J. Proudhon.
Est-il vrai que prêter n’est plus aujourd’hui rendre un service ? — La société est-elle un capitaliste tenu de prêter gratuitement ? — Explication sur la circulation des capitaux. — Chimères appelées par leur nom. — Ce qui est vrai, c’est que l’intérêt dispense d’une rémunération plus onéreuse.
Je veux rester sur mon terrain ; vous voulez m’attirer sur le vôtre, et vous me dites : Qu’êtes-vous venu faire à la Voix du Peuple, si ce n’est réfuter la théorie du crédit gratuit, etc. ?
Il y a là un malentendu. Je n’ai point été à la Voix du Peuple ; la Voix du Peuple est venue à moi. De tous côtés, on parlait du crédit gratuit, et chaque jour voyait éclore un plan nouveau pour la réalisation de cette idée.
Alors je me dis : Il est inutile de combattre ces plans l’un après l’autre. Prouver que le capital a un droit légitime et indestructible à être rémunéré, c’est les ruiner tous à la fois, c’est renverser leur base commune.
Et je publiai la brochure Capital et Rente.
La Voix du Peuple, ne trouvant pas ma démonstration concluante, l’a réfutée. J’ai demandé à la maintenir, vous y avez consenti loyalement : c’est donc sur mon terrain que doit se continuer la discussion.
D’ailleurs, la société s’est développée perpétuellement et universellement sur le principe que j’invoque. C’est à ceux qui veulent que, à partir d’aujourd’hui, elle se développe sur le principe opposé, à prouver qu’elle a eu tort. L’onus probandi leur incombe.
Et après tout, de quelle importance réelle est ce débat préalable ? Prouver que l’intérêt est légitime, juste, utile, bienfaisant, indestructible, n’est-ce pas prouver que la gratuité du crédit est une chimère ?
Permettez-moi donc, Monsieur, de m’en tenir à cette question dominante : L’intérêt est-il légitime et utile ?
Par pitié pour l’ignorance où vous me voyez (ainsi que bon nombre de nos lecteurs) de la philosophie germanique, vous voulez bien, métamorphosant Kant en Diafoirus, substituer à la loi de la contradiction celle de la distinction.
Je vous remercie de cette condescendance. Elle me met à l’aise. Mon esprit se refuse invinciblement, je l’avoue, à admettre que deux assertions contradictoires puissent être vraies en même temps. Je respecte, comme je le dois, quoique de confiance, Kant, Fichte et Hegel. Mais si leurs livres entraînent l’esprit du lecteur à admettre des propositions comme celles-ci : Le Vol, c’est la propriété ; la Propriété, c’est le vol ; le jour, c’est la nuit ; je bénirai le Ciel, tous les jours de ma vie, de n’avoir pas fait tomber ces livres sous mes yeux. À ces sublimes subtilités, votre intelligence s’est aiguisée ; la mienne y eût infailliblement succombé, et, bien loin de me faire comprendre des autres, je ne pourrais plus me comprendre moi-même.
Enfin, à cette question : L’intérêt est-il légitime ? vous répondez, non plus en allemand : Oui et non, mais en latin : Distinguo. « Distingons ; oui, l’intérêt du capital a pu être considéré comme légitime dans un temps ; non, il ne peut plus l’être dans un autre. »
Eh bien ! votre condescendance hâte, ce me semble, la conclusion de ce débat. Elle prouve surtout que j’avais bien choisi le terrain ; car, que prétendez-vous ? Vous dites qu’à un moment donné, la rémunération du capital passe de la légitimité à l’illégitimité ; c’est-à-dire que le capital lui-même se dépouille de sa nature pour revêtir une nature opposée. Certes, la présomption n’est pas pour vous, et c’est à celui qui veut bouleverser la pratique universelle sur la foi d’une affirmation si étrange, à la prouver.
J’avais fait résulter la légitimité de l’intérêt de ce que le prêt est un service, lequel est susceptible d’être évalué, a, par conséquent, une valeur et peut s’échanger contre toute autre valeur égale. Je croyais même que vous étiez convenu de la vérité de cette doctrine, en ces termes :
« Il est très-vrai, comme vous l’établissez vous-même péremptoirement, que le prêt est un service. Et comme tout service est une valeur, comme il est de la nature de tout service d’être rémunéré, il s’ensuit que le prêt doit avoir son prix, ou, pour employer le mot technique, qu’il doit porter intérêt. »
Voilà ce que vous disiez, il y a quinze jours. Aujourd’hui vous dites : Distinguons, prêter c’était rendre service autrefois, ce n’est plus rendre service maintenant.
Or, si prêter n’est pas rendre service, il va sans dire que l’intérêt est, je ne dis pas illégitime, mais impossible.
Votre argumentation nouvelle implique ce dialogue :
l’emprunteur. Monsieur, je voudrais monter un magasin, j’ai besoin de dix mille francs, veuillez me les prêter.
le prêteur. Volontiers, nous allons débattre les conditions.
l’emprunteur. Monsieur, je n’accepte pas de conditions. Je garderai votre argent un an, deux ans, vingt ans, après quoi je vous le rendrai purement et simplement, attendu que tout ce qui, dans le remboursement du prêt, est donné en sus de prêt, est usure, spoliation.
le prêteur. Mais puisque vous venez me demander un service, il est bien naturel que je vous en demande un autre.
l’emprunteur. Monsieur, je n’ai que faire de votre service.
le prêteur. En ce cas, je garderai mon capital, dussé-je le manger.
l’emprunteur. « Monsieur, je suis socialiste, et le socialisme, redoublant d’énergie, proteste et vous dit par ma bouche : je n’ai que faire de votre service, service pour vous et spoliation pour moi, tandis qu’il est loisible à la société de me faire jouir des mêmes avantages que vous m’offrez, et cela sans rétribution. M’imposer un tel service, malgré moi, en refusant d’organiser la circulation des capitaux, c’est me faire supporter un prélèvement injuste, c’est me voler. »
le prêteur. Je ne vous impose rien malgré vous. Dès que vous ne voyez pas, dans le prêt, un service, abstenez-vous d’emprunter, comme moi de prêter. Que si la société vous offre des avantages sans rétribution, adressez-vous à elle, c’est bien plus commode ; et, quant à organiser la circulation des capitaux, ainsi que vous me sommez de le faire, si vous entendez par là que les miens vous arrivent gratis, par l’intermédiaire de la société, j’ai contre ce procédé indirect tout juste les mêmes objections qui m’ont fait vous refuser le prêt direct et gratuit.
La Société ! J’ai été surpris, je l’avoue, de voir apparaître, dans un écrit émané de vous, ce personnage nouveau, ce capitaliste accommodant.
Eh quoi ! Monsieur, vous qui, dans la même feuille où vous m’adressez votre lettre, avez combattu avec une si rude énergie les systèmes de Louis Blanc et de Pierre Leroux, n’avez-vous dissipé la fiction de l’État que pour y substituer la fiction de la Société ?
Qu’est-ce donc que la Société, en dehors de quiconque prête ou emprunte, perçoit ou paye l’intérêt inhérent au prix de toutes choses ? Quel est ce Deus ex machinâ que vous faites intervenir d’une manière si inattendue pour donner le mot du problème ? Y a-t-il, d’un côté, la masse entière des travailleurs, marchands, artisans, capitalistes, et, de l’autre, la Société, personnalité distincte, possédant des capitaux en telle abondance qu’elle en peut prêter à chacun sans compte ni mesure, et cela sans rétribution ?
Ce n’est pas ainsi que vous l’entendez ; je n’en veux pour preuve que votre article sur l’État. Vous savez bien que la société n’a d’autres capitaux que ceux qui sont entre les mains des capitalistes grands et petits. Serait-ce que la Société doit s’emparer de ces capitaux et les faire circuler gratuitement, sous prétexte de les organiser ? En vérité, je m’y perds, et il me semble que, sous votre plume, cette limite s’efface sans cesse, qui sépare, aux yeux de la conscience publique, la propriété du vol.
En cherchant à pénétrer jusqu’à la racine de l’erreur que je combats ici, je crois la trouver dans la confusion que vous faites entre les frais de circulation des capitaux et les intérêts des capitaux. Vous croyez qu’on peut arriver à la circulation gratuite, et vous en concluez que le prêt sera gratuit. C’est comme si l’on disait que lorsque les frais de transport de Bordeaux à Paris seront anéantis, les vins de Bordeaux se donneront pour rien à Paris. Vous n’êtes pas le premier qui se soit fait cette illusion. Law disait : « La loi de la circulation est la seule qui puisse sauver les empires. » Il agit sur ce principe, et, au lieu de sauver la France, il la perdit.
Je dis : une chose est la circulation des capitaux et les frais qu’elle entraîne ; autre chose est l’intérêt des capitaux. Les capitaux d’une nation consistent en matériaux de toutes sortes, approvisionnements, outils, marchandises, espèces, et ces choses-là ne se prêtent pas pour rien. Selon que la société est plus ou moins avancée, il y a plus ou moins de facilité à faire passer un capital donné, ou sa valeur, d’un lieu à un autre lieu, d’une main à une autre main ; mais cela n’a rien de commun avec l’abolition de l’intérêt. Un Parisien désire prêter, un Bayonnais désire emprunter. Mais le premier n’a pas la chose qui convient au second. D’ailleurs, ils ne connaissent pas réciproquement leurs intentions ; ils ne peuvent s’aboucher, s’accorder, conclure. Voilà les obstacles à la circulation. Ces obstacles vont diminuant sans cesse, d’abord par l’intervention du numéraire, puis par celle de la lettre de change, successivement par celle du banquier, de la Banque nationale, des banques libres.
C’est une circonstance heureuse pour les consommateurs des capitaux, comme il est heureux pour les consommateurs de vin que les moyens de transport se perfectionnent. Mais, d’une part, jamais les frais de circulation ne peuvent descendre à zéro, puisqu’il y a toujours là un intermédiaire qui rend service ; et, d’autre part, ces frais fussent-ils complétement anéantis, l’Intérêt subsisterait encore, et n’en serait même pas sensiblement affecté. Il y a des banques libres aux Etat-Unis ; elles sont sous l’influence des ouvriers eux-mêmes, qui en sont les actionnaires ; et, de plus, elles sont, vu leur nombre, toujours à leur portée ; chaque jour, les uns y déposent leurs économies, les autres y reçoivent les avances qui leur sont nécessaires ; la circulation est aussi facile, aussi rapide que possible. Est-ce à dire que le crédit y soit gratuit, que les capitaux ne produisent pas d’intérêt à ceux qui prêtent, et n’en coûtent pas à ceux qui empruntent ? Non, cela signifie seulement que prêteurs et emprunteurs s’y rencontrent plus facilement qu’ailleurs.
Ainsi, gratuité absolue de la circulation, — chimère.
Gratuité du crédit, — chimère.
Imaginer que la première de ces gratuités, si elle était possible, impliquerait la seconde, — troisième chimère.
Vous voyez que je me suis laissé entraîner sur votre terrain, et, puisque j’y ai fait trois pas, j’en ferais deux autres.
Vous voulez organiser la circulation de telle sorte que chacun perçoive autant d’intérêt qu’il en paye, et c’est là ce qui réalisera, dites-vous, l’égalité des fortunes.
Or, je dis :
Compensation universelle des intérêts, — chimère.
Égalité absolue des fortunes, comme conséquence de cette chimère, — autre chimère.
Toute valeur se compose de deux éléments : la rémunération du travail et la rémunération du capital. Pour que ces deux éléments entrassent en proportion identique dans toutes valeurs égales, il faudrait que toute œuvre humaine admît le même emploi de machines, la même consommation d’approvisionnements, le même contingent de travail actuel et de travail accumulé.
Votre banque fera-t-elle jamais que le commissionnaire du coin, dont toute l’industrie consiste à louer son temps et ses jambes, fasse intervenir autant de capital dans ses services que l’imprimeur ou le fabriquant de bas ? Remarquez que, pour qu’une paire de bas de coton arrive à ce commissionnaire, il a fallu l’intervention d’une terre, qui est un capital ; d’un navire, qui est un capital ; d’une filature, qui est un capital. Direz-vous que lorsque le commissionnaire échange son service, estimé 3 francs, contre un livre estimé 3 francs, il est dupe en ce que l’élément travail actuel domine dans le service, et l’élément travail accumulé dans le livre ? Qu’importe, si les deux objets de l’échange se valent, si leur équivalence est déterminée par le libre débat ? Pourvu que ce qui vaut cent s’échange contre ce qui vaut cent, qu’importe la proportion des deux éléments qui constituent chacune de ces valeurs égales ? Nierez-vous la légitimité de la rémunération afférente au capital ? Ce serait revenir sur un point déjà acquis à la discussion. D’ailleurs, sur quel fondement le travail ancien serait-il, plus que le travail actuel, exclu de toute rétribution ?
Le travail se divise en deux catégories bien distinctes :
Ou il est exclusivement consacré à la production d’un objet, comme lorsque l’agriculteur sème, sarcle, moissonne et égrène son blé, lorsque le tailleur coupe et coud un habit, etc. ;
Ou il sert à la production d’une série indéterminée d’objets semblables, comme quand l’agriculteur clôt, amende, dessèche son champ, ou que le tailleur meuble son atelier.
Dans le premier cas, tout le travail doit être payé par l’acquéreur de la récolte ou de l’habit ; dans le second, il doit être payé sur un nombre indéterminé de récoltes ou d’habits. Et certes, il serait absurde de dire que le travail de cette seconde catégorie ne doit pas être payé du tout, parce qu’il prend le nom de capital.
Or, comment parvient-il à répartir la rémunération qui lui est due sur un nombre indéfini d’acheteurs successifs ? par les combinaisons de l’amortissement et de l’intérêt, combinaisons que l’humanité a inventées dès l’origine, combinaisons ingénieuses, que les socialistes seraient bien embarrassés de remplacer. Aussi tout leur génie se borne à les supprimer, et ils ne s’aperçoivent pas que c’est tout simplement supprimer l’humanité.
Mais quand on accorderait comme réalisable tout ce qui vient d’être démontré chimérique : gratuité de circulation, gratuité de prêt, compensation d’intérêts, je dis qu’on n’arriverait pas encore à l’égalité absolue des fortunes. Et la raison en est simple. Est-ce que la Banque du Peuple aurait la prétention de changer le cœur humain ? Fera-t-elle que tous les hommes soient également forts, actifs, intelligents, ordonnés, économes, prévoyants ? fera-t-elle que les goûts, les penchants, les aptitudes, les idées ne varient à l’infini ? que les uns ne préfèrent dormir au soleil, pendant que les autres s’épuisent au travail ? qu’il n’y ait des prodigues et des avares, des gens ardents à poursuivre les biens de ce monde, et d’autres plus préoccupés de la vie future ? Il est clair que l’égalité absolue des fortunes ne pourrait être que la résultante de toutes ces égalités impossibles et de bien d’autres.
Mais si l’égalité absolue des fortunes est chimérique, ce qui ne l’est pas, c’est l’approximation constante de tous les hommes vers un même niveau physique, intellectuel et moral, sous le régime de la liberté. Parmi toutes les énergies qui concourent à ce grand nivellement, une des plus puissantes, c’est celle du capital. Et puisque vous m’avez offert vos colonnes, permettez-moi d’appeler un moment l’attention de vos lecteurs sur ce sujet. Ce n’est pas tout de démontrer que l’intérêt est légitime, il faut encore prouver qu’il est utile, même à ceux qui le supportent. Vous avez dit que l’intérêt a été autrefois « un instrument d’égalité et de progrès. » Ce qu’il a été, il l’est encore et le sera toujours, parce qu’en se développant il ne change pas de nature.
Les travailleurs seront peut-être étonnés de m’entendre affirmer ceci :
De tous les éléments qui entrent dans le prix des choses, celui qu’ils doivent payer avec le plus de joie, c’est précisément l’intérêt ou la rémunération du capital, parce que ce payement leur en épargne toujours un plus grand.
Pierre est un artisan parisien. Il a besoin qu’un fardeau soit transporté à Lille ; c’est un présent qu’il veut faire à sa mère. S’il n’y avait pas de capital au monde (et il n’y en aurait pas si toute rémunération lui était déniée), ce transport coûterait à Pierre au moins deux mois de fatigues, soit qu’il le fît lui-même, soit qu’il se fît rendre ce service par un autre ; car il ne pourrait l’exécuter lui-même qu’en charriant le fardeau par monts et par vaux, sur ses épaules, et nul ne pourrait l’exécuter pour lui que de la même manière.
Pourquoi se rencontre-t-il des entrepreneurs qui ne demandent à Pierre qu’une journée de son travail pour lui en épargner soixante ? Parce que le capital est intervenu sous forme de char, de chevaux, de rails, de wagons, de locomotives. Sans doute, Pierre doit payer tribut à ce capital ; mais c’est justement pour cela qu’il fait ou fait faire en un jour ce qui lui aurait demandé deux mois.
Jean est maréchal ferrant, fort honnête homme, mais qu’on entend souvent déclamer contre la propriété. Il gagne 3 francs par jour ; c’est peu, c’est trop peu ; mais enfin, comme le blé vaut environ 18 francs l’hectolitre, Jean peut dire qu’il fait jaillir de son enclume un hectolitre de blé par semaine ou la valeur, soit 52 hectolitres par an. Je suppose maintenant qu’il n’y eut pas de capital, et que, mettant notre maréchal en face de 1,000 hectares de terre, on lui dit : Disposez de ce sol, qui est doué d’une grande fertilité ; tout le blé que vous ferez croître est à vous. Jean répondrait sans doute : « Sans chevaux, sans charrue, sans hache, sans instruments d’aucune sorte, comment voulez-vous que je débarrasse le sol des arbres, des racines, des herbes, des pierres, des eaux stagnantes qui l’obstruent ? je n’y ferai pas pousser une gerbe de blé en dix ans. » Donc, que Jean fasse enfin cette réflexion : « Ce que je ne pourrais faire en dix ans, d’autres le font pour moi, et ne me demandent qu’une semaine de travail. Il est clair que c’est un avantage pour moi de rémunérer le capital, car si je ne le rémunérerais pas, il n’y en aurait pas, et les autres seraient aussi embarrassés devant ce sol que je le suis moi-même. »
Jacques achète tous les matins, pour un sou, la Voix du Peuple. Comme il gagne 100 sous par jour, ou 50 centimes par heure, c’est six minutes de travail qu’il échange contre le prix d’un numéro, prix dans lequel se trouvent comprises deux rémunérations, celle du travail et celle du capital. Comment Jacques ne se dit-il pas quelquefois : « Si aucun capital n’intervenait dans l’impression de la Voix du Peuple, je ne l’obtiendrais ni à un sou ni à 100 francs ? »
Je pourrais passer en revue tous les objets qui satisfont les besoins des travailleurs, et la même réflexion reviendrait sans cesse. Donc le capital n’est pas le tyran que l’on dit.
Il rend des services, de grands services ; il est de toute justice qu’il en soit rémunéré. Cette rémunération diminue de plus en plus à mesure que le capital abonde. Pour qu’il abonde, il faut qu’on soit intéressé à le former, et pour qu’on soit intéressé à le former, il faut être soutenu par l’espoir d’une rémunération. Quel est l’artisan, quel est l’ouvrier qui portera ses économies à la Caisse d’épargne, ou même qui fera des économies, si l’on commence par déclarer que l’intérêt est un vol et qu’il faut le supprimer ?
Non, non, c’est là une propagande insensée ; elle heurte la raison, la morale, la science économique, les intérêts du pauvre, les croyances unanimes du genre humain manifestées par la pratique universelle. Vous ne prêchez pas, il est vrai, la tyrannie du capital, mais vous prêchez la gratuité du crédit, ce qui est tout un. Dire que toute rémunération accordée au capital est un vol, c’est dire que le capital doit disparaître de la surface du globe, c’est dire que Pierre, Jean, Jacques, doivent exécuter les transports, se procurer le blé, les livres, avec autant de travail qu’il leur en faudrait pour produire ces choses directement et sans autre ressource que leurs mains.
Marche, marche, capital ! poursuis ta carrière, réalisant du bien pour l’humanité ! C’est toi qui as affranchi les esclaves ; c’est toi qui as renversé les châteaux forts de la féodalité ! Grandis encore ; asservis la nature : fais concourir aux jouissances humaines la gravitation, la chaleur, la lumière, l’électricité ; prends à ta charge ce qu’il y a de répugnant et d’abrutissant dans le travail mécanique ; élève la démocratie, transforme les machines humaines en hommes, en hommes doués de loisirs, d’idées, de sentiment et d’espérances !
Permettez-moi, Monsieur, en finissant, de vous adresser un reproche. Au début de votre lettre, vous m’aviez promis de renoncer pour aujourd’hui à l’antinomie ; vous la terminez cependant par cette antinomie que vous appelez votre cri de guerre : La propriété, c’est le vol.
Oui, vous l’avez bien caractérisée ; c’est, en effet, un lugubre tocsin, un sinistre cri de guerre. Mais j’ai l’espoir que, sous ce rapport, elle a perdu quelque chose de sa puissance. Il y a dans l’esprit des masses un fonds de bon sens qui ne perd pas ses droits, et se révolte enfin contre ces paradoxes étranges donnés pour de sublimes découvertes. Oh ! que n’avez-vous établi votre active propagande sur cet autre axiome, assurément plus impérissable que le vôtre : Le vol, c’est le contraire de la propriété ! Alors, avec votre indomptable énergie, votre style populaire, votre dialectique invincible, je ne puis mesurer le bien qu’il vous eût été donné de répandre sur notre chère patrie et sur l’humanité.
Frédéric BASTIAT.
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