Frédéric Bastiat
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La Voix du Peuple, n° du 19 novembre 1849.
P.-J. Proudhon à F. Bastiat.
Désaveu de la distinction introduite par M. Chevé. — Adhésion à la formule : le prêt est un service ; un service est un valeur. — Antinomie. — Le prêteur ne se prive pas. Nécessité d’organiser le crédit gratuit. — Interrogations catégoriques.
La révolution de Février a pour but, dans l’ordre politique et dans l’ordre économique, de fonder la liberté absolue de l’homme et du citoyen.
La formule de cette Révolution est, dans l’ordre politique, l’organisation du suffrage universel, soit l’absorption du pouvoir dans la société ; — dans l’ordre économique, l’organisation de la circulation et du crédit, soit encore l’absorption de la qualité de capitaliste dans celle de travailleur.
Sans doute, cette formule ne donne pas, à elle seule, l’intelligence complète du système : elle n’en est que le point de départ, l’aphorisme. Mais elle suffit pour expliquer la Révolution dans son actualité et son immédiateté ; elle nous autorise, par conséquent, à dire que la Révolution n’est et ne peut être autre chose que cela.
Tout ce qui tend à développer la Révolution ainsi conçue, tout ce qui en favorise l’essor, de quelque part qu’il vienne, est essentiellement révolutionnaire : nous le classons dans la catégorie du mouvement.
Tout ce qui s’oppose à l’application de cette idée, tout ce qui la nie ou qui l’entrave, qu’il soit le produit de la démagogie ou de l’absolutisme, nous l’appelons résistance. — Si cette résistance a pour auteur le gouvernement, ou qu’elle agisse de connivence avec le gouvernement, elle devient réaction.
La résistance est légitime quand elle est de bonne foi et qu’elle s’accomplit dans les limites de la liberté républicaine : elle n’est alors que la consécration du libre examen, la sanction du suffrage universel. La réaction, au contraire, tendant, au nom de l’autorité publique et dans l’intérêt d’un parti, à supprimer violemment la manifestation des idées, est une atteinte à la liberté ; se traduit-elle en loi d’exil, de déportation, de transportation, etc., elle est alors un crime contre la souveraineté du peuple. L’ostracisme est le suicide des républiques.
En rendant compte, dans la Voix du Peuple, du projet d’impôt sur le capital présenté par M. de Girardin, nous n’avons point hésité à y reconnaître l’une des manifestations les plus hardies de l’idée révolutionnaire ; et bien que l’auteur de ce projet ait été, et soit peut-être encore attaché à la dynastie d’Orléans ; bien que ses tendances personnelles fassent de lui un homme éminemment gouvernemental ; bien qu’enfin il se soit constamment rangé dans le parti de la Conservation contre celui de la Révolution, nous n’en pensons pas moins que son idée appartient au mouvement ; à ce titre, nous l’avons revendiquée comme nôtre ; et si M. de Girardin était capable de renier sa propre pensée, nous le reprendrions en sous-œuvre, et nous nous en ferions un argument de plus contre les adversaires de la Révolution.
C’est d’après cette règle de critique élevée, et pour ainsi dire impersonnelle, que nous allons répondre à M. Bastiat.
M. Bastiat, au rebours de M. de Girardin, est un écrivain toute pénétré de l’esprit démocratique : si l’on ne peut encore dire de lui qu’il est socialiste, à coup sûr c’est déjà plus qu’un philanthrope. La manière dont il entend et expose l’économie politique le place, ainsi que M. Blanqui, sinon fort au-dessus, du moins fort en avant des autres économistes, fidèles et immuables disciples de J.-B. Say. M. Bastiat, en un mot, est dévoué corps et âme à la République, à la liberté, à l’égalité, au progrès : il l’a prouvé mainte fois avec éclat par ses votes à l’Assemblée nationale.
Malgré cela, nous rangeons M. Bastiat parmi les hommes de la résistance : sa théorie du capital et de l’intérêt, diamétralement opposée aux tendances les plus authentiques, aux besoins les plus irrésistibles de la Révolution, nous en fait une loi. Puissent nos lecteurs, à notre exemple, séparer toujours ainsi les questions de personnes d’avec les questions de principes ! la discussion et la charité y gagneront.
M. Bastiat commence sa réponse par une observation d’une justesse frappante, que nous croyons d’autant plus utile de rappeler, qu’elle tombe d’aplomb sur lui :
« L’ardeur extrême, dit M. Bastiat, avec laquelle le peuple, en France, s’est mis à creuser les problèmes économiques, et l’inconcevable indifférence des classes aisées à l’égard de ces problèmes, forment un des traits les plus caractéristiques de notre époque. Pendant que les anciens journaux, organes et miroirs de la bonne société, s’en tiennent à la guerroyante et stérile politique de parti, les feuilles destinées aux classes ouvrières agitent incessamment ce qu’on peut appeler les questions de fond, les questions sociales. »
Et bien ! nous dirons à M. Bastiat :
Vous êtes vous-même, sans vous en douter, un exemple de cette indifférence inconcevable avec laquelle les hommes de la classe aisée étudient les problèmes sociaux ; et tout économiste de premier ordre que vous puissiez vous dire, vous ignorez complétement où en est cette question du capital et de l’intérêt, que vous vous êtes chargé de défendre. Aussi en arrière des idées que des faits, vous nous parlez exactement comme ferait un rentier d’avant 89. Le socialisme, qui, depuis dix ans, proteste contre le capital et l’intérêt est totalement inconnu de vous, vous n’en avez pas lu les mémoires ; car si vous les avez lus, comment se fait-il que, vous préparant à le réfuter, vous passiez sous silence toutes ses preuves ?
Vraiment, à vous voir raisonner contre le socialisme de notre âge, on vous prendrait pour un Épiménide se réveillant en sursaut, après quatre-vingts ans de sommeil. Est-ce bien à nous que vous adressez vos dissertations patriarcales ? Est-ce le prolétaire de 1849 que vous voulez convaincre ? Commencez donc par étudier ses idées ; placez-vous, avec lui, dans l’actualité des doctrines : répondez aux raisons, vraies ou fausses, qui le déterminent, et ne lui apportez pas les vôtres, qu’il sait depuis un temps immémorial. Cela vous surprendra sans doute d’entendre dire que vous, membre de l’Académie des sciences morales et politiques [1], lorsque vous parlez de capital et d’intérêt, vous n’êtes plus à la question ! C’est pourtant ce que nous nous chargeons, pour aujourd’hui, de vous prouver. Après, nous reprendrons la question elle-même, si vous en avez le désir.
Nous nions d’abord, ceci vous le savez de reste, nous nions avec le christianisme et l’Évangile, la légitimité en soi du prêt à intérêt ; nous la nions avec le judaïsme et le paganisme, avec tous les philosophes et législateurs de l’antiquité. Car vous remarquerez ce premier fait, qui a bien aussi sa valeur ; l’usure n’a pas plutôt paru dans le monde, qu’elle a été niée. Les législateurs et les moralistes n’ont cessé de la combattre, et s’ils ne sont parvenus à l’éteindre, du moins ont-ils réussi jusqu’à certain point à lui rogner les ongles, en fixant une limite, un taux légal à l’intérêt.
Telle est donc notre première proposition, la seule dont, à ce qu’il semble, vous ayez entendu parler : Tout ce qui, dans le remboursement du prêt, est donné en sus du prêt, est usure, spoliation : Quodcumque sorti accedit, usura est.
Mais ce que vous ne savez point, et qui vous émerveillera peut-être, c’est que cette négation fondamentale de l’intérêt ne détruit point, à nos yeux, le principe, le droit, si vous voulez, qui donne naissance à l’intérêt, et qui, malgré les condamnations de l’autorité séculière et ecclésiastique, l’a fait perdurer jusqu’à nos jours ; en sorte que le véritable problème pour nous n’est pas de savoir si l’usure, en soi, est illicite, nous sommes à cet égard de l’avis de l’Église, — ou si elle a une raison d’existence, nous sommes, sous ce rapport, de l’opinion des économistes. Le problème est de savoir comment on parviendra à supprimer l’abus sans endommager le droit : comment, en un mot, on sortira de cette contradiction.
Expliquons mieux cela, s’il est possible.
D’un côté, il est très-vrai, ainsi que vous l’établissez vous-même péremptoirement, que le prêt est un service. Et comme tout servie est une valeur, conséquemment comme il est de la nature de tout service d’être rémunéré, il s’ensuit que le prêt doit avoir son prix, ou, pour employer le mot technique, qu’il doit porter intérêt.
Mais il est vrai aussi, et cette vérité subsisté à côté de la précédente, que celui qui prête, dans les conditions ordinaires du métier de prêteur, ne se prive pas, comme vous le dites, du capital qu’il prête. Il le prête, au contraire, précisément parce que ce prêt ne constitue pas pour lui une privation ; il le prête, parce qu’il n’en a que faire pour lui-même, étant suffisamment d’ailleurs pourvu de capitaux ; il le prête, enfin, parce qu’il n’est ni dans son intention, ni dans sa puissance de le faire personnellement valoir ; parce qu’en le gardant entre ses mains, ce capital, stérile de sa nature, resterait stérile, tandis que par le prêt et par l’intérêt qui en résulte, il produit un bénéfice qui permet au capitaliste de vivre sans travailler. Or, vivre sans travailler, c’est, en économie politique aussi bien qu’en morale, une proposition contradictoire, une chose impossible.
Le propriétaire qui possède deux domaines, l’un à Tours, l’autre à Orléans, et qui est forcé de fixer sa résidence dans l’un qu’il exploite, par conséquent d’abandonner l’autre ; ce propriétaire-là peut-il dire qu’il se prive de sa chose, parce qu’il n’a pas, comme Dieu, l’ubiquité d’action et de domicile ? Autant vaudrait dire que nous sommes privés du séjour de New-York parce que nous habitons à Paris. Convenez donc que la privation du capitaliste est comme la privation du maître qui a perdu son esclave, comme la privation du prince chassé par ses sujets, comme la privation du voleur qui, voulant escalader une maison, trouve les chiens aux aguets et les habitants aux fenêtres.
Or, en présence de cette affirmation et de cette négation diamétralement opposées, appuyées l’une et l’autre de raisons égales, mais qui, ne se répondant pas, ne peuvent s’entre-détruire, quel parti prendre ? Vous persistez dans votre affirmation, et vous dites : Vous ne voulez pas me payer d’intérêt ? Soit ! je ne veux pas vous prêter mon capital. Tachez de travailler sans capitaux ! De notre côté, nous persistons dans notre négation, et nous disons : Nous ne vous paierons pas d’intérêt, parce que l’intérêt, dans l’économie sociale, est le prix de l’oisiveté, la cause première de l’inégalité des fortunes et de la misère. Aucun de nous ne voulant céder, nous arrivons à l’immobilisme.
Tel est donc le point auquel le socialisme saisit la question. D’un côté, la justice commutative de l’intérêt ; de l’autre, l’impossibilité organique, l’immoralité de ce même intérêt. Et, pour vous le dire tout d’abord, le socialisme n’a la prétention de convertir personne, ni l’Église, qui nie l’intérêt, ni l’économie politique, qui l’affirme ; d’autant moins qu’il est convaincu qu’elles ont raison toutes deux. Voici seulement comment il analyse le problème, et ce qu’il propose à son tour, par-dessus les arguments des vieux prêteurs, trop intéressés pour qu’on les croie sur parole, et les déclarations des Pères de l’Église, restées sans effet.
Puisque la théorie de l’usure a fini par prévaloir dans les habitudes chrétiennes, comme dans l’usage des païens ; puisque l’hypothèse de la fiction de la productivité du capital est entrée dans la pratique des peuples, acceptons cette fiction économique comme nous avons accepté pendant trente-trois ans la fiction constitutionnelle ; et voyons ce que cette fiction peut produire, développée dans toutes ses conséquences. Au lieu de repousser purement et simplement l’idée, comme a fait l’Église, ce qui ne pouvait mener à rien, faisons-en la déduction historique et philosophique ; et puisque le mot est plus que jamais à la mode, décrivons-en la révolution. Aussi bien, faut-il que cette idée réponde à quelque chose de réel, qu’elle indique un besoin quelconque de l’esprit mercantile, pour que les peuples n’aient jamais hésité à lui faire le sacrifice de leurs croyances les plus vives et les plus sacrées.
Voici donc comment le socialisme, parfaitement convaincu de l’insuffisance de la théorie économique, aussi bien que de la doctrine ecclésiastique, traite à son tour la question de l’usure.
D’abord il observe que le principe de la productivité du capital ne fait aucune acception de personnes, ce constitue pas un privilége : ce principe est vrai de tout capitaliste, sans distinction de titre ou de dignité. Ce qui est légitime pour Pierre est légitime pour Paul : tous deux ont le même droit à l’usure, ainsi qu’au travail. Lors donc, — je reprends ici l’exemple dont vous vous êtes servi, — que vous me prêtez, moyennant intérêt, le rabot que vous avez fabriqué pour polir vos planches, si, de mon côté, je vous prête la scie que j’ai montée pour débiter mes souches, j’aurai droit pareillement à un intérêt. Le droit du capital est le même pour tous : tous, dans la mesure de leurs prestations et de leurs emprunts, doivent percevoir et acquitter l’intérêt. Telle est la première conséquence de votre théorie, qui ne serait pas une théorie sans la généralité, sans la réciprocité du droit qu’elle crée : cela est d’une évidence intuitive et immédiate.
Supposons donc que de tout le capital que j’emploie, soit sous la forme d’instrument de travail, soit sous celle de matière première, la moitié me soit prêtée par vous ; supposons en même temps que de tout le capital que vous mettez en œuvre, la moitié vous soit prêtée par moi, il est clair que les intérêts que nous devrons nous payer mutuellement se compenseront ; et si, de part et d’autre, les capitaux avancés sont égaux, les intérêts se balançant, le solde ou la redevance sera nul.
Dans la société, les choses ne se passent pas tout à fait ainsi, sans doute. Les prestations que se font réciproquement les producteurs sont loin d’être égales ; partant, les intérêts qu’ils ont à se payer ne le sont pas non plus : de là, l’inégalité des conditions et des fortunes.
Mais la question est de savoir si cet équilibre de la prestation en capital, travail et talent ; si, par conséquent, l’égalité du revenu pour tous les citoyens, parfaitement admissible en théorie, peut se réaliser dans la pratique ; si cette réalisation est dans les tendances de la société ; si, enfin, et contre toute attente, elle n’est pas la conclusion fatale de la théorie de l’usure elle-même ?
Or, c’est ce qu’affirme le socialisme quand il est parvenu à se comprendre lui-même, socialisme qui ne se distingue plus alors de la science économique, étudiée à la fois dans son expérience acquise et dans la puissance de ses déductions. En effet, que nous dit, sur cette grande question de l’intérêt, l’histoire de la civilisation, l’histoire de l’économie politique ?
C’est que la prestation mutuelle de capitaux, matériels et immatériels, tend à s’équilibrer de plus en plus, et cela par diverses causes que nous allons énumérer, et que les économistes les plus rétrogrades ne peuvent méconnaître :
1° La division du travail, ou séparation des industries, qui, multipliant à l’infini les instruments de travail et les matières premières, multiplie dans la même proportion le prêt des capitaux ;
2° L’accumulation des capitaux, accumulation qui résulte de la variété des industries, et dont l’effet est de produire entre les capitalistes une concurrence analogue à celle des marchands, par conséquent d’opérer insensiblement la baisse du loyer des capitaux et la réduction du taux de l’intérêt ;
3° La faculté toujours plus grande de circulation qu’acquièrent les capitaux, par le numéraire et la lettre de change ;
4° Enfin, la sécurité publique.
Telles sont les causes générales qui, depuis des siècles, ont amené entre les producteurs une réciprocité de prestation de plus en plus équilibrée, par suite, une compensation de plus en plus égale des intérêts, une baisse continue du prix des capitaux.
Ces faits ne peuvent être niés : vous les avouez vous-même ; seulement, vous en méconnaissez le principe et la signification, quand vous attribuez au capital le mérite du progrès opéré dans le domaine de l’industrie et de la richesse ; tandis que ce progrès a pour cause, non le capital, mais la circulation du capital.
Les faits étant de la sorte analysés et classés, le socialisme se demande si, pour provoquer cet équilibre du crédit et du revenu, il ne serait pas possible d’agir directement, non sur les capitaux, remarquez-le bien, mais sur la circulation ; s’il ne serait pas possible d’organiser cette circulation, de manière à produire tout d’un coup entre les capitalistes et les producteurs, deux termes actuellement en opposition, mais que la théorie démontre devoir être synonymes, l’équivalence des prestations, en d’autres termes, l’égalité des fortunes.
À cette question, le socialisme répond encore : Oui, cela est possible, et de plusieurs manières.
Supposons d’abord, pour nous renfermer dans les conditions du crédit actuel, lequel s’effectue surtout par l’entremise du numéraire ; supposons que tous les producteurs de la République, au nombre de plus de dix millions, se cotisent chacun pour une somme représentant 1 pour 100 seulement de leur capital. Cette cotisation de 1 pour 100 sur la totalité du capital mobilier et immobilier du pays, formerait une somme de un milliard.
Supposons qu’à l’aide de cette cotisation une banque soit fondée, en concurrence de la Banque mal nommée de France, et faisant l’escompte et le crédit sur hypothèque, à 1/2 pour 100.
Il est évident, en premier lieu, que l’escompte des valeurs de commerce se faisant à 1/2 pour 100, le prêt sur hypothèque à 1/2 pour 100, la commandite, etc., à 1/2 pour 100, le capital monnaie serait immédiatement frappé, entre les mains de tous les usuriers et prêteurs d’argent, d’improductivité absolue ; l’intérêt serait nul, le crédit gratuit.
Si le crédit commercial et hypothécaire, en autres termes, si le capital argent, le capital dont la fonction est exclusivement de circuler était gratuit, le capital maison le deviendrait lui-même bientôt ; les maisons ne seraient plus en réalité capital, elles seraient marchandise, cotée à la Bourse comme les eaux-de-vie et les fromages, et louée ou vendue, deux termes devenus alors synonymes, à prix de revient.
Si le capital maison, de même que le capital argent, était gratuit, ce qui revient à dire, si l’usage en était payé à titre d’échange, non de prêt, le capital terre ne tarderait pas à devenir gratuit à son tour ; c’est-à-dire que le fermage, au lieu d’être la redevance payée au propriétaire non exploitant, serait la compensation du produit entre les terres de qualité supérieure et les terres de qualité inférieure ; ou, pour mieux dire, il n’y aurait plus, en réalité, ni fermiers, ni propriétaires, il y aurait seulement des laboureurs et des vignerons, comme il y a des menuisiers et des mécaniciens.
Voulez-vous une autre preuve de la possibilité de ramener, par le développement des institutions économiques, tous les capitaux à la gratuité ?
Supposons qu’au lieu de ce système d’impôts, si compliqué, si onéreux, si vexatoire, que nous a légué la féodalité nobiliaire, un seul impôt soit établi, non plus sur la production, la circulation, la consommation, l’habitation, etc. ; mais, comme la justice l’exige et comme le veut la science économique, sur le capital net afférent à chaque individu. Le capitaliste perdant par l’impôt autant ou plus qu’il ne gagne par la rente et l’intérêt, serait obligé ou de faire valoir par lui-même, ou de vendre : l’équilibre économique, par cette intervention si simple, et d’ailleurs inévitable, du fisc, se rétablirait encore.
Telle est, en somme, la théorie du socialisme sur le capital et l’intérêt.
Non-seulement nous affirmons, d’après cette théorie qui, d’ailleurs, nous est commune avec les économistes, et sur la foi du développement industriel, que telles sont la tendance et la portée du prêt à intérêt ; nous prouvons encore, par les résultats subversifs de l’économie actuelle, et par la démonstration des causes de la misère, que cette tendance est nécessaire, et l’extinction de l’usure inévitable.
En effet, le prix du prêt, loyer de capitaux, intérêt d’argent, usure, en un mot, faisant, comme il a été dit, partie intégrante du prix des produits, et cette usure n’étant pas égale pour tous, il s’ensuit que le prix des produits, composé qu’il est de salaire et d’intérêts, ne peut pas être acquitté par ceux qui n’ont pour le payer que leur salaire et point d’intérêt ; en sorte que, par le fait de l’usure, le travail est condamné au chômage et le capital à la banqueroute.
Cette démonstration, dans le genre de celles que les mathématiciens appellent réduction à l’absurde, de l’impossibilité organique du prêt à intérêt, a été reproduite cent fois dans le socialisme : pourquoi les économistes n’en parlent-ils pas ?
Voulez-vous donc sérieusement réfuter les idées socialistes sur le prêt à intérêt ? Voici les questions auxquelles vous avez à répondre :
1° Est-il vrai que si, au for extérieur, la prestation du capital est un service qui a sa valeur, qui par conséquent doit être payé ; — au for intérieur, cette prestation n’entraîne point pour le capitaliste une privation réelle ; conséquemment qu’elle ne suppose pas le droit de rien exiger pour prix du prêt ?
2° Est-il vrai que l’usure, pour être irréprochable, doit être égale ; que la tendance de la société conduit à cette égalisation, en sorte que l’usure n’est irréprochable que lorsqu’elle est devenue égale pour tous, c’est-à-dire nulle ?
3° Est-il vrai qu’une banque nationale, faisant le crédit et l’escompte gratis, soit chose possible ?
4° Est-il vrai que par l’effet de cette gratuité du crédit et de l’escompte, comme par l’action de l’impôt simplifié et ramené à sa véritable forme, la rente immobilière disparaît, ainsi que l’intérêt de l’argent ?
5° Est-il vrai qu’il y ait contradiction et impossibilité mathématique dans l’ancien système ?
6° Est-il vrai que l’économie politique, après avoir, sur la question de l’usure, contredit pendant plusieurs milliers d’années la théologie, la philosophie, la législation, arrive, par sa propre théorie, au même résultat ?
7° Est-il vrai, enfin, que l’usure n’a été, dans son institution providentielle, qu’un instrument d’égalité et de progrès ; absolument comme dans l’ordre politique, la monarchie absolue a été un instrument de liberté et de progrès ; comme dans l’ordre judiciaire l’épreuve de l’eau bouillante, le duel et la question ont été à leur tour des instruments de conviction et de progrès ?
Voilà ce que nos adversaires sont tenus d’examiner, avant de nous accuser d’infirmité scientifique et intellectuelle ; voilà, monsieur Bastiat, sur quels points devra porter à l’avenir votre controverse, si vous voulez qu’elle aboutisse. La question est clairement et catégoriquement posée : permettez-nous de croire qu’après en avoir pris lecture, vous reconnaîtrez qu’il y a dans le socialisme du dix-neuvième siècle quelque chose qui dépasse la portée de votre vieille économie politique.
[1]: Bastiat n’était pas précisément membre de l’Institut, mais seulement membre correspondant. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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