Discours sur la répression des coalitions industrielles [1]

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

17 novembre 1849.

Citoyens représentants,

Je viens appuyer l’amendement de mon honorable ami M. Morin ; je ne puis pas l’appuyer sans examiner aussi le projet de la commission. Il est impossible de discuter l’amendement de M. Morin, sans entrer, pour ainsi dire involontairement, dans la discussion générale, car cela oblige à discuter aussi la proposition de la commission.

En effet, l’amendement de M. Morin n’est pas seulement une modification à la proposition principale ; il oppose un système à un autre système, et pour se décider il faut bien comparer.

Citoyens, je n’apporte dans cette discussion aucun esprit de parti, aucun préjugé de classe, je ne parlerai pas aux passions ; mais l’Assemblée voit que mes poumons ne peuvent lutter contre des orages parlementaires ; j’ai besoin de sa plus bienveillante attention.

Pour apprécier le système de la commission, permettez-moi de rappeler quelques paroles de l’honorable rapporteur, M. de Vatimesnil. Il disait : « Il y a un principe général dans les articles 44 et suivants du Code pénal ; ce principe général est celui-ci : La coalition, soit entre patrons, soit entre ouvriers, constitue un délit, à une condition, c’est qu’il y ait eu tentative ou commencement d’exécution. » Cela est écrit dans la loi, et c’est ce qui répond tout de suite à une observation présentée par l’honorable M. Morin. Il vous a dit : « Les ouvriers ne pourront donc pas se réunir, venir chez leur patron débattre honorablement avec lui (c’est l’expression dont il s’est servi), débattre honorablement avec lui leurs salaires ! »

« Pardonnez-moi, ils pourront se réunir, ajoute M. de Vatimesnil, ils le pourront parfaitement, ils le pourront soit en venant tous, soit en nommant des commissions, pour traiter avec leurs patrons ; pas de difficulté quant à cela ; le délit, aux termes du Code, ne commence que quand il y a eu tentative ou commencement d’exécution de coalition, c’est-à-dire lorsque, après avoir débattu les conditions, et malgré l’esprit de conciliation que les patrons, dans leur propre intérêt, apportent toujours dans ces sortes d’affaires, on leur dit : « Mais, après tout, comme vous ne nous donnez pas tout ce que nous vous demandons, nous allons nous retirer, et nous allons, par notre influence, par les influences qui sont bien connues et qui tiennent à l’identité d’intérêt et à la camaraderie, nous allons déterminer tous les autres ouvriers des autres ateliers à se mettre en chômage. »

 

Après cette lecture, je me demande où est le délit ; – car dans cette Assemblée, il ne peut y avoir, ce me semble, sur une pareille question, ce qu’on appelle majorité ou minorité systématique. Ce que nous voulons tous, c’est réprimer des délits ; ce que nous cherchons tous, c’est de ne pas introduire dans le Code pénal des délits fictifs, imaginaires, pour avoir le plaisir de les punir.

Je me demande où est le délit. Est-il dans la coalition, — dans le chômage, — dans l’influence à laquelle on fait allusion ? On dit : C’est la coalition elle-même qui constitue le délit. J’avoue que je ne puis admettre cette doctrine, parce que le mot coalition est synonyme d’association ; c’est la même étymologie, le même sens. La coalition, abstraction faite du but qu’elle se propose, des moyens qu’elle emploie, ne peut être considérée comme un délit, et M. le rapporteur le sent lui-même ; car répondant à M. Morin, qui demandait si les ouvriers pouvaient débattre avec les patrons, les salaires, l’honorable M. de Vatimesnil disait : « Ils le pourront certainement ; ils pourront se présenter isolément ou tous ensemble, nommer des commissions. » Or, pour nommer des commissions, il faut certainement s’entendre, se concerter, s’associer ; il faut faire une coalition. À strictement parler, ce n’est donc pas dans le fait même de la coalition qu’est le délit.

Cependant, on voudrait l’y mettre, et l’on dit : « Il faut qu’il y ait un commencement d’exécution. » Mais le commencement d’exécution d’une action innocente peut-il rendre cette action coupable ? Je ne le crois pas. Si une action est mauvaise en elle-même, il est certain que la loi ne peut l’atteindre qu’autant qu’il y a un commencement d’exécution. Je dirai même : C’est le commencement d’exécution qui fait l’existence de l’action. Votre langage, au contraire, revient à celui-ci : « Le regard est un délit, mais il ne devient un délit que lorsqu’on commence à regarder. » M. de Vatimesnil reconnaît lui-même qu’on ne peut pas aller rechercher la pensée d’une action coupable. Or, quand l’action est innocente en elle-même, et qu’elle se manifeste par des faits innocents, il est évident que cela n’incrimine pas et ne peut jamais changer sa nature.

Maintenant, qu’est-ce que l’on entend par ces mots « commencement d’exécution ? »

Une coalition peut se manifester, peut commencer à être exécutée de mille manières différentes. Mais non, on ne s’occupe pas de ces mille manières, on se concentre sur le chômage. En ce cas, si c’est le chômage qui est nécessairement le commencement d’exécution de la coalition, dites donc que le chômage est, par lui-même, un délit ; punissez donc le chômage ; dites que le chômage sera puni ; que quiconque aura refusé de travailler au taux qui ne lui convient pas sera puni. Alors votre loi sera sincère.

Mais y a-t-il une conscience qui puisse admettre que le chômage, en lui-même, indépendamment des moyens qu’on emploie, est un délit ? Est-ce qu’un homme n’a pas le droit de refuser de vendre son travail à un taux qui ne lui convient pas ?

On me répondra : Tout cela est vrai quand il s’agit d’un homme isolé, mais cela n’est pas vrai quand il s’agit d’hommes qui sont associés entre eux.

Mais, messieurs, une action qui est innocente en soi n’est pas criminelle parce qu’elle se multiplie par un certain nombre d’hommes. Lorsqu’une action est mauvaise en elle-même, je conçois que, si cette action est faite par un certain nombre d’individus, on puisse dire qu’il y a aggravation ; mais quand elle est innocente en elle-même, elle ne peut pas devenir coupable parce qu’elle est le fait d’un grand nombre d’individus. Je ne conçois donc pas comment on peut dire que le chômage est coupable. Si un homme a le droit de dire à un autre : « Je ne veux pas travailler à telle ou telle condition, » deux ou trois mille hommes ont le même droit ; ils ont le droit de se retirer. C’est là un droit naturel, qui doit être aussi un droit légal.

Cependant on a besoin de jeter un vernis de culpabilité sur le chômage, et alors comment s’y prend-on ? On glisse entre parenthèse ces mots : « Comme vous ne nous donnez pas ce que nous vous demandons, nous allons nous retirer ; nous allons, par des influences qui sont bien connues et qui tiennent à l’identité d’industrie, à la camaraderie… »

Voilà donc le délit ; ce sont les influences bien connues, ce sont les violences, les intimidations ; c’est là qu’est le délit ; c’est là que vous devez frapper. Eh bien, c’est là que frappe l’amendement de l’honorable M. Morin. Comment lui refuseriez-vous vos suffrages ?

Mais on nous rapporte une autre suite de raisonnements et on dit ceci :

« La coalition porte les deux caractères qui peuvent la faire classer dans le nombre des délits : la coalition est blâmable en elle-même, et ensuite elle produit des conséquences funestes ; funestes pour l’ouvrier, funestes pour le patron, funestes pour la société tout entière. »

D’abord, que la coalition soit blâmable, c’est précisément le point sur lequel on n’est pas d’accord, quod erat demonstrandum, c’est ce qu’il faut prouver ; elle est blâmable selon le but qu’elle se propose et surtout selon les moyens qu’elle emploie. Si la coalition se borne à la force d’inertie, à la passiveté, si les ouvriers se sont concertés, se sont entendus et qu’ils disent : Nous ne voulons pas vendre notre marchandise, qui est du travail, à tel prix, nous en voulons tel autre, et si vous refusez, nous allons rentrer dans nos foyers ou chercher de l’ouvrage ailleurs, — il me semble qu’il est impossible de dire que ce soit là une action blâmable.

Mais vous prétendez qu’elle est funeste. Ici, malgré tout le respect que je professe pour le talent de M. le rapporteur, je crois qu’il est entré dans un ordre de raisonnements au moins fort confus. Il dit : Le chômage est nuisible au patron, car c’est une chose fâcheuse pour le patron qu’un ou plusieurs ouvriers se retirent. Cela nuit à son industrie, de manière que l’ouvrier porte atteinte à la liberté du patron, et par suite à l’art. 13 de la Constitution.

En vérité, c’est là un renversement complet d’idées.

Quoi ! je suis en face d’un patron, nous débattons le prix, celui qu’il m’offre ne me convient pas, je ne commets aucune violence, je me retire, — et vous dites que c’est moi qui porte atteinte à la liberté du patron, parce que je nuis à son industrie ! Faites attention que ce que vous proclamez n’est pas autre chose que l’esclavage. Car qu’est-ce qu’un esclave, si ce n’est l’homme forcé, par la loi, de travailler à des conditions qu’il repousse ? (À gauche. Très bien !)

Vous demandez que la loi intervienne parce que c’est moi qui viole la propriété du patron ; ne voyez-vous pas, au contraire, que c’est le patron qui viole la mienne ? S’il fait intervenir la loi pour que sa volonté me soit imposée, où est la liberté, où est l’égalité ? (À gauche. Très bien !)

Ne dites pas que je tronque votre raisonnement, car il est tout entier dans le rapport et dans votre discours.

Vous dites ensuite que les ouvriers, quand ils se coalisent, se font du tort à eux-mêmes, et vous partez de là pour dire que la loi doit empêcher le chômage. Je suis d’accord avec vous que, dans la plupart des cas, les ouvriers se nuisent à eux-mêmes. Mais c’est précisément pour cela que je voudrais qu’ils fussent libres, parce que la liberté leur apprendrait qu’ils se nuisent à eux-mêmes ; et vous, vous en tirez cette conséquence, qu’il faut que la loi intervienne et les attache à l’atelier.

Mais vous faites entrer la loi dans une voie bien large et bien dangereuse.

Tous les jours, vous accusez les socialistes de vouloir faire intervenir la loi en toutes choses, de vouloir effacer la responsabilité personnelle.

Tous les jours, vous vous plaignez de ce que, partout où il y a un mal, une souffrance, une douleur, l’homme invoque sans cesse la loi et l’État.

Quant à moi, je ne veux pas que, parce qu’un homme chôme et que par cela même il dévore une partie de ses économies, la loi puisse lui dire : « Tu travailleras dans cet atelier, quoiqu’on ne t’accorde pas le prix que tu demandes. » Je n’admets pas cette théorie.

Enfin vous dites qu’il nuit à la société tout entière.

Il n’y a pas de doute qu’il nuit à la société ; mais c’est le même raisonnement : un homme juge qu’en cessant de travailler il obtiendra un meilleur taux de salaire dans huit ou dix jours ; sans doute c’est une déperdition de travail pour la société, mais que voulez-vous faire ? Voulez-vous que la loi remédie à tout ? C’est impossible ; il faudrait alors dire qu’un marchand qui attend, pour vendre son café, son sucre, de meilleurs temps, nuit à la société ; il faudrait donc invoquer toujours la loi, toujours l’État !

 

On avait fait contre le projet de la commission une objection qu’il me semble qu’on a traitée bien légèrement, trop légèrement, car elle est fort sérieuse. On avait dit : De quoi s’agit-il ? Il y a des patrons d’un côté, des ouvriers de l’autre ; il s’agit de règlement de salaires. Évidemment, ce qu’il faut désirer, le salaire se réglant par le jeu naturel de l’offre et de la demande, c’est que la demande et l’offre soient aussi libres, ou, si vous voulez, aussi contraintes l’une que l’autre. Pour cela, il n’y a que deux moyens : il faut, ou laisser les coalitions parfaitement libres, ou les supprimer tout à fait.

On vous objecte, — et vous avouez — qu’il est tout à fait impossible à votre loi de tenir la balance équitable ; que les coalitions d’ouvriers, se faisant toujours sur une très grande échelle et en plein jour, sont bien plus faciles à saisir que les coalitions de patrons.

Vous avouez la difficulté ; mais vous ajoutez aussitôt : La loi ne s’arrête pas à ces détails. — Je réponds qu’elle doit s’y arrêter. Si la loi ne peut réprimer un prétendu délit qu’en commettant envers toute une classe de citoyens la plus criante et la plus énorme des injustices, elle doit s’arrêter. Il y a mille cas analogues où la loi s’arrête.

Vous avouez vous-même que, sous l’empire de votre législation, l’offre et la demande ne sont plus à deux de jeu, puisque la coalition des patrons ne peut pas être saisie ; et c’est évident : deux, trois patrons, déjeunent ensemble, font une coalition, personne n’en sait rien. Celle des ouvriers sera toujours saisie puisqu’elle se fait au grand jour.

Puisque les uns échappent à votre loi, et que les autres n’y échappent pas, elle a pour résultat nécessaire de peser sur l’offre et de ne pas peser sur la demande, d’altérer, au moins en tant qu’elle agit, le taux naturel des salaires, et cela d’une manière systématique et permanente. C’est ce que je ne puis pas approuver. Je dis que, puisque vous ne pouvez pas faire une loi également applicable à tous les intérêts qui sont en présence, puisque vous ne pouvez leur donner l’égalité, laissez-leur la liberté, qui comprend en même temps l’égalité.

 

Mais si l’égalité n’a pas pu être atteinte comme résultat dans le projet de la commission, l’est-elle au moins sur le papier ? Oui, je crois que la commission, et j’en suis certain, a fait de grands efforts pour atteindre au moins l’égalité apparente. Cependant elle n’y a pas encore réussi, et, pour s’en convaincre, il suffit de comparer l’art. 414 à l’art. 415, celui qui concerne les patrons à celui qui concerne les ouvriers. Le premier est excessivement simple ; on ne peut s’y tromper ; la justice quand elle poursuivra, — le délinquant quand il se défendra, — sauront parfaitement à quoi s’en tenir.

« Sera punie… 1° toute coalition entre ceux qui font travailler les ouvriers, tendant à forcer l’abaissement des salaires, s’il y a eu tentative ou commencement d’exécution. »

J’appelle votre attention sur le mot forcer, qui ouvre une grande latitude à la défense des patrons : il est vrai, diront-ils, que nous nous sommes réunis deux ou trois ; nous avons pris des mesures pour produire la baisse des salaires, mais nous n’avons pas essayé de forcer. — C’est un mot très important qui ne se trouve pas dans l’article suivant.

En effet, l’article suivant est extrêmement élastique ; il ne comprend pas un seul fait, il en comprend un très grand nombre.

« Toute coalition d’ouvriers pour faire cesser en même temps les travaux, pour interdire le travail dans les ateliers, pour empêcher de s’y rendre avant ou après certaines heures, et, en général, pour suspendre, empêcher, enchérir les travaux (il n’y a pas forcer) s’il y a tentative ou commencement d’exécution, etc. »

Et si l’on disait que j’épilogue sur le mot forcer, j’appellerais l’attention de la commission sur l’importance qu’elle a donnée elle-même à ce mot. (Bruit.)

Un membre à gauche. La droite n’accorde pas le silence. Quand on dit de bonnes choses, on interrompt toujours. Racontez une histoire, on vous écoutera.

M. Frédéric Bastiat. Dans le désir d’arriver, au moins sur le papier, puisque c’est impossible en fait, à une certaine égalité, la commission avait deux voies à prendre relativement aux expressions injustement et abusivement que contient l’art. 414.

Il fallait évidemment ou supprimer, dans l’art. 414, ces mots qui ouvraient une voie très large à la défense des patrons, ou l’introduire dans l’art. 415 pour ouvrir la même porte aux ouvriers. La commission a préféré la suppression des mots injustement et abusivement. Sur quoi s’est-elle fondée ? Elle s’est fondée précisément sur ce que, immédiatement après ces mots, venait le mot forcer, et ce mot, souligné cinq fois dans une seule page de son rapport, prouve qu’elle y attache une grande importance. Mais elle s’en est exprimée très catégoriquement ; elle a dit :

« Quand un concert de mesures contraires aux lois a été établi pour forcer l’abaissement des salaires, il est impossible de le justifier. Un tel fait est nécessairement injuste et abusif ; car forcer l’abaissement des salaires, c’est produire, par un pacte aussi illicite que contraire à l’humanité, un abaissement de salaires qui ne serait pas résulté des circonstances industrielles et de la libre concurrence ; d’où il suit que l’emploi de ces mots injustement et abusivement choque le bon sens. »

Ainsi, comment a-t-on justifié l’élimination qu’on a faite des mots injustement et abusivement ? On a dit : C’est un pléonasme ; le mot forcer remplace tout cela.

Mais, messieurs, quand il s’est agi des ouvriers, on n’a plus mis le mot forcer, et dès lors les ouvriers n’ont plus la même chance de défense ; on a mis seulement qu’ils ne pourraient enchérir les salaires, non plus en forcer injustement ou abusivement l’élévation, mais les enchérir seulement. Il y a encore là, au moins dans la rédaction, un vice, une inégalité qui vient s’enter sur l’inégalité bien plus grave dont j’ai parlé tout à l’heure.

 

Tel est, messieurs, le système de la commission, système qui, selon moi, est vicieux de tout point, vicieux théoriquement, et vicieux pratiquement, système qui nous laisse dans une incertitude complète sur ce que c’est que le délit. Est-ce la coalition, est-ce le chômage, est-ce l’abus, est-ce la force ? On n’en sait rien. Je défie qui que ce soit, l’esprit le plus logique, de voir où commence et où finit l’impunité. Vous me dites : « La coalition est un délit. Cependant vous pouvez nommer une commission. » — Mais je ne suis pas sûr de pouvoir nommer une commission et envoyer des délégués, quand votre rapport est plein de considérations, desquelles il résulte que la coalition est l’essence même du délit.

Je dis ensuite que, pratiquement, votre loi est pleine d’inégalités ; elle ne s’applique pas exactement et proportionnellement aux deux partis dont vous voulez faire cesser l’antagonisme. Singulière manière de faire cesser l’antagonisme entre deux partis, que de les traiter d’une manière inégale !

 

Quant au système de M. Morin, je ne m’y arrêterai pas longtemps ; il est parfaitement clair, parfaitement lucide ; il repose sur un principe inébranlable et admis par tout le monde : liberté dans l’usage et répression dans l’abus. Il n’y a pas d’intelligence quelconque qui ne donne son adhésion à un pareil principe.

Demandez au premier venu, à qui vous voudrez, si la loi est injuste, partiale lorsqu’elle se contente de réprimer l’intimidation, la violence ? Tout le monde vous dira : Ce sont là de vrais délits. D’ailleurs, les lois sont faites pour les ignorants comme pour les savants. Il faut que la définition d’un délit saisisse les intelligences, il faut que la conscience y donne son assentiment ; il faut qu’en lisant la loi on dise : En effet, c’est un délit. Vous parlez du respect des lois ; c’est là une partie constitutive du respect des lois. Comment voulez-vous qu’on respecte une loi inintelligente et inintelligible ? Cela est impossible. (Approbation à gauche.)

 

Ce qui se passe ici, messieurs, me semble tirer quelque importance de l’analogie parfaite avec ce qui s’est passé dans un autre pays, dont a parlé hier M. de Vatimesnil, l’Angleterre, qui a une si grande expérience en matière de coalitions, de luttes, de difficultés de cette nature. Je crois que cette expérience vaut la peine d’être consultée et apportée à cette tribune.

On vous a parlé des nombreuses et formidables coalitions qui s’y sont manifestées depuis l’abrogation de la loi ou des lois ; mais on ne vous a rien dit de celles qui avaient eu lieu auparavant. C’est ce dont il fallait parler aussi ; car, pour juger les deux systèmes, il faut les comparer.

Avant 1824, l’Angleterre avait été désolée par des coalitions si nombreuses, si terribles, si énergiques, qu’on avait opposé à ce fléau trente-sept statuts dans un pays où, comme vous le savez, l’antiquité fait, pour ainsi dire, partie de la loi, où l’on respecte des lois même absurdes, uniquement parce qu’elles sont anciennes. Il faut que ce pays ait été bien travaillé, bien tourmenté par le mal pour qu’il se soit décidé à faire, coup sur coup, et dans un court espace de temps, trente-sept statuts, tous plus énergiques les uns que les autres. Eh bien ! qu’est-il arrivé ? On n’en est pas venu à bout ; le mal allait toujours s’aggravant. Un beau jour on s’est dit : Nous avons essayé bien des systèmes, trente-sept statuts ont été faits ; essayons si nous pourrons réussir par un moyen bien simple, la justice et la liberté. — Je voudrais que l’on appliquât ce raisonnement dans bien des questions, et l’on trouverait que leur solution n’est pas si difficile qu’on le pense ; mais enfin, cette fois, on a fait et appliqué ce raisonnement en Angleterre.

Donc, en 1824, une loi intervint sur la proposition de M. Hume, proposition qui ressemblait tout à fait à celle de MM. Doutre, Greppo, Benoît et Fond : c’était l’abrogation complète, totale, de ce qui avait existé jusqu’alors. La justice, en Angleterre, se trouva alors désarmée en face des coalitions, même contre la violence, l’intimidation et les menaces, faits qui cependant viennent aggraver la coalition. À ces faits-là, on ne pouvait appliquer que les lois relatives aux menaces, aux rixes accidentelles qui ont lieu dans les rues ; de sorte que l’année d’après, en 1825, le ministre de la justice vint demander une loi spéciale qui laisserait la liberté complète aux coalitions, mais qui aggraverait la peine appliquée aux violences ordinaires : le système de la loi de 1825 est là tout entier.

L’art. 3 porte : « Sera puni d’un emprisonnement et d’une amende, etc., quiconque par intimidation, menaces ou violences, aura…, etc. »

Les mots intimidation, menaces et violences reviennent à chaque phrase. Le mot coalition n’est pas même mentionné.

Et puis viennent deux autres articles extrêmement remarquables, que l’on n’admettrait pas probablement en France, parce qu’ils sont virtuellement renfermés dans cette maxime : Ce que la loi ne défend pas est permis.

Il y est dit : « Ne seront pas passibles de cette peine ceux qui se seront réunis, ceux qui se seront coalisés et auront cherché à influer sur le taux des salaires, ceux qui seront entrés dans des conventions verbales ou écrites, etc… »

Enfin, la liberté la plus large et la plus complète y est expressément accordée.

Je dis qu’il y a de l’analogie dans la situation, car ce que vous propose la commission, c’est l’ancien système anglais, celui des statuts. La proposition de M. Doutre et de ses collègues, c’est la proposition de M. Hume qui abolit tout, et qui ne laissait aucune aggravation pour les violences qui étaient concertées, quoique l’on ne puisse méconnaître que les violences méditées par un certain nombre d’hommes offrent plus de dangers que la violence individuelle commise dans la rue. Enfin la proposition de l’honorable M. Morin répond parfaitement à celle qui a amené en Angleterre la loi définitive de 1825.

Maintenant on vous dit : Depuis 1825, l’Angleterre ne se trouve pas bien de ce système. — Elle ne s’en trouve pas bien ! Mais je trouve, moi, que vous vous prononcez sur cette question sans l’avoir assez approfondie. J’ai parcouru l’Angleterre plusieurs fois, j’ai interrogé sur cette question un grand nombre de manufacturiers. Eh bien, je puis affirmer que jamais je n’ai rencontré une personne qui ne s’en applaudît et qui ne fût très satisfaite de ce que l’Angleterre, en cette circonstance, a osé regarder la liberté en face. Et c’est peut-être à cause de cela que, plus tard, dans beaucoup d’autres questions, elle a osé encore regarder la liberté en face.

Vous citez la coalition de 1832, qui, en effet, fut une coalition formidable ; mais il faut bien prendre garde et ne pas présenter les faits isolément. Cette année-là, il y avait disette, le blé valait 95 schellings le quarter ; il y avait famine, et cette famine a duré plusieurs années…

M. de Vatimesnil, rapporteur. J’ai cité la coalition de 1842.

M. Bastiat. Il y a eu une famine en 1832 et une autre plus forte en 1842.

M. le Rapporteur. J’ai parlé de la coalition de 1842.

M. Bastiat. Mon argumentation s’applique avec plus de force encore à l’année 1842. Dans ces temps de disette, qu’arrive-t-il ? c’est que les revenus de presque toute la population servent à acheter les objets nécessaires à leur subsistance. On n’achète pas d’objets manufacturés, les ateliers chôment, on est obligé de renvoyer beaucoup d’ouvriers ; il y a concurrence de bras, et les salaires baissent.

Eh bien, lorsque, dans les salaires, une grande baisse se manifeste, et que cela se combine avec une famine épouvantable, il n’est pas étonnant que, dans un pays de liberté complète, des coalitions se forment.

C’est ce qui a eu lieu en Angleterre. Est-ce qu’on a changé de loi pour cela ? Pas du tout.

On a vu les causes de ces coalitions, mais on les a bravées. On a puni les menaces, les violences, partout où elles se manifestaient, mais on n’a pas fait autre chose.

On vous a présenté un tableau effrayant de ces associations et on a dit qu’elles tendaient à devenir politiques.

Messieurs, à l’époque dont je parle, il s’agitait une grande question en Angleterre, et cette question était envenimée encore par les circonstances, par la disette ; il y avait lutte entre la population industrielle et les propriétaires, c’est-à-dire l’aristocratie qui voulait vendre le blé le plus cher possible, et qui, pour cela, prohibait les blés étrangers. Qu’est-il arrivé ? Ces unions, qu’on appelait hier plaisamment trade-unions, ces unions, qui jouissaient de la liberté de coalition, voyant que tous les efforts faits par leur coalition n’étaient pas parvenus à faire élever le taux des salaires…

Une voix. C’est ce qui est mauvais.

M. Bastiat. Vous dites que c’est un mal ; je dis, au contraire, que c’est un grand bien. Les ouvriers se sont aperçus que le taux des salaires ne dépendait pas des patrons, mais d’autres lois sociales, et ils se dirent : « Pourquoi nos salaires ne se sont-ils pas élevés ? La raison en est simple : c’est parce qu’il nous est défendu de travailler pour l’étranger, ou du moins de recevoir en payement du blé étranger. C’est donc à tort que nous nous en prenons à nos patrons ; il faut nous en prendre à cette classe aristocratique qui non seulement possède le sol, mais encore qui fait la loi, et nous n’aurons d’influence sur les salaires que lorsque nous aurons reconquis nos droits politiques. »

À gauche. Très-bien ! très-bien !

M. Bastiat. En vérité, messieurs, trouver quelque chose d’extraordinaire dans cette conduite si simple et si naturelle des ouvriers anglais, c’est presque apporter à cette tribune une protestation contre le suffrage universel en France. (Nouvel assentiment à gauche.)

Il résulte de là que les ouvriers anglais ont appris une grande leçon par la liberté ; ils ont appris qu’il ne dépendait pas de leurs patrons d’élever ou d’abaisser le taux des salaires ; et aujourd’hui l’Angleterre vient de traverser deux ou trois années très difficiles par suite de la pourriture des pommes de terre, du manque de récolte, de la manie des chemins de fer, et par suite aussi des révolutions qui ont désolé l’Europe et fermé les débouchés à ses produits industriels ; jamais elle n’avait passé par des crises semblables. Cependant il n’y a pas eu un fait de coalition répréhensible et pas un seul fait de violence ; les ouvriers y ont renoncé par suite de leur expérience ; c’est là un exemple à apporter et à méditer dans notre pays. (Approbation à gauche.)

 

Enfin il y a une considération qui me frappe et qui est plus importante que tout cela. Vous voulez le respect des lois, et vous avez bien raison ; mais il ne faut pas oblitérer le sens de la justice chez les hommes.

Voilà deux systèmes en présence, celui de la commission et celui de M. Morin.

Figurez-vous qu’alternativement, en vertu de l’un et de l’autre système, on traduise des ouvriers en justice. Eh bien ! voilà des ouvriers traduits en justice en vertu de la loi actuelle sur les coalitions ; ils ne savent même pas ce qu’on leur demande ; ils ont cru qu’ils avaient le droit, jusqu’à un certain point, de se coaliser, de se concerter, et vous le reconnaissez vous-mêmes dans une certaine mesure. Ils disent : Nous avons mangé notre pécule, nous sommes ruinés ; ce n’est pas notre faute, c’est celle de la société qui nous tourmente, de patrons qui nous vexent, de la justice qui nous poursuit. Ils se présentent devant les tribunaux l’irritation dans le cœur, ils se posent en victimes, et non-seulement ils résistent, mais ceux qui ne sont pas poursuivis sympathisent avec eux ; la jeunesse, toujours si ardente, les publicistes se mettent de leur côté. Croyez-vous que ce soit là une position bien belle, bien favorable pour la justice du pays ?

Au contraire, poursuivez des ouvriers en vertu du système de M. Morin ; qu’ils soient traduits devant la justice ; que le procureur de la République dise : Nous ne vous poursuivons pas parce que vous vous êtes coalisés, vous étiez parfaitement libres. Vous avez demandé une augmentation de salaires, nous n’avons rien dit ; vous vous êtes concertés, nous n’avons rien dit ; vous avez voulu le chômage, nous n’avons rien dit ; vous avez cherché à agir par la persuasion sur vos camarades, nous n’avons rien dit. Mais vous avez employé les armes, la violence, la menace ; nous vous avons traduits devant les tribunaux.

L’ouvrier que vous poursuivrez ainsi courbera la tête, parce qu’il aura le sentiment de son tort et qu’il reconnaîtra que la justice de son pays a été impartiale et juste. (Très bien !)

 

Je terminerai, messieurs, par une autre considération, et c’est celle-ci :

Selon moi, il y a une foule de questions agitées maintenant parmi les classes ouvrières, et au sujet desquelles, dans mon opinion très intime et très profonde, les ouvriers s’égarent ; et j’appelle votre attention sur ce point : toujours lorsqu’une révolution éclate dans un pays où il y a plusieurs classes échelonnées, superposées et où la première classe s’était attribué certains priviléges, c’est la seconde qui arrive ; elle avait invoqué naturellement le sentiment du droit et de la justice pour se faire aider par les autres. La révolution se fait ; la seconde classe arrive. Elle ne tarde pas le plus souvent à se constituer aussi des priviléges. Ainsi de la troisième, ainsi de la quatrième. Tout cela est odieux, mais c’est toujours possible, tant qu’il y a en bas une classe qui peut faire les frais de ces priviléges qu’on se dispute.

Mais il est arrivé ceci, qu’à la révolution de Février c’est la nation tout entière, le peuple tout entier, dans toutes les profondeurs de ses masses, qui est arrivé, ou qui peut arriver, par l’élection, par le suffrage universel, à se gouverner lui-même. Et alors, par un esprit d’imitation que je déplore, mais qui me semble assez naturel, il a pensé qu’il pourrait guérir ses souffrances en se constituant aussi des priviléges, car je regarde le droit au crédit, le droit au travail et bien d’autres prétentions, comme de véritables priviléges. (Mouvement.)

Et en effet, messieurs, ils pourraient lui être accordés, si au-dessous de lui, ou à sa portée, il y avait une autre classe encore plus nombreuse, trois cents millions de Chinois, par exemple, qui pussent en faire les frais. (Rires d’assentiment.) Or cela n’existe pas ; c’est pourquoi chacun des priviléges, les hommes du peuple se les payeraient les uns aux autres, sans profit possible pour eux, au moyen d’un appareil compliqué et en subissant, au contraire, toute la déperdition causée par l’appareil.

Eh bien ! l’Assemblée législative pourra être appelée à lutter contre ces prétentions, qu’il ne faut pas traiter trop légèrement, parce que, malgré tout, elles sont sincères. Vous serez obligés de lutter. Comment lutteriez-vous avec avantage si vous refoulez la classe ouvrière lorsqu’elle ne demande rien que de raisonnable ; lorsqu’elle demande purement et simplement justice et liberté ? Je crois que vous acquerrez une grande force en donnant ici une preuve d’impartialité ; vous serez mieux écoutés, vous serez regardés comme le tuteur de toutes les classes et particulièrement de cette classe, si vous vous montrez complétement impartial et juste envers elle. (Vive approbation à gauche.)

 

En résumé, je repousse le projet de la commission, parce qu’il n’est qu’un Expédient, et que le caractère de tout expédient, c’est la faiblesse et l’injustice. J’appuie la proposition de M. Morin, parce qu’elle se fonde sur un Principe, et il n’y a que les principes qui aient la puissance de satisfaire les esprits, d’entraîner les cœurs, et de se mettre à l’unisson des consciences. On nous a dit : Voulez-vous donc proclamer la liberté par un amour platonique de la liberté ? Pour ce qui me regarde, je réponds : Oui. La liberté peut réserver aux nations quelques épreuves, mais elle seule les éclaire, les élève et les moralise. Hors de la liberté, il n’y a qu’oppression, et, sachez-le bien, amis de l’ordre, le temps n’est plus, s’il a jamais existé, où l’on puisse fonder sur l’oppression l’union des classes, le respect des lois, la sécurité des intérêts et la tranquillité des peuples.

[1]: Les articles 413, 415 et 416 du Code pénal punissent, mais d’une manière bien inégale, les coalitions des patrons et celles des ouvriers. Une proposition d’abroger ces trois articles avait été renvoyée par l’Assemblée législative à l’examen d’une commission, qui ne la jugea pas admissible et pensa qu’il était indispensable de maintenir les dispositions répressives, en les modifiant, toutefois, pour les rendre impartiales.

Ce but, il est permis de le dire, ne fut pas atteint par les modifications formulées. M. Morin, manufacturier et représentant de la Drôme, persuadé que la seule base sur laquelle puisse s’établir le bon accord entre les ouvriers et les patrons, c’est l’égalité devant la loi, voulut amender les conclusions de la commission conformément à ce principe. L’amendement qu’il présenta fut appuyé par Bastiat, dans la séance du 17 novembre 1849. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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