Gratuité du crédit — Première lettre

La Voix du Peuple, n° du 22 octobre 1849.

F. C. Chevé.
L’un des rédacteurs de la Voix du peuple,
à Fréderic Bastiat. [1]

Adhésion à la formule : le prêt est un service qui doit s’échanger contre un service. — Distinction sur la nature des services. — Le service qui consiste à céder l’usage temporaire d’une propriété ne doit pas être rémunéré par la cession définitive d’une propriété. — Conséquences funestes de l’intérêt pour l’emprunteur, pour le prêteur lui-même et pour la société tout entière.

 

Tous les principes d’économie sociale que vous avez propagés avec un talent si remarquable concluent forcément, inévitablement, à l’abolition de l’intérêt ou de la rente. Curieux de savoir par quelle étrange contradiction votre logique, toujours si vive et si sûre, reculait devant cette conclusion définitive, j’interrogeai votre pamphlet intitulé : Capital et Rente, et je m’aperçus, avec une surprise mêlée de joie, qu’il n’y avait plus entre vous et nous que l’épaisseur d’une simple équivoque.

Cette équivoque porte tout entière sur la confusion de deux choses cependant bien distinctes, l’usage et la propriété.

Comme nous, vous partez de ce principe fondamental et incontesté : réciprocité, mutualité, équivalence des services. Seulement, en confondant l’usage et la propriété, et en identifiant ces deux ordres de nature diverse et sans équivalence possible, vous détruisez toute mutualité, toute réciprocité, toute équivalence véritable, renversant ainsi, de vos propres mains, le principe que vous avez posé.

C’est ce principe qui vient se réclamer de vous-même contre vous-même. Comment récuseriez-vous, en faveur de l’abolition de la rente, ce juge que vous avez invoqué contre elle ?

Vous ne nous accuserez pas, Monsieur, de manquer de courtoisie. Nous, les premiers attaqués, nous vous laissons le choix du lieu, de l’heure et des armes, et, sans nous plaindre des désavantages du terrain, nous acceptons la discussion dans les termes où vous l’avez posée. Bien plus, nous contentant de suivre un à un tous les exemples, toutes les démonstrations de votre écrit Capital et Rente, nous ne ferons que rectifier le malentendu, la malheureuse équivoque qui seule vous a empêché de conclure contre la rente. Les clauses de ce débat vous semblent-elles, ou non, loyales ?

Entrons donc en matière.

Paul échange avec Pierre dix pièces de 50 centimes contre 100 sous : voilà le troc pour troc, l’échange de propriété contre propriété. — Mais Pierre dit à Paul : « Tu me donneras les dix pièces de 10 sous actuellement, et moi je te donnerai la pièce de 100 sous dans un an. » Voilà « un service nouveau et d’une autre espèce que Pierre demande à Paul. » — Mais quelle est la nature de ce service ? Pierre demande-t-il à Paul de lui céder la propriété d’une nouvelle somme quelle qu’elle soit ? non, mais simplement de lui laisser l’usage de celle-ci pendant un an. Or, puisque tout service doit être payé par un service équivalent, un service d’usage doit donc être échangé contre un service d’usage : rien de moins, rien de plus. — Pierre dira à Paul : Tu me donnes l’usage de dix pièces de 10 sous pendant un an, je te devrai donc en retour le même service, c’est-à-dire l’usage de dix pièces de 10 sous pendant un an aussi. Est-ce juste, oui ou non ?

Un homme échange un navire contre une maison : voilà le troc pour troc, l’échange de propriété contre propriété. — Mais l’armateur veut, en outre, avoir l’usage de la maison pendant un an, avant de livrer son navire. Le propriétaire lui dit : « C’est un service nouveau que vous me demandez, j’ai droit de vous refuser ou de vous demander en compensation un service équivalent. » — Évidemment, répond l’armateur, vous me donnez, une année durant, l’usage d’une valeur de 20,000 fr., je suppose, je vous devrais donc en échange l’usage d’une égale valeur de 20,000. Rien de plus juste. Mais comme je paye votre propriété par celle de mon navire, ce n’est pas une propriété nouvelle, mais un simple usage que vous me concédez, je ne dois donc vous concéder aussi que l’usage d’une même valeur, et pour un temps égal. « Les services échangés se valent. » Exiger plus serait un vol.

Mathurin prête un sac de blé « à Jérôme qui promet de rendre, au bout de l’an, un sac de blé de même qualité, de même poids, sans qu’il en manque un seul grain. » — Mathurin voudrait, en outre, cinq litres de blé en sus de l’hectolitre, pour le service qu’il rend à Jérôme. — Non, reprend celui-ci, ce serait une injustice et une spoliation, tu ne me donnes la propriété de rien, car, au bout de l’an, je dois te remettre la valeur exacte de ce que tu me livres aujourd’hui. Ce que tu me concèdes, c’est l’usage pendant un an de ton sac de blé, tu as donc droit à l’usage de la même valeur pendant une année aussi. Rien au-delà ; sinon il n’y aurait plus mutualité, réciprocité, équivalence des services.

De son côté, « Mathurin, qui est quelque peu clerc, fait ce raisonnement » : Ce que m’objecte Jérôme est incontestable ; et, en effet, si « au bout de l’an, il me rentre cinq litres de blé en sus des cent litres que je viens de prêter, et que dans quelque temps je puisse prêter deux sacs de blé, puis trois, puis quatre, lorsque j’en aurai placé un assez grand nombre pour vivre sur la somme de ces rétributions », je pourrai manger en ne faisant rien, et sans jamais dépenser mon avoir. Or, ce que je mangerai, ce sera pourtant quelqu’un qui l’aura produit. Ce quelqu’un n’étant pas moi, mais autrui, je vivrai donc aux dépens d’autrui, ce qui est un vol. Et cela se comprend, car le service que j’aurai rendu n’est qu’un prêt ou l’usage d’une valeur, tandis que le service qu’on m’aurait remis en échange serait un don ou la propriété d’une chose. Il n’y a donc justice, égalité, équivalence de services que dans le sens où l’entend Jérôme.

Valère veut occuper, un an durant, la maison de Mondor. « Il sera tenu de se soumettre à trois conditions. La première, de déguerpir au bout de l’an, et de rendre la maison en bon état, sauf les dégradations inévitables qui résultent de la seule durée. La seconde, de rembourser à Mondor les 300 francs que celui-ci paye annuellement à l’architecte pour réparer les outrages du temps ; car ces outrages survenant pendant que la maison est au service de Valère, il est de toute justice qu’il en supporte les conséquences. La troisième, c’est de rendre à Mondor un service équivalent à celui qu’il en reçoit. » Or, ce service est l’usage d’une maison pendant un an. Valère devra donc à Mondor l’usage de la même valeur pendant le même laps de temps. Cette valeur devra être librement débattue entre les deux contractants.

Jacques vient d’achever la confection d’un rabot. Guillaume dit à Jacques :

— Il faut que tu me rendes un service.

— Lequel ?

— Prête-moi ce rabot pour un an.

— Y penses-tu, Guillaume ! Et, si je te rends ce service, quel service me rendras-tu de ton côté ?

— Le même, bien entendu ; et si tu me prêtes une valeur de 20 francs pour un an, je devrai te prêter, à mon tour, la même valeur pendant une égale durée.

— D’abord, dans un an, il faudra mettre le rabot au rebut : il ne sera plus bon à rien. Il est donc juste que tu m’en rendes un autre exactement semblable, ou que tu me donnes assez d’argent pour le faire réparer, ou que tu me remplaces les deux journées que je devrai consacrer à le refaire. De manière ou d’autre, il faut que le rabot me revienne en bon état, comme je te le livre.

— C’est trop juste, je me soumets à cette condition ; je m’engage à te rendre, ou un rabot semblable, ou la valeur.

— Indépendamment de la restitution intégrale déjà stipulée, il faut que tu me rendes un service que nous allons débattre.

— Le service est bien simple. De même que pour ton rabot cédé, je dois te rendre un rabot pareil, ou égale valeur en argent, de même pour l’usage de cette valeur pendant un an, je te dois l’usage de pareille somme pendant un an aussi. Dans l’un comme dans l’autre cas « les services échangés se valent. »

Cela posé, voici, ce me semble, une série de conséquences dont il est impossible de contester la justesse :

1° Si l’usage paye l’usage, et si la cession purement temporaire par l’emprunteur de l’usage d’une valeur égale « est une rétribution naturelle, équitable, juste prix d’un service d’usage, nous pouvons en conclure, en généralisant, qu’il est contraire à la nature du capital de produire un intérêt. » En effet, il est bien clair qu’après l’usage réciproque des deux services échangés, chaque propriétaire n’étant rentré que dans la valeur exacte de ce qu’il possédait auparavant, il n’y a intérêt ou productivité du capital ni pour l’un ni pour l’autre. Et il n’en saurait être autrement, puisque le prêteur ne pourrait tirer un intérêt de la valeur prêtée qu’autant que l’emprunteur ne tirerait lui-même aucun intérêt de la valeur rendue ; qu’ainsi, l’intérêt du capital est la négation de lui-même et qu’il n’existe pour Paul, Mathurin, Mondor et Jacques qu’à la condition d’être supprimé pour Pierre, Jérôme, Valère et Guillaume. Toutes choses étant, en réalité, instruments de production au même titre, les premiers ne peuvent prélever l’intérêt de la valeur prêtée qu’autant que les seconds prélèvent en retour l’intérêt de la valeur remise en échange, ce qui détruit l’intérêt du capital par lui-même et le réduit à un simple droit d’usage contre l’usage. Vouloir échanger l’usage contre la propriété, c’est dépouiller, spolier l’un au profit de l’autre, « c’est légaliser, organiser, systématiser l’injustice elle-même. » * Posons donc en fait que l’intérêt est illégitime, inique et spoliateur.

2° Une seconde conséquence, non moins remarquable que la première, c’est que l’intérêt nuit à l’emprunteur, au prêteur lui-même, et à la société tout entière. Il nuit à l’emprunteur et le spolie, car il est évident que si Pierre, Jérôme, Valère et Guillaume doivent rendre une valeur plus grande que celle qu’ils ont reçue, il n’y a pas équivalence de services, et que la valeur qu’ils rendent en plus étant produite par eux et prélevée par d’autres, ils sont spoliés d’autant. Il nuit au prêteur, parce que, quand celui-ci a recours à l’emprunt, il est victime de la même spoliation. Il nuit à l’un et à l’autre et à la société tout entière, parce que l’intérêt ou la rente, augmentant considérablement le prix de revient de tous les produits, chaque consommateur se trouve spolié d’autant sur tout ce qu’il achète ; que les travailleurs, ne pouvant plus racheter leurs produits au prix de leur salaire, sont forcés de réduire leur consommation ; que cette réduction de consommation amène le chômage ; que ce chômage entraîne une réduction nouvelle de consommation, et qu’il exige le don improductif de sommes énormes englouties par l’assistance publique ou privée, et la répression des crimes toujours croissants enfantés par le manque de travail et la misère. D’où une perturbation effroyable dans la loi de l’offre et de la demande, et dans tous les rapports d’économie sociale ; un obstacle infranchissable « à la formation, à la multiplication, à l’abondance des capitaux ; » l’autocratie absolue du capital, la servitude radicale des travailleurs, l’oppression partout, la liberté nulle part. Que la société « comprenne donc le dommage qu’elle s’inflige quand elle proclame la légitimité de l’intérêt. » *

3° Les anecdotes que nous avons racontées mettent aussi sur la voie d’expliquer tout ce qu’a de monstrueux ce phénomène qu’on appelle la pérennité ou la perpétuité de l’intérêt. Dès qu’infidèles au principe de l’équivalence des services, Paul, Mathurin, Mondor et Jacques veulent échanger, non plus l’usage contre l’usage, mais l’usage contre la propriété, il arrive qu’en quatorze ans environ, ils ont reçu la valeur de leur bien, en un siècle dix fois cette valeur, et que, le prêtant ainsi indéfiniment, ils en recevront mille, cent mille, un million de fois la valeur, sans jamais cesser d’en être propriétaires. De sorte que le simple usage du sac de blé, de la maison, du rabot, équivaudra à la propriété, non pas d’un, mais d’un million, d’un milliard, et ainsi de suite, de sacs de blé, de maisons, de rabots. C’est la faculté de vendre toujours de nouveau le même objet et d’en recevoir toujours de nouveau le prix, sans jamais céder la propriété de ce qu’on vend. Les valeurs échangées sont-elles égales ? Les services réciproques se valent-ils ? Car remarquez bien ceci : les instruments de production sont un service pour les prêteurs comme pour les emprunteurs, et si Pierre, Jérôme, Valère et Guillaume ont reçu un service qui consiste dans l’usage d’une pièce de cent sous, d’un sac de blé, d’une maison, d’un rabot, ils ont rendu, en échange, un service qui consiste dans la propriété d’un milliard de pièces de cent sous, de sacs de blé, de maisons, de rabots. Or, à moins de démontrer que l’usage de 5 francs égale la propriété de 5 milliards, il faut reconnaître que l’intérêt du capital est un vol.

Dès que, par l’intérêt ou la rente, un individu ou une succession d’individus peuvent échanger 5 francs, un sac de blé, une maison, un rabot contre un milliard et plus de pièces de 5 francs, de sacs de blé, de maisons, de rabots, il y a un homme dans le monde qui reçoit un milliard de plus qu’il n’a produit. — Or, ce milliard, c’est la subsistance de cent, de mille autres ; et en supposant que le salaire qui reste à ces mille spoliés suffise encore à les nourrir, en travaillant jusqu’à leur dernière heure, c’est le loisir de mille individus qu’un seul engloutit, c’est-à-dire leur vie morale et intellectuelle. — Ces hommes auxquels on enlève ainsi, au profit d’un seul, toute vie de l’âme et de la pensée fussent peut-être devenus des Newtons, des Fénelons, des Pascals, réalisant de merveilleuses découvertes dans les sciences et dans les arts, et avançant d’un siècle les progrès de l’humanité. — Mais non, « grâce à la rente et à sa monstrueuse pérennité, » le loisir est interdit précisément à tous ceux qui travaillent du berceau jusqu’à la tombe, et devient le privilége exclusif des quelques oisifs qui, par intérêt du capital, s’approprient, sans rien faire, le fruit du labeur accablant des travailleurs. — La presque totalité de « l’humanité est réduite à croupir dans la vie végétative et stationnaire, dans l’ignorance éternelle, » * par suite de cette spoliation de la rente, qui lui enlève la subsistance d’abord et le loisir ensuite. — Sans la rente, au contraire, personne ne recevant exactement que ce qu’il a produit, un nombre immense d’hommes, maintenant oisifs ou livrés à un travail improductif et souvent destructeur, seraient contraints de travailler, ce qui augmenterait d’autant la somme de la richesse générale ou du loisir possible, et ce loisir appartiendrait toujours à ceux qui l’ont réellement acquis par leur propre travail ou par celui de leurs pères.

Mais, dit-on : « Si le capital ne doit plus produire d’intérêt, qui voudra créer les instruments de travail, les matériaux et les provisions de toute espèce dont il se compose ? Chacun les consommera à mesure, et l’humanité ne fera jamais un pas en avant. Le capital ne se formera plus puisqu’il n’y aura plus intérêt à le former. » Singulière équivoque en vérité ! Est-ce que le laboureur n’a pas avantage à produire le plus possible, bien qu’il n’échange sa récolte au marché que contre une valeur égale une fois payée, sans aucune rente ou intérêt du capital ? Est-ce que l’industriel n’a pas avantage à doubler et à tripler ses produits, bien qu’il ne les vende que pour une somme équivalente une seule fois donnée, sans aucun intérêt du capital ? Est-ce que 100,000 francs écus cesseront de valoir 100,000 francs, parce qu’ils ne produisent plus d’intérêt ? Est-ce que 500,000 francs en terres, en maisons, en machines ou autrement cesseront d’être 500,000 francs parce que l’on n’en tirera plus la rente ? En un mot, la richesse acquise, sous quelque forme et de quelque manière qu’elle le soit, ne sera-t-elle plus une richesse parce que je ne pourrai m’en servir pour spolier autrui ? — Qui voudra créer la richesse ? Mais tous ceux qui désireront être riches. — Qui épargnera ? Mais tous ceux qui voudront vivre le lendemain sur le travail de la veille. — Quel intérêt y aura-t-il à former le capital ? L’intérêt de posséder 10,000 francs quand on aura produit 10,000 francs, d’en posséder 100,000, quand on en aura produit 100,000, et ainsi de suite.

« La loi, dites-vous, nous ravira la perspective d’amasser un peu de bien, puisqu’elle nous interdira d’en tirer aucun parti. » Tout au contraire, la loi assurera à tous la perspective d’amasser autant de richesses qu’ils ont produit de travail, en interdisant à chacun de spolier son voisin du fruit de ses labeurs, et en voulant que les services échangés se vaillent : usage contre usage et propriété contre propriété. « Elle détruira en nous, ajoutez-vous, et le stimulant de l’épargne dans le présent, et l’espérance du repos dans l’avenir. Nous aurons beau nous exténuer de fatigues, il faut renoncer à transmettre à nos fils et à nos filles un petit pécule, puisque la science moderne le frappe de stérilité, puisque nous deviendrons des exploiteurs d’hommes si nous prêtions à intérêt. » Tout au contraire, l’abolition de l’intérêt du capital ravive en vous le stimulant de l’épargne dans le présent et vous assure l’espérance du repos dans l’avenir, puisqu’elle vous empêche, vous, travailleurs, d’être dépouillés, par la rente, de la plus grande part du fruit de votre travail, et qu’en vous obligeant à ne pouvoir dépenser que la somme exacte de ce que vous avez gagné, elle rend l’épargne plus indispensable encore à tous, riches ou pauvres. Non seulement vous pourrez transmettre à vos fils et à vos filles un petit pécule, sans devenir exploiteurs d’hommes, mais ce pécule, vous l’obtiendrez avec bien moins de fatigues qu’aujourd’hui ; car, si gagnant 10 fr. par jour et en dépensant 5, les 5 autres vous sont actuellement enlevés par toutes les formes de la rente et de l’intérêt du capital, vous n’avez, après quarante année des plus rudes travaux, pas une obole à laisser à vos enfants ; tandis que, la rente abolie, vous aurez plus de 60,000 francs à leur léguer.

Tous les sophismes économiques, à l’endroit de l’intérêt du capital, tiennent uniquement à ce qu’on se borne toujours à prendre la question par un seul côté, au lieu de l’envisager sous ses deux faces réciproques. On démontre à merveille que la valeur prêtée est un service, un moyen de travail et de production pour l’emprunteur ; mais on oublie que la valeur rendue est également un service, un moyen de travail et de production au même titre pour le prêteur, et qu’ainsi l’usage du même service se balançant dans le même temps donné, l’intérêt du capital est une absurdité non moins qu’une spoliation. On énumère avec pompe les bénéfices d’une épargne qui, en se multipliant indéfiniment par la rente, produit l’opulence scandaleuse de quelques oisifs ; mais on oublie que ces bénéfices, prélevés par celui qui ne fait rien sur celui qui travaille, produisent la misère effroyable des masses, auxquelles ils enlèvent souvent la subsistance, toujours au moins l’épargne, le loisir et la possibilité de laisser quelque chose à leur fils. On proclame à grand frais la nécessité de la formation des capitaux, et l’on ne voit pas que l’intérêt restreint cette formation en un nombre presque imperceptible de mains, tandis que l’abolition de la rente y appellerait tout le monde sans exception, et que les capitaux se multiplieraient dans une proportion d’autant plus grande que chacun devrait compenser par le chiffre de la valeur du fonds l’intérêt supprimé. « Dire que l’intérêt s’anéantira, c’est donc dire qu’il y aura un motif de plus d’épargner, de se priver, de former de nouveaux capitaux et de conserver les anciens, » puisque d’abord toute richesse acquise restera toujours une richesse ; qu’ensuite chacun pouvant toujours s’enrichir en proportion exacte de son travail et de son épargne, nul ne sera conduit par l’opulence et la misère excessives à la dissipation et à l’imprévoyance ; qu’enfin tous vivant, non plus sur l’intérêt, mais sur le fonds, il faudra nécessairement que l’importance du capital compense le chiffre de la rente abolie.

Tout le monde sait que le zéro, bien que n’ayant par lui-même aucune valeur intrinsèque et absolue, a cependant une valeur de service et d’usage dans la numérisation ou la multiplication des valeurs, puisque chaque nombre s’accroît d’une dizaine, selon les zéros qui le suivent. Dire que le taux naturel et vrai de l’intérêt est zéro, c’est donc dire simplement que l’usage ne peut s’échanger que contre l’usage et jamais contre la propriété. De même qu’une paire de bas se paie sa valeur, soit 2 fr., par exemple, de même l’usage d’une valeur ne doit se payer que par l’usage pendant le même temps d’une valeur égale. C’est là sans doute empêcher la spoliation de la propriété par la propriété, mais, à coup sûr, ce n’est pas la rente acéphale.

Vous voulez l’épargne qui constitue la formation des capitaux. Supprimez donc la rente qui enlève l’épargne des travailleurs, rend l’épargne superflue au riche qui retrouve toujours dans le revenu la richesse qu’il dépense toujours, et impossible au pauvre dont le salaire ne dépasse jamais, s’il les égale, les besoins de sa subsistance. Vous voulez l’abondance des capitaux. Supprimez donc la rente qui empêche les quatre-ving-dix-neuf centièmes des travailleurs de pouvoir jamais acquérir et conserver le capital ou la richesse. Vous voulez la conciliation du capital et du travail. Supprimez donc la rente qui éternise l’antagonisme de ces deux choses, en détruisant l’équivalence et la réciprocité des services, et en amenant une exploitation du travail par le capital telle, qu’en un temps donnée, le premier paie au second 5 milliards pour l’usage d’une seule pièce de cent sous, comme nous l’avons montré plus haut. Vous voulez l’harmonie des classes. Supprimez donc la rente, afin que, les services s’échangeant sans cesse contre des services égaux et de même nature, chacun reste toujours possesseur de la somme exacte de son travail, et qu’ainsi il ne puisse plus y avoir ni exploitants ni exploités, ni maîtres ni esclaves.

Alors la sécurité sera partout, parce que l’injustice ne sera nulle part. Alors les travailleurs seront les premiers à se porter les gardiens naturels de cette société, dont ils ne conspirent aujourd’hui la ruine que parce qu’elle réalise la leur. Alors on ne parlera plus d’organisation artificielle du travail, parce qu’on aura l’organisation naturelle et vraie. Alors on repoussera les arrangements de la contrainte, parce qu’on possédera ceux de la liberté. Alors tomberont, comme d’elles-mêmes, « les jalousies de classe, les malveillances, les haines sans fondement, les défiances injustes ; » car la parfaite égalité de l’échange, l’incontestable équivalence des services « sera susceptible d’être rigoureusement, mathématiquement démontrée, » et la justice absolue qu’elle consacrera « n’en sera pas moins sublime, parce qu’elle satisfera autant l’intelligence que le sentiment. »

Vous le voyez, Monsieur, j’ai suivi pas à pas, et je pourrais dire lettre à lettre, chacun des exemples, chacune des démonstrations contenues dans votre écrit Capital et Rente, et il m’a suffi de rétablir la distinction entre l’usage et la propriété, et d’éviter ainsi l’équivoque qui nous sépare, pour conclure de vos propres pensées et de vos propres paroles à l’abolition de la rente. Ce n’est pas ma lettre, c’est votre ouvrage lui-même qui contient cette conclusion depuis la première ligne jusqu’à la dernière. Aussi n’ai-je fait que le reproduire, souvent littéralement et en n’en changeant que les termes qui ont donné lieu à cette malheureuse équivoque. Cette réfutation n’est pas de moi, mais de vous. Comment donc pourriez-vous récuser votre propre témoignage ?

C’est le principe même de la rente que vous avez voulu justifier. Là se bornait votre tâche.

C’est le principe même de l’abolition de la rente que j’ai, ce me semble, mathématiquement démontré par vos propres aphorismes. Là doit se borner aussi mon œuvre.

Je me suis arrêté où vous avez jugé nécessaire de nous arrêter vous-même.

La question de principe une fois vidée, s’il arrivait, ce que Dieu veuille, que vous reconnaissiez en droit l’injustice et l’illégitimité de l’intérêt, il resterait sans doute à traiter la question d’application.

Je ne veux point la préjuger ici, puisqu’elle sort évidemment du cercle que vous-même avez tracé. Cependant, quelques mots seront utiles peut-être pour démontrer, non pas seulement la possibilité, mais la facilité pratique de réaliser l’abolition de la rente par la liberté seule, et même avant que la loi la sanctionne. Au fond, tout le problème se réduit à ceci : Donner aux travailleurs le moyen d’acquérir, soit par à-compte, soit de toute autre manière, la propriété de toutes les choses dont l’intérêt, le louage, fermage ou loyer leur fait éternellement payer la valeur pour n’en avoir que le simple usage. Or, ce moyen est possible.

En effet, supposez, — et ce fait n’est plus une supposition, mais une œuvre maintenant en plein cours d’exécution : — supposez qu’une sorte de banque privée se forme afin d’émettre des billets que les associations ouvrières de toutes les professions indispensables s’engagent à recevoir pour le montant d’un cinquième, par exemple, de tous les achats qui leur seront faits. Supposez que ces billets, échangés contre de l’argent par tous les hommes qui veulent l’abolition de l’intérêt, et qui en trouvent l’écoulement immédiat dans les associations, produisent une somme nécessaire pour construire des maisons où la rente sera abolie, et où le prix de loyer donnera toujours droit à une valeur égale sur le montant de la propriété elle-même qu’on acquerra ainsi, en vingt-cinq ans, par le seul payement des termes.

Supposez que l’opération se continue ainsi indéfiniment par l’émission, soit des anciens, soit de nouveaux billets, et qu’elle embrasse, non-seulement les maisons, mais tous les instruments de production et les terres, où le prix de louage et de fermage rembourserait de la même manière la valeur de la propriété elle-même. Voici la rente abolie sous toutes ses formes, non-seulement pour les capitaux sur lesquels opère cette banque, et qui arriveront nécessairement à un chiffre colossal, mais bientôt pour tous les autres, qui, par la loi inexorable de la concurrence, tomberont au même taux, c’est-à-dire au simple échange de valeurs égales contre valeurs égales, sans aucun intérêt ou rente de part ni d’autre.

J’élimine tous détails pour être bref, et je me contente de résumer en deux mots le principe sommaire de l’opération. Toutes les idées économiques vous sont trop familières, Monsieur, pour que vous ne saisissiez pas de suite le résultat de ce mécanisme, d’ailleurs si simple. C’est assez pour que vous puissiez voir d’un regard comment il est possible, sinon même facile, de tuer la rente par l’abolition de la rente, l’intérêt du capital par la suppression de cet intérêt, et d’amener librement, pacifiquement, sans secousse, le jour où le prêt, le louage, le fermage ou loyer ne seront plus qu’une des formes de l’échange dont ils constituent aujourd’hui une déviation monstrueuse, et où se réaliseront dans toute la plénitude de leur vérité vos propres principes : mutualité, réciprocité, équivalence des services.

Le principe du moyen d’application posé, variez-en les formes, les éléments, les conditions, le mécanisme ; simplifiez, perfectionnez-en la base ; étendez, universalisez-en l’action ; substituez librement, partout, au signe monétaire, un signe d’échange qui ne puisse permettre l’intérêt ; frappez dans toute circulation le capital du caractère d’improductivité ; solidarisez volontairement le travail ; en un mot, reproduisez cette combinaison de l’abolition de la rente sous tous les modes du possible : c’est là le domaine de la liberté. Il suffit de montrer que le moyen pratique existe ; laissez le génie de l’homme agir, et vous verrez s’il ne sait pas s’en servir.

Quoi qu’il en soit, et indépendamment de toute opinion sur les moyens pratiques, l’égalité, la justice n’en restent pas moins toujours ce qu’elles sont, la vérité n’en est pas moins la vérité, et l’intérêt du capital, illégitime en droit, absurde et monstrueux en principe, spoliateur en fait, commande l’anathème de tous les hommes de bien, la malédiction des races opprimées, et la juste indignation de quiconque porte une âme généreuse et pleine de sympathie pour tout ce qui souffre et pleure. C’est à ce titre, Monsieur, que je le dénonce à vos coups, persuadé qu’après l’avoir envisagé de nouveau, et dans sa hideuse iniquité, vous ne trouverez point de plus noble tâche que de consacrer votre talent si remarquable de verve, de lucidité, de pittoresque et d’incisif, à combattre ce fléau, source de toutes ces indescriptibles misères auxquelles le monde est en proie.

Permettez-moi dons de terminer cette trop longue épître par les paroles suivantes de votre écrit, qui sont comme la pierre d’attente et le préambule de cette grande œuvre de réhabilitation à laquelle l’égalité, la justice et l’amour du peuple vous convient :

Voilà deux hommes. L’un travaille soir et matin, d’un bout de l’année à l’autre, et s’il a consommé tout ce qu’il a gagné, fût-ce par force majeure, il reste pauvre. Quand vient la Saint Sylvestre, il ne se trouve pas plus avancé qu’au premier de l’an, et sa seule perspective est de recommencer. L’autre ne fait rien de ses bras ni de son intelligence, du moins, s’il s’en sert, c’est pour son plaisir ; il lui est loisible de n’en rien faire, car il a une rente. Il ne travaille pas ; et cependant il vit bien, tout lui arrive en abondance, mets délicats, meubles somptueux, élégants équipages, c’est-à-dire qu’il détruit chaque jour des choses que les travailleurs ont dû produire à la sueur de leur front ; car ces choses ne sont pas faites d’elles-mêmes, et, quant à lui, il n’y a pas mis les mains. C’est nous, travailleurs, qui avons fait germer ce blé, verni ces meubles, tissé ces tapis : ce sont nos femmes et nos filles qui ont filé, découpé, cousu, brodé ces étoffes. Nous travaillons donc pour lui et pour nous ; pour lui d’abord, et pour nous s’il en reste.

Mais voici quelque chose de plus fort : si le premier de ces deux hommes, le travailleur, consomme dans l’année ce qu’on lui a laissé de profit dans l’année, il en est toujours au point de départ, et sa destinée le condamne à tourner sans cesse dans un cercle éternel et monotone de fatigues. Le travail n’est donc rémunéré qu’une fois. Mais si le second, le rentier, consomme dans l’année sa rente de l’année, il a, l’année d’après, et les années suivantes, et pendant l’éternité entière, une rente toujours égale, intarissable, perpétuelle. Le capital est donc rémunéré non pas une fois ou deux fois, mais un nombre indéfini de fois ! En sorte qu’au bout de cent ans, la famille qui a placé 20,000 fr. à 5 pour 100 aura touché 100,000 fr., ce qui ne l’empêchera pas d’en toucher encore 100,000 dans le siècle suivant. En d’autres termes, pour 20,000 fr. qui représentent son travail, elle aura prélevé, en deux siècles, une valeur décuple sur le travail d’autrui.

N’y a-t-il pas dans cet ordre social un vice monstrueux à réformer ?

Ce n’est pas tout encore. S’il plaît à cette famille de restreindre quelque peu ses jouissances, de ne dépenser, par exemple, que 900 fr. au lieu de 1,000 — sans aucun travail, sans autre peine que celle de placer 100 francs par an, elle peut accroître son capital et sa rente dans un progression si rapide, qu’elle sera bientôt en mesure de consommer autant que cent familles d’ouvriers laborieux.

Tout cela ne dénote-t-il pas que la société actuelle porte dans son sein un cancer hideux qu’il faut extirper, au risque de quelques souffrances passagères ?

C’est ce cancer hideux que vous nous aiderez, Monsieur, à extirper. Vous voulez pour l’échange la liberté, veuillez donc aussi l’égalité, afin que la fraternité, en les couronnant toutes deux, amène sur le monde le règne de la justice, de la paix et de la conciliation universelle.

[1]: La brochure Capital et Rente avait fait une certaine impression sur les classes ouvrières, à qui l’auteur s’adressait, et produit une scission dans certaine portion du socialisme. La Voix du Peuple jugea donc nécessaire de combattre cet écrit. — Au premier article de M. Chevé, Bastiat fit demander à la rédaction la permission de répondre et l’obtint. Mais il fut prévenu que, pour la continuation de la discussion, M. Proudhon se substituait à M. Chevé. Les répliques se succédèrent à peu près de semaine en semaine jusqu’à la treizième lettre, dans laquelle M. Proudhon déclara le débat clos. Il fit de la collection des treize lettres un volume sous ce titre : Intérêt et Principal. Bastiat, usant de son droit, publia de son côté la même collection, augmentée d’une quatorzième lettre, et lui donna pour titre : Gratuité du crédit. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)

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