Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 12 décembre 1847.
Protection à l’industrie nationale ! Protection au travail national ! Il faut avoir l’esprit bien de travers et le cœur bien pervers pour décrier une si belle et bonne chose.
— Oui, certes, si nous étions bien convaincus que la protection, telle que l’a décrétée la Chambre du double vote, a augmenté le bien-être de tous les Français, nous compris ; si nous pensions que l’urne de la Chambre du double vote, plus merveilleuse que celle de Cana, a opéré le miracle de la multiplication des aliments, des vêtements, des moyens de travail, de locomotion et d’instruction, — en un mot, de tout ce qui compose la richesse du pays, — il y aurait à nous ineptie et perversité à réclamer le libre-échange.
Et pourquoi, en ce cas, ne voudrions-nous pas de la protection ? Eh ! Messieurs, démontrez-nous que les faveurs qu’elle accorde aux uns ne sont pas faites aux dépens des autres ; prouvez-nous qu’elle fait du bien à tout le monde, au propriétaire, au fermier, au négociant, au manufacturier, à l’artisan, à l’ouvrier, au médecin, à l’avocat, au fonctionnaire, au prêtre, à l’écrivain, à l’artiste, prouvez-nous cela, et nous vous promettons de nous ranger autour de sa bannière ; car, quoi que vous en disiez, nous ne sommes pas fous encore.
Et, en ce qui me concerne, pour vous montrer que ce n’est pas par caprice et par étourderie que je me suis engagé dans la lutte, je vous vais conter mon histoire.
Après avoir fait d’immenses lectures, profondément médité, recueilli de nombreuses observations, suivi de semaine en semaine les fluctuations du marché de mon village, entretenu avec de nombreux négociants une active correspondance, j’étais enfin parvenu à la connaissance de ce phénomène :
Quand la chose manque, le prix s’élève.
D’où j’avais cru pouvoir, sans trop de hardiesse, tirer cette conséquence :
Le prix s’élève quand et parce que la chose manque.
Fort de cette découverte, qui me vaudra au moins autant de célébrité que M. Proudhon en attend de sa fameuse formule : La propriété, c’est le vol, j’enfourchai, nouveau Don Quichotte, mon humble monture, et entrai en campagne.
Je me présentai d’abord chez un riche propriétaire et lui dis :
— Monsieur, faites-moi la grâce de me dire pourquoi vous tenez tant à la mesure que prit en 1822 la Chambre du double vote relativement aux céréales ?
— Eh, morbleu ! la chose est claire, parce qu’elle me fait mieux vendre mon blé.
— Vous pensez donc que, depuis 1822 jusqu’en 1847, le prix du blé a été, en moyenne, plus élevé en France, grâce à cette loi, qu’il ne l’eût été sans elle ?
— Certes oui, je le pense, sans quoi je ne la soutiendrais pas.
— Et si le prix du blé a été plus élevé, il faut qu’il n’y ait pas eu autant de blé en France, sous cette loi que sans cette loi ; car si elle n’eût pas affecté la quantité, elle n’aurait pas affecté le prix.
— Cela va sans dire.
Je tirai alors de ma poche un memorandum où j’écrivis ces paroles :
« De l’aveu du propriétaire, depuis vingt-neuf ans que la loi existe, il y a eu, en définitive, moins de blé en France qu’il n’y en aurait eu sans la loi. »
De là je me rendis chez un éleveur de bœufs.
— Monsieur, seriez-vous assez bon pour me dire par quel motif vous tenez à la restriction qui a été mise à l’entrée des bœufs étrangers par la Chambre du double vote ?
— C’est que, par ce moyen, je vends mes bœufs à un prix plus élevé.
— Mais si le prix des bœufs est plus élevé à cause de cette restriction, c’est un signe certain qu’il y a eu moins de bœufs vendus, tués et mangés dans le pays, depuis vingt-sept ans, qu’il n’y en aurait eu sans la restriction ?
— Belle question ! nous n’avons voté la restriction que pour cela.
J’écrivis sur mon memorandum ces mots :
« De l’aveu de l’éleveur de bœufs, depuis vingt-sept ans que la restriction existe, il y a eu moins de bœufs en France qu’il n’y en aurait eu sans la restriction. »
De là je courus chez un maître de forges.
— Monsieur, ayez l’extrême obligeance de me dire pourquoi vous défendez si vaillamment la protection que la Chambre du double vote a accordée au fer ?
— Parce que, grâce à elle, je vends mon fer à plus haut prix.
— Mais alors, grâce à elle aussi, il y a moins de fer en France que si elle ne s’en était pas mêlée ; car si la quantité de fer offerte était égale ou supérieure, comment le prix pourrait-il être plus élevé ?
— Il coule de source que la quantité est moindre, puisque cette loi a eu précisément pour but de prévenir l’invasion.
Et j’écrivis sur mes tablettes :
« De l’aveu du maître de forges, depuis vingt-sept ans, la France a eu moins de fer par la protection qu’elle n’en aurait eu par la liberté. »
Voici qui commence à s’éclaircir, me dis-je ; et je courus chez un marchand de drap.
— Monsieur, me refuserez-vous un petit renseignement ? Il y a vingt-sept ans que la Chambre du double vote, dont vous étiez, a voté l’exclusion absolue du drap étranger. Quel a pu être son motif et le vôtre ?
— Ne comprenez-vous pas que c’est afin que je tire meilleur parti de mon drap et fasse plus vite fortune ?
— Je m’en doute. Mais êtes-vous bien sûr d’avoir réussi ? Est-il certain que le prix du drap ait été, pendant ce temps, plus élevé que si la loi eût été rejetée ?
— Cela ne peut faire l’objet d’un doute. Sans la loi, la France eût été inondée de drap, et le prix se serait avili ; ce qui eût été un malheur effroyable.
— Je ne cherche pas encore si c’eût été un malheur ; mais, quoi qu’il en soit, vous convenez que le résultat de la loi a été de faire qu’il y ait eu moins de drap en France ?
— Cela a été non-seulement le résultat de la loi, mais son but.
— Fort bien, dis-je ; et j’écrivis sur mon calepin :
« De l’aveu du fabricant, depuis vingt-sept ans, il y a eu moins de drap en France à cause de la prohibition. »
Il serait trop long et trop monotone d’entrer dans plus de détails sur ce curieux voyage d’exploration économique.
Qu’il me suffise de vous dire que je visitai successivement un pasteur marchand de laine, un colon marchand de sucre, un fabricant de sel, un potier, un actionnaire de mines de houille, un fabricant de machines, d’instruments aratoires et d’outils, — et partout j’obtins la même réponse.
Je rentrai chez moi pour revoir mes notes et les mettre en ordre. Je ne puis mieux faire que de les publier ici.
« Depuis vingt-sept ans, grâce aux lois imposées au pays par la Chambre du double vote, il y a eu en France :
Moins de blé ;
Moins de viande ;
Moins de laine ;
Moins de houille ;
Moins de bougies ;
Moins de fer ;
Moins d’acier ;
Moins de machines ;
Moins de charrues ;
Moins d’outils ;
Moins de draps ;
Moins de toiles ;
Moins de fils ;
Moins de calicot ;
Moins de sel ;
Moins de sucre ;
Et moins de toutes les choses qui servent à nourrir, vêtir, loger, meubler, chauffer, éclairer et fortifier les hommes. »
Par le grand Dieu du ciel, m’écriai-je, puisqu’il en est ainsi, la France a été moins riche.
En mon âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, par la mémoire de mon père, de ma mère et de mes sœurs, par mon salut éternel, par tout ce qu’il y a de cher, de précieux, de sacré et de saint en ce monde et dans l’autre, j’ai cru que ma conclusion était juste.
Et si quelqu’un me prouve le contraire, non-seulement je renoncerai à raisonner sur ces matières, mais je renoncerai à raisonner sur quoi que ce soit ; car en quel raisonnement pourrai-je avoir confiance, si je n’en puis avoir en celui-là ?
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