Discours au cercle de la librairie [1]

Frédéric Bastiat

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16 décembre 1847.

Messieurs,

Un de mes amis, qui assistait dernièrement à une séance de l’Académie des sciences morales et politiques, m’a rapporté que la conversation étant tombée sur la propriété, qui, vous le savez, est fréquemment attaquée de nos jours, sous une forme ou sous une autre, un membre de cette compagnie avait résumé sa pensée sous cette forme : l’homme naît propriétaire. Ce mot, Messieurs, je le répète ici comme expression la plus énergique et la plus juste de ma pensée.

Oui, l’homme naît propriétaire, c’est-à-dire que la propriété est le résultat de son organisation.

On naît propriétaire, car on naît avec des besoins auxquels il faut absolument pourvoir pour se développer, pour se perfectionner et même pour vivre ; et on naît aussi avec un ensemble de facultés coordonnées à ces besoins.

On naît donc avec la propriété de sa personne et de ses facultés. C’est donc la propriété de la personne qui entraîne celle de leur produit.

Il en résulte de là que la propriété est aussi naturelle que l’existence même de l’homme.

Cela est si vrai qu’on en voit les rudiments chez les animaux eux-mêmes ; car, en tant qu’il y a de l’analogie entre leurs besoins et leurs facultés et les nôtres, il doit en exister dans les conséquences nécessaires de ces facultés et de ces besoins.

Quand l’hirondelle a butiné des brins de paille et de mousse, qu’elle les a cimentés avec un peu de boue et qu’elle en a construit un nid, on ne voit pas ses compagnes lui ravir le fruit de son travail [2].

Chez les sauvages aussi, la propriété est reconnue. Quand un homme a pris quelques branches d’arbres, quand il a façonné ces branches en arcs ou en flèches, quand il a consacré à ce travail un temps dérobé à des occupations plus immédiatement utiles, quand il s’est imposé des privations pour arriver à se munir d’armes, toute la tribu reconnaît que ces armes sont sa propriété ; et le bon sens dit que, puisqu’elles doivent servir à quelqu’un et produire une utilité, il est bien naturel que ce soit à celui qui s’est donné la peine de les fabriquer. Un homme plus fort peut certainement les ravir, mais ce n’est pas sans soulever l’indignation générale, et c’est précisément pour mieux prévenir ces extorsions que les gouvernements ont été établis.

Ceci montre, Messieurs, que le droit de propriété est antérieur à la loi. Ce n’est pas la loi qui a donné lieu à la propriété, mais, au contraire, la propriété qui a donné lieu à la loi. Cette observation est importante ; car il est assez commun, surtout parmi les juristes, de faire reposer la propriété sur la loi, d’où la dangereuse conséquence que le législateur peut tout bouleverser en conscience. Cette fausse idée est l’origine des plans d’organisation dont nous sommes inondés. Il faut dire, au contraire, que la loi est le résultat de la propriété, et la propriété, le résultat de l’organisation humaine.

Mais le cercle de la propriété s’étend et se consolide avec la civilisation. Plus la race humaine est faible, ignorante, passionnée, violente, plus la propriété est restreinte et incertaine.

Ainsi, chez les sauvages dont je parlais tout à l’heure, quoique le droit de propriété soit reconnu, l’appropriation du sol ne l’est pas ; La tribu en jouit en commun. À peine même une certaine superficie de terre est-elle reconnue comme propriété à chaque tribu par les tribus voisines. Pour constater ce phénomène, il faut rencontrer un degré plus élevé de civilisation et observer les peuples partout.

Aussi qu’arrive-t-il ? c’est que, dans l’état sauvage, la terre n’étant point personnellement possédée, tous recueillent les fruits spontanés qu’elle donne, mais nul ne songe à la travailler. Dans ces contrées, la population est rare, misérable, décimée par la souffrance, la maladie et la famine.

Chez les nomades, les tribus jouissent en commun d’un espace déterminé ; on peut au moins élever des troupeaux. La terre est plus productive, la population plus nombreuse, plus forte, plus avancée.

Au milieu des peuples civilisés, la propriété a franchi le dernier pas ; elle est devenue individuelle. Chacun, sûr de recueillir le fruit de son travail, fait rendre au sol tout ce qu’il peut rendre. La population s’accroît en nombre et en richesse.

Je ne puis m’empêcher, Messieurs, de retenir un moment notre attention sur les conséquences de ce droit de propriété personnelle attaché au sol.

Au moment où l’appropriation s’opère, la population est excessivement rare comparée à l’étendue des terres ; chacun peut donc clore à ses frères, puisqu’il y a surabondamment de la terre pour tout le monde. Non-seulement il ne nuit pas à ses frères, mais il leur est utile, et voici comment : quelque grossière que soit une culture, elle donne toujours plus de produits, en un an, que le cultivateur et sa famille n’en peuvent consommer. Une partie de la population peut donc se livrer à d’autres travaux, comme la chasse, la pêche, la confection des vêtements, des habitations, des armes, des outils, etc., et échanger avec avantage ce travail contre du travail agricole. Observez, Messieurs, que tant que la terre non encore appropriée abondera, ces deux natures de travaux se développeront parallèlement d’une manière harmonique ; il sera impossible à l’un d’opprimer l’autre. Si la classe agricole mettait ses services à trop haut prix, on déserterait les autres industries pour défricher de nouvelles terres. Si, au contraire, l’industrie exigeait une rémunération exorbitante, on verrait le capital et le travail préférer l’industrie à l’agriculture, en sorte que la population pourrait progresser longtemps et l’équilibre se maintenir, avec quelques dérangements partiels, sans doute, mais d’une manière bien plus régulière que si le législateur y mettait la main.

 

Mais, lorsque la totalité du territoire est occupée, il se produit un phénomène qu’il faut remarquer.

La population ne laisse pas de croître. Les nouveaux venus n’ont pas le choix de leurs occupations. Il leur faut pourtant plus d’aliments, puisqu’il y a plus de bouches, plus de matières premières, puisqu’il y a plus d’êtres humains à vêtir, loger, chauffer, éclairer, etc.

Il me paraît incontestable que le droit de ces nouveaux venus est de travailler pour des populations étrangères, d’envoyer au dehors leurs produits pour recevoir des aliments. Que si, par la constitution politique du pays, la classe agricole a le pouvoir législatif du pays, et si elle profite de ce pouvoir pour faire une loi qui défende à toute la population de travailler pour le dehors, l’équilibre est rompu ; et il n’y a pas de limite à l’intensité du travail que les propriétaires fonciers pourront exiger en retour d’une quantité donnée de subsistances.

 

Messieurs, d’après ce que je viens de dire de la propriété en général, il me semble difficile de ne pas reconnaître que la propriété littéraire rentre dans le droit commun. (Adhésions.) Un livre n’est-il pas le produit du travail d’un homme, de ses facultés, de ses efforts, de ses soins, de ses veilles, de l’emploi de son temps, de ses avances ? Ne faut-il pas que cet homme vive pendant qu’il travaille ? Pourquoi donc ne recevrait-il pas des services volontaires de ceux à qui il rend des services ? Pourquoi son livre ne serait-il pas sa propriété ? Le fabriquant de papier, l’imprimeur, le libraire, le relieur, qui ont matériellement concouru à la formation d’un livre, sont rémunérés de leur travail. L’auteur sera-t-il seul exclu des rémunérations dont son livre est l’occasion ? [3]

 

Ce sera beaucoup avancer la question que de la traiter historiquement. Permettez-moi de vous rendre compte fort succinctement de l’état de la législation sur cette matière.

J’ai défini devant vous la propriété. J’ai dit : « Toute production appartient à celui qui l’a formée, et parce qu’il l’a formée. » Messieurs, il fut un temps où l’on était bien loin de reconnaître un principe qui nous paraît aujourd’hui si simple. Vous comprendrez que ce principe ne pouvait être admis ni dans le droit romain, ni par l’aristocratie féodale, ni par les rois absolus ; car il eût renversé une société fondée sur la conquête, l’usurpation et l’esclavage. Comment voulez-vous que les Romains, qui vivaient sur le travail des nations conquises ou des esclaves, que les Normands, qui vivaient sur le travail des Saxons, pussent donner pour base à leur droit public cette maxime subversive de toute spoliation organisée : « Une production appartient à celui qui l’a formée. »

À l’époque où l’imprimerie fut inventée, un autre droit existait en Europe. Le roi était le maître, le propriétaire universel des choses et des hommes. Permettre de travailler était un droit domanial et royal. La règle était que tout émanait du prince. Nul n’avait le droit d’exercer une profession. Le droit ne pouvait résulter que d’une concession royale. Le roi désignait les personnes qu’il lui plaisait de placer dans l’exception pour un genre de travail déterminé, à qui il voulait bien, par monopole, par privilége, privata lex, conférer la faculté de vivre en travaillant.

La profession d’écrivain ne pouvait échapper à cette règle. Aussi l’édit du 26 août 1686, le premier qui se soit occupé de ces matières, dispose ainsi : « Il est défendu à tous les imprimeurs et libraires d’imprimer et mettre en vente un ouvrage pour lequel aucun privilége n’aura été accordé, sous peine de confiscation et de punition exemplaire. »

Et remarquez, Messieurs, que toute la théorie de la propriété, telle qu’elle est encore enseignée dans nos écoles, est puisée dans le droit romain et féodal. Et, si je ne me trompe, la définition officielle de la propriété sur les bancs de l’école est encore le jus utendi et abutendi. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de juristes négligent de rechercher des rapports entre la propriété et la nature de l’homme, surtout en ce qui concerne la propriété littéraire.

Il arriva que, relativement au privilégié, le monopole avait tous les effets de la propriété. Déclarer que nul, sinon l’auteur, n’aurait la faculté d’imprimer le livre, c’était faire l’auteur propriétaire, sinon de droit, du moins de fait.

La révolution de 1789 devait renverser cet ordre de choses. C’est ce qui arriva. L’Assemblée constituante reconnut à chacun la faculté d’écrire et de faire imprimer ; mais elle crut avoir tout fait en reconnaissant le droit, et ne songea pas à stipuler des garanties en faveur de la propriété littéraire. Elle proclama un droit de l’homme et non une propriété. Elle détruisait ainsi cette sorte de garantie, qui, sous l’ancien régime, résultait incidemment du monopole. Aussi, pendant quatre ans, chacun put à son gré multiplier et vendre à son profit les copies des livres des auteurs vivants ; c’est comme si l’Assemblée constituante avait dit : « Cultiver la terre est un droit de l’homme, » et qu’en conséquence chacun eût été libre de s’emparer du champ de son voisin. [4]

Par une coïncidence bien singulière, et qui prouve combien les mêmes causes produisent les mêmes effets, les choses s’étaient passées exactement de même en Angleterre. Là aussi le droit de travailler avait été d’émanation royale. Là aussi la faculté n’avait été d’abord qu’une concession, un privilége. Là aussi ces monopoles avaient été détruits et le droit au travail reconnu. Là aussi on avait cru tout faire en paralysant l’action royale ; et en reconnaissant que chacun aurait le droit d’écrire et d’imprimer, on avait omis de stipuler que l’œuvre appartenait à l’ouvrier. Là aussi enfin, cet interrègne de la loi dura trois à quatre années, pendant lesquelles la propriété littéraire fut mise au pillage.

En Angleterre comme en France, l’aspect de ces désordres amena la législation qui, à très-peu de choses près, régit encore les deux pays.

La Convention rendit, sur le rapport de Lackanal, un décret dont les termes méritent d’être cités. (L’orateur les commente.)

Cette dernière observation répond à une objection qu’on a souvent élevée contre la propriété littéraire. On dit : Tant que l’auteur a entre les mains son manuscrit, personne ne lui conteste la propriété de son œuvre ; mais une fois qu’il l’a livré à l’impression, doit-il être propriétaire de toutes les éditions futures ? chacun n’a-t-il pas le droit de multiplier et de faire vendre ces éditions ? [5]

Messieurs, la loi ne doit être ni un jeu de mots ni une surprise ; il n’y a pas d’autre manière de tirer parti d’un livre que d’en multiplier les copies et de les vendre. [6] Accorder cette faculté à ceux qui n’ont pas fait le livre ou qui n’en ont pas obtenu la cession, c’est déclarer que l’œuvre n’appartient pas à l’ouvrier, c’est nier la propriété même. C’est comme si l’on disait : Le champ sera approprié, mais les fruits seront au premier qui s’en emparera. (Applaudissements.)

Après avoir lu les considérants du décret, il est difficile de s’expliquer le décret lui-même. Il se borne à attribuer aux auteurs, comme cadeau législatif, l’usufruit de leur œuvre. En effet, de même que déclarer un homme usufruitier à perpétuité, c’est le déclarer propriétaire, — dire qu’il sera propriétaire pendant un nombre d’années déterminé, c’est dire qu’il sera usufruitier. Ce n’est pas un mot qui constitue le droit : la loi aurait beau dire que je m’appelle empereur ; si elle me laisse dans la situation où je suis, elle ne fait que proclamer un mensonge.

Notre législation actuelle ne me paraît fondée sur aucun principe. Ou la propriété littéraire est un droit supérieur à la loi, et alors la loi ne doit faire autre chose que le constater, le régler et le garantir ; ou l’œuvre littéraire appartient au public, et, en ce cas, on ne voit pas pourquoi l’usufruit est attribué à l’auteur. [7]

Il me semble que cette disposition de la loi se ressent des idées dont notre ancien droit public avait imbu les esprits. La Convention s’est substituée au Roi ; elle a cru faire envers les auteurs un acte de munificence qu’elle était maîtresse de régler et de limiter ; elle a supposé que le fond du droit était en elle et non dans l’auteur, et alors elle en a cédé ce qu’elle a jugé à propos d’en céder. Mais, en ce cas, pourquoi cette solennelle déclaration du droit ?

… Un écrivain de talent a consacré des pages éloquentes à combattre, dans son principe même, la propriété littéraire. Il se fonde sur ce qu’il y a de triste et de dégradant, selon lui, à voir le génie chercher sa récompense dans un peu d’or. Je ne puis m’empêcher de craindre qu’il n’y ait dans cette manière de juger un reste de préventions aristocratiques, et que l’auteur n’ait cédé, à son insu, à ce sentiment de mépris pour le travail, qui était le caractère distinctif des anciens possesseurs d’esclaves, et qui nous est inculqué à tous avec l’éducation universitaire. Les écrivains sont-ils d’une autre nature que les hommes ? N’ont-ils pas des besoins à satisfaire, une famille à élever ? Y a-t-il quelque chose de méprisable en soi à recourir pour cela au travail intellectuel ? Les mots mercantilisme, industrialisme, individualisme, s’accumulent sous la plume de M. Blanc. Est-ce donc une chose basse, ignoble, honteuse, d’échanger librement des services, parce que l’or sert d’intermédiaire à ces échanges ? Sommes-nous tous nobles par nature ? descendons-nous des dieux de l’Olympe ?

Après avoir flétri ce sentiment, je pourrais dire cette nécessité qui soumet les hommes à recevoir des services en échange de ceux qu’ils rendent, et, pour trancher le mot, à travailler en vue d’une rémunération, M. Blanc imagine tout un système de rémunération. Seulement il veut qu’elle soit nationale et non individuelle. Je n’examinerai pas le système de M. Blanc, qui me paraît susceptible de beaucoup d’objections. Mais est-il certain que les écrivains conserveront plus de dignité quand la brigue et les sollicitations seront le chemin des récompenses ? (Rires.)

Je suis d’accord avec M. Blanc que, dans l’état actuel des choses, les livres amusants, dangereux, quelquefois corrupteurs, et toujours faits à la hâte, sont plus lucratifs que les grands et sérieux ouvrages, qui ont exigé beaucoup de travaux et de veilles. Mais pourquoi ? parce que le public demande ces livres ; on lui sert ce qu’il veut. Il en est ainsi de toutes les productions. Partout où les masses sont disposées à faire des sacrifices pour obtenir une chose, cette chose se fait ; il se trouve toujours des gens qui la font. Ce ne sont pas des mesures législatives qui corrigeront cela, c’est le perfectionnement des mœurs. En toutes choses, il n’y a de ressource que dans le progrès de l’opinion publique [8].

On dira que c’est un cercle vicieux, puisque les mauvais livres ne font que corrompre de plus en plus les masses et l’opinion ; je ne le crois pas. Je suis convaincu qu’il y a des natures d’ouvrages que le temps décrédite.

Au reste, il me semble que la propriété littéraire est un obstacle à ce danger. N’est-il pas évident que plus l’usufruit est restreint, plus il y a intérêt à écrire vite, à abonder dans le sens de la vogue ?

Quant au désintéressement dont M. Blanc parle en termes chaleureux, et, je puis le dire, pleins d’élévation et d’éloquence, à Dieu ne plaise que je me sépare de lui sur ce terrain. Certes, les hommes qui veulent rendre sans aucune rémunération des services à la société, dans quelque branche que ce soit, militaire, ecclésiastique, littéraire ou autre, méritent toute notre sympathie, tous nos hommages, et plus encore si, comme les grands modèles qu’il nous cite, ils travaillent dans le dénûment et la douleur. Mais quoi ! serait-il généreux à la société de s’emparer du dévouement d’une classe particulière pour s’en faire un titre contre elle, pour l’imposer comme une obligation légale, et pour refuser à cette classe le droit commun de recevoir des services contre ses services ? (Mouvement.)

Parmi les objections que l’on fait, non sur le principe de la propriété littéraire, mais à son application, il en est une qui me paraît très-sérieuse ; c’est l’état de la législation chez les peuples qui nous avoisinent. Il me semble que c’est là un de ces progrès à l’occasion desquels se manifeste le plus la solidarité des nations. À quoi servirait que la propriété littéraire fût reconnue en France, si elle ne l’était pas en Belgique, en Hollande, en Angleterre ; si les imprimeurs et libraires de ces pays pouvaient impunément violer cette propriété ? Tel est l’état des choses actuel, dira-t-on, et il n’empêche pas que notre législation n’ait accordé aux auteurs l’usufruit de leurs œuvres. L’inconvénient ne serait pas pire quant à la propriété.

Mais tout le monde sait dans quelle position anormale la contrefaçon place notre librairie relativement aux ouvrages des auteurs vivants. Que serait-ce donc si la propriété littéraire eût été reconnue en France ? si les œuvres de Corneille, de Racine et de tous les grands hommes des siècles passés étaient encore grevées d’un droit d’auteur dont les éditeurs belges s’affranchiraient ? Aujourd’hui, il y a au moins un fonds immense d’ouvrages pour la reproduction desquels notre librairie est placée sous ce rapport dans les mêmes conditions que la librairie étrangère. Sans cela, il est douteux qu’elle pût exister.

Il y en a qui pensent qu’en m’exprimant ainsi je démens ces principes de liberté commerciale que je recommande en d’autres matières, puisque je parais redouter pour notre librairie la concurrence étrangère.

Je repousse de toutes mes forces l’accusation et l’assimilation. [9]

Si les Belges, grâce à une position naturelle ou à une supériorité personnelle, peuvent imprimer à meilleur marché que nous, je regarderais comme une injustice et une folie de prohiber les livres belges ; car ce serait soutenir une industrie qui perd en mettant une taxe sur les acheteurs de livres. J’attaquerais cette protection comme toutes les autres. Mais quel rapport cela a-t-il avec la question de contrefaçon ? En bonne logique, il faut que les cas soient semblables pour être assimilés. Je suppose qu’il s’établisse une fabrique de drap sur le territoire belge, et que les Belges trouvent le moyen d’aller soustraire dans les fabriques françaises de la laine et des teintures ; évidemment ce ne serait pas là de la concurrence, ce serait de la spoliation. N’aurions-nous pas le droit de réclamer que la législation belge fût réformée, et que la diplomatie française, pour être bonne à quelque chose une fois dans sa vie, provoquât ce grand acte de justice internationale ?

 

En résumé, Messieurs, si mes vues ne sont pas celles de M. Blanc, j’ose dire que mes désirs sont les siens. Oui, je désire comme lui que notre littérature s’élève, s’épure et se moralise ; je désire que la France conserve et étende de plus en plus la légitime et glorieuse suprématie de sa belle langue, qui, plus que ses baïonnettes, portera jusqu’aux extrémités de la terre le principe de notre Révolution. (Applaudissements.)

[1]: Ce discours diffère de ceux qui précèdent en ce qu’il traite plus particulièrement de propriété littéraire ; mais il se rattache comme les autres au droit de propriété, qui n’a, quel qu’en soit l’objet, qu’une seule et même base. Avec la lettre dont nous le faisons suivre, ce discours représente tout ce que nous avons pu recueillir de l’auteur sur ce côté spécial du sujet. (note de l’éditeur de l’édition originale)

Ce texte étant le seul à notre connaissance actuelle où nous divergeons complètement et sur le fond d’avec les positions prises par Frédéric Bastiat, nous prenons la liberté d’y ajouter nos (trop nombreux) commentaires. Il nous semble que Bastiat se trompe dans ce texte, non pas dans ses arguments, mais dans ses prémisses : les arguments déployés démontrent admirablement comme la propriété est juste et doit être défendue par la loi ; mais la « propriété intellectuelle », loin d’être une propriété, comme Bastiat l’admet trop facilement, est une atteinte à la propriété. Sans doute Bastiat, pris dans le combat qui est le sien, n’a-t-il pas pu réfléchir assez à la question, et s’est-il laissé piéger par le nom de « propriété » qu’utilisent habilement auteurs et éditeurs pour faire valoir ce qui n’est que protectionnisme. (note de Faré, 2000-07-09)

[2]: On sait de nos jours qu’il existe des espèces d’animaux où les individus volent le nid d’autres individus ; sans parler d’espèces qui parasitent d’autres espèces, se conduisent en esclavagistes, etc. Bref, si dans la nature le cas général est de respecter la propriété d’individus qui la défendent un tant soit peu vigoureusement, il ne faut pas en déduire hâtivement que la propriété serait magiquement sacrée dans la nature (d’où justement l’utilité de l’association et/ou de la loi pour la défendre). Richard Dawkins traite admirablement du sujet dans ses chefs d’œuvres « The Selfish Gene » et « The Extended Phenotype ». (note de Faré, 2000-07-09)

[3]: Jusqu’ici, nous adhérions pleinement (modulo la remarque précédente) aux arguments de Frédéric Bastiat. Ce paragraphe contient un seul argument, qui, valide qu’il est, ne répond cependant pas à la question : les auteurs rendent un service, et doivent donc être rémunérés. Certes, il rendent un service, en écrivant initialement ; et c’est ce service qu’ils se doivent à eux-mêmes de faire valoir, et dont la force publique n’a en rien à s’occuper a priori. Mais l’impression, la distribution, l’édition, etc., de leur œuvre sont des services que d’autres rendent sans qu’eux-mêmes y prennent aucunement part, desquels ils ne sauraient donc rien réclamer, à moins de pouvoir faire valoir un contrat volontaire préalablement signé avec les imprimeurs, éditeurs et libraires concernés. (note de Faré, 2000-07-09)

[4]: Quant à nous, nous approuvons pleinement la révolution de 1789 à ce sujet. Loin que la liberté de copier consiste à s’emparer de la propriété de quiconque, c’est l’interdiction de copier qui consiste à priver autrui d’une de ses facultés. (note de Faré, 2000-07-09)

[5]: C’est bien là la position que nous défendons. (note de Faré, 2000-07-09)

[6]: Voilà selon nous une erreur cruciale de la part de Bastiat. Si, il existe d’autres manières de tirer parti d’un livre ! Le lire avant tout et pour commencer ; et puis le comprendre, l’améliorer, le critiquer, le reprendre, le citer, l’annoter, le corriger, le traduire, le transcrire sur des médias ignorés ou négligés par l’auteur tels que le braille ou le HTML, le mettre à jour, s’en inspirer pour de nouvelles œuvres, et last but not least, appliquer les bonnes idées qu’il contient et qui ont passé l’épreuve de la critique. Nous considérons même qu’une œuvre n’est un bien pour l’humanité qu’en tant justement qu’elle permet et suscite de telles activités dérivées de développement à partir de la contribution substantielle de l’auteur, contribution à laquelle nous refusons d’ailleurs le qualificatif d’initiale, car l’auteur lui-même ne crée pas à partir du vide, mais du milieu dans lequel il vit, qui lui fournit son sujet, son inspiration, et ses moyens de communication même (sa langue !). Bref, un service ne vaut que s’il s’inscrit dans la vie, c’est-à-dire dans la lignée de nombreux autres services, chacun desquels sera échangé par son auteur, sans que ce dernier n’ait à se soumettre à un monopole passé ni à en exiger un nouveau. Un service qui serait sans suite serait un service mort, et si la loi propageait derrière un service l’interdiction d’y donner suite, c’est la mort même qu’elle propagerait. (note de Faré, 2000-07-09)

[7]: Nous affirmons avec insistance notre accord avec les deux derniers paragraphes, dont l’argument est à double tranchant : ou bien la « propriété intellectuelle » est effectivement une propriété, et doit être défendue du début à la fin, ou bien elle ne l’est pas, et n’est que protectionnisme, qui doit être combattu du début à la fin. (note de Faré, 2000-07-09)

[8]: V. la même conclusion aux pages 140 et 144 du tome IV. (note de l’éditeur de l’édition originale)

Nous approuvons complètement l’argumentaire de Bastiat contre Louis Blanc, et la conclusion finale quant à la nature du progrès possible, à savoir le progrès de l’opinion publique, qui ne se peut faire que par l’éducation des masses (pour ne pas se méprendre à ce sujet, voir toutefois Baccalauréat et Socialisme de Bastiat). Le fait que les arguments de Blanc soient intenables ne signifie cependant pas que la conclusion à laquelle il arrive concernant la « propriété intellectuelle » soit erronée : un tel méta-argument ne serait qu’un fallacieux argumentum ad logicam, tel que répertorié dans la FAQ de alt.atheism sur la construction d’argument logique. (note de Faré, 2000-07-09)

[9]: Et pourtant ! Bastiat aurait mieux fait de s’interroger plus avant sur cette contradiction apparente, jusqu’à en trouver la substance ; car malgré ses démentis, la position de Bastiat en matière de propriété littéraire est bien une forme de protectionnisme qui s’ignore. Il faut dire qu’il n’avait sans doute pas d’interlocuteur d’assez de valeur pour comprendre sa position et lui montrer la contradiction avec des arguments valables de son propre point de vue. Quant à l’argument qui suit, il faut en dire qu’en ce qui concerne les services spéciaux d’imprimerie et d’édition, les arguments habituels contre le protectionnisme s’appliquent pour dénoncer l’interdiction d’imprimer et d’éditer à l’étranger, tandis qu’en ce qui concerne le service d’autorat, celui-ci est censé avoir été réglé et rémunéré avant toute impression, et toute rémunération volontaire a posteriori de l’œuvre ne peut alors tenir que du mécénat et non plus d’un échange de service. (note de Faré, 2000-07-09)

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