Frédéric Bastiat
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7 janvier 1848.
Messieurs, je me propose de démontrer que le libre-échange est la cause, ou du moins un des aspects de la grande cause du peuple, des masses, de la démocratie.
Mais, avant, permettez-moi de vous citer un fait qui vient à l’appui de la proposition que vient de développer avec tant de chaleur et de talent mon ami M. Coquelin.
J’ai visité à Marseille les ateliers d’un grand fabricant de machines. Cette entreprise se faisait d’abord sur de faibles dimensions, et vous en devinez le motif : le fer est fort cher en France ; il est dans la nature de la cherté de diminuer la consommation, et l’on ne peut pas faire beaucoup de machines et de navires en fer là où le haut prix de la matière première restreint l’usage de ces choses. L’établissement n’avait donc qu’une médiocre importance, lorsque le chef se décida à demander l’autorisation de travailler à l’entrepôt. Vous savez, messieurs, ce que c’est que travailler à l’entrepôt. C’est mettre en œuvre des matières que l’on va chercher partout où on les trouve au plus bas prix, à la condition, soit d’exporter le produit, soit de payer le droit de douane, si on le livre à la consommation française.
Dès cet instant la fabrique prit des proportions considérables, et il fallut bientôt lui adjoindre une succursale. Les machines qui en sortent, faites avec du fer anglais ou suédois, vont se vendre sur les marchés extérieurs, en Italie, en Égypte, en Turquie, où elles rencontrent la concurrence étrangère. Et puisque l’établissement prospère, puisqu’il occupe 1,000 à 1,200 ouvriers français, c’est une preuve sans réplique que notre pays n’est pas affligé de cette infériorité dont on parle sans cesse, même à l’égard d’une fabrication où les Anglais excellent.
C’est là du libre-échange, mais, remarquez bien ceci, du libre-échange absolu quant au côté onéreux, et fort incomplet quant au côté favorable à cet établissement.
En effet, le manufacturier dont je parle ne jouit d’aucune espèce de privilége pour la vente sur les marchés neutres. Mais, pour la fabrication, il est loin de posséder tous les avantages de la liberté.
D’abord, ni lui ni ses ouvriers ne reçoivent en franchise les objets de leur consommation personnelle, comme les Anglais. Ensuite, on ne travaille à l’entrepôt qu’à la condition de se soumettre à beaucoup d’entraves. La douane estampille tout le fer étranger, et, en le manipulant, il faut s’y prendre de manière à laisser paraître le poinçon sacré, ce qui entraîne beaucoup de fausses manœuvres et de déchets. Enfin, la houille et l’outillage ont payé d’énormes droits.
Malgré cela, la fabrique prospère ; et, chose bien remarquable, elle emploie aujourd’hui plus de fer national qu’elle n’en consommait avant d’être autorisée à mettre en œuvre du fer étranger. Pourquoi ? Parce qu’alors ce n’était qu’un établissement mesquin, et aujourd’hui c’est une usine considérable ; parce qu’elle a décuplé ses produits, et que le fer français étant nécessaire pour certaines pièces il en entre plus partiellement dans dix machines qu’il n’en entrait exclusivement dans une seule.
Voilà qui est assez satisfaisant pour notre pays, mais voici qui l’est beaucoup moins.
Quand un acquéreur se présente, notre manufacturier écoute attentivement de quelle manière il prononce le mot machine, car cela a une grande influence sur la transaction qui doit suivre.
Si le client dit : Combien cette maquine ou macine ? le manufacturier répond : 20,000 francs. Mais si le client a le malheur d’articuler en bon français machine, on lui demande sans pitié 30,000 francs. Pourquoi cette différence ? Quel rapport y a-t-il entre le prix de la machine et la manière dont le mot se prononce ? Il y en a un très-intime ; et notre fabricant, qui a beaucoup de sagacité, devine que le client qui dit macine est un Italien, et que le client qui dit machine est un Français. Or le Français, en qualité de citoyen protégé (rire prolongé), doit payer un travail exécuté en France un tiers de plus que l’étranger ; car si la machine entre dans la consommation française, elle a 33 p. 100 de droits à acquitter, d’où il résulte que les étrangers nous battent avec nos propres armes. Mais que voulez-vous ? la protection est une si bonne chose, qu’il faut bien subir quelques inconvénients pour elle. Nous aurions tort de nous plaindre, puisque nous sommes protégés, battus et contents. (Bruyante hilarité.)
Messieurs, cette machine française, vendue plus cher à nos compatriotes qu’aux étrangers, me met sur la voie d’une autre considération fort importante que je crois devoir vous soumettre.
Vous avez sans doute entendu dire que l’une des raisons qui rendent la concurrence anglaise si redoutable, c’est la supériorité des capitaux britanniques. Il y a un grand nombre de personnes qui disent : C’est ce capital anglais qui nous effraie. Sous tous les autres rapports, beauté du climat, fertilité du sol, habileté des ouvriers, nous avons des avantages réels ; et, quant au fer et à la houille, nous les aurions, par la liberté, au même prix, à très-peu de chose près, que nos rivaux eux-mêmes. Mais le capital, le capital, comment lutter contre ce colosse ?
Messieurs, je crois que je pourrais prouver que la richesse d’un peuple n’est pas nuisible à l’industrie d’un peuple voisin, par la même raison que la richesse de Paris n’a pas fait tort aux Batignolles. Mais j’accepte l’objection. Admettons que l’infériorité de notre capital nous place vis-à-vis des Anglais dans une position fâcheuse. Je vous le demande, serait-ce un bon moyen de rétablir l’équilibre que de frapper d’inertie une partie de notre capital déjà si chétif ? Si vous me disiez : Comme notre capital est fort exigu, il faut tâcher de faire rendre à 100,000 francs autant de services qu’à 120,000, je vous comprendrais. Mais que faites-vous ? Autant de fois il y a 100,000 francs en France, autant de fois, par la protection, vous les transformez en 80,000 fr. Est-ce là un bon remède au mal dont vous vous plaignez ? Est-ce là un bon moyen de rétablir l’équilibre entre les capitaux français et anglais ?
Je suppose qu’un manufacturier de Rouen et un manufacturier de Manchester élèvent, en même temps, chacun une usine, conçues absolument sur le même plan, destinées à donner exactement les mêmes produits ; enfin, identiques en tout.
Ne voyez-vous pas qu’il faudra au Rouennais un capital beaucoup plus considérable, par le fait du régime protecteur ? Il lui faudra un plus grand capital fixe, puisque ses bâtisses et ses machines lui coûteront plus cher. La disproportion sera plus grande encore dans le capital circulant, puisque, pour mettre en mouvement la même quantité de coton, de houille, de teinture, on devra faire de plus grandes avances en France qu’en Angleterre. En sorte que si l’Anglais peut commencer l’opération avec 400,000 francs, il en faudra 600,000 au Français.
Et remarquez que cela se répète pour toutes les opérations, depuis la plus gigantesque jusqu’à la plus humble, car il n’y a si mince atelier où l’outillage n’exige, en France, une plus forte dépense à cause du régime protecteur.
Maintenant, si chaque entrepreneur français, grand ou petit, faisait son inventaire, on trouverait que la France, dans un moment donné, a un capital déterminé. Donc, si dans chaque entreprise le capital est plus grand qu’il ne devrait être pour l’effet produit, il s’ensuit rigoureusement que le nombre des entreprises doit être moindre, à moins que l’on n’aille jusqu’à prétendre que, d’un tout connu, on peut tirer un égal nombre de fractions, soit qu’on les tienne grandes ou petites.
Le résultat est donc un moins grand nombre d’entreprises, une moins grande quantité de matière mise en œuvre, un moins grand nombre de produits, et par suite, plus d’ouvriers se faisant concurrence sur la place, diminution de travail et de salaires. Singulière façon de rétablir l’équilibre entre le capital français et le capital anglais ! Autant vaudrait garder la liberté et jeter un quart de nos capitaux dans la rivière. Et c’est là ce qu’on appelle mettre notre pays à même de lutter à forces égales !
C’est bien pis encore si nous considérons l’industrie agricole ; et jamais il n’y eut mystification plus grande que celle qui nous fait voir, dans la restriction, un moyen de favoriser l’agriculture.
Vous savez, Messieurs, que les terres s’achètent d’autant plus cher qu’elles donnent plus de revenu. C’est encore là une généralité, et c’est précisément pourquoi c’est une vérité.
Cela posé, admettons que les restrictions imaginées par la Chambre du double vote aient réussi à maintenir, en France, le prix du blé à un taux un peu plus élevé, un franc, par exemple, en moyenne. Il est clair que si ces mesures n’ont pas eu ce résultat, elles ont été inefficaces et ont créé des entraves inutiles, ce dont nos adversaires ne conviennent pas. Pour les combattre, il faut raisonner dans leur hypothèse. Mettons donc que le blé, qui se serait vendu 19 francs sous un régime libre, s’est vendu 20 francs sous le système protecteur.
L’hectare de terre, qui produit dix hectolitres, a donc donné 10 francs de plus par an. Il peut donc se vendre 200 francs plus cher, à 5 p. 100, à supposer que ce soit le taux auquel les terres se vendent.
Ainsi, le propriétaire a été plus riche de 200 francs en capital, et la rente lui en a été servie par ceux qui mangent du pain, lesquels ont payé les dix hectolitres de blé au prix de 20 francs chaque au lieu de 19.
Quant à l’agriculture, elle n’a pas été le moins du monde encouragée. Qu’importe au fermier de vendre ce blé 19 francs, en payant 10 francs de moins, ou de le vendre 20 francs, en payant 10 francs de plus au propriétaire ? Il n’y a pas un centime de différence dans sa rémunération, et ce prétendu encouragement ne lui fera pas produire un grain de blé de plus. Tout cela aboutit à cette chose véritablement monstrueuse : supposer au propriétaire de cet hectare de terre un capital fictif de 200 francs, et lui en faire servir la rente par quiconque mange du pain. Il eût été beaucoup plus simple de lui donner un titre pour aller toucher 10 francs tous les ans à la rue de Rivoli, en votant en même temps un impôt spécial pour ce service. Ah ! croyons que les électeurs à 1,000 francs savaient ce qu’ils faisaient.
Je voulais parler, Messieurs, sur la connexité qu’il y a entre le libre-échange et la cause démocratique ; et je crois vraiment que la digression à laquelle je viens de me livrer ne m’a pas trop écarté de mon sujet. Je regrette seulement que le temps qu’elle a pris ne me permette plus de donner à ma pensée tout le développement dont elle est susceptible.
Messieurs, en fondant notre association, nous avons eu un but spécial, et notre première règle est de ne pas nous occuper d’autre chose. Nous ne nous demandons pas les uns aux autres notre profession de foi sur des matières étrangères au but précis de l’association ; mais cela ne veut pas dire que chacun de nous ne réserve pas complétement ses convictions et ses actes politiques. Il n’a pu entrer dans notre pensée d’aliéner ainsi notre indépendance ; et comme je ne serais nullement choqué qu’un de mes collègues vînt déclarer ici qu’il est ce qu’on appelle conservateur, je ne vois aucun inconvénient à dire que, quant à moi, j’appartiens, cœur et âme, à la cause de la démocratie, si l’on entend par ce mot le progrès indéfini vers l’égalité et la fraternité, par la liberté. D’autres ajoutent : Et par l’association, — soit ; pourvu qu’elle soit volontaire ; auquel cas, c’est toujours la liberté.
Messieurs, ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans des considérations métaphysiques sur la liberté, mais permettez-moi seulement une observation. Nous ne pouvons pas nous dissimuler que toutes les sociétés modernes ont leur point de départ dans l’esclavage, dans un état de choses où un homme avec ses facultés, les fruits de son travail et sa personnalité tout entière, était la propriété d’un autre homme. L’esclave n’a pas de droits, ou au moins il n’a pas de droits reconnus. Sa parole, sa pensée, sa conscience, son travail, tout appartient au maître.
Le grand travail de l’humanité, travail préparatoire si l’on veut, mais qui absorbe ses forces jusqu’à ce qu’il soit accompli, c’est de faire tomber successivement ces injustes usurpations. Nous avons reconquis la liberté de penser, de parler, d’écrire, de travailler, d’aller d’un lieu à un autre ; et c’est la réunion de toutes ces libertés, avec les garanties qui les préservent de nouvelles atteintes, qui constitue la liberté !
La liberté n’est donc autre chose que la propriété de soi-même, de ses facultés, de ses œuvres.
Or, Messieurs, sommes-nous propriétaires de nos œuvres si nous n’en pouvons disposer par l’échange, parce que cela contrarie un autre homme ? Si, à force de soins et de travail, j’ai produit une chose, un meuble, par exemple, en suis-je le vrai propriétaire si je ne le puis envoyer en Belgique pour avoir du drap ? Et remarquez qu’il importe peu que l’échange se fasse ainsi directement. Qu’il me convienne d’envoyer ce meuble en Belgique pour l’échanger contre du drap, ou en Angleterre pour recevoir une lettre de change, ou en Arabie pour recevoir du café, ou au Pérou pour recevoir de l’or, — qui me servent à acquitter le drap belge, — si mes membres m’appartiennent, si les garantir du froid est une affaire qui me regarde, je dois être libre de choisir entre ces divers moyens de me procurer des vêtements. Lorsqu’un tiers s’interpose entre mes membres et moi et a la prétention de m’imposer la manière la plus dispendieuse de me vêtir, parce que cette interposition qui me nuit lui profite, il porte atteinte à ma propriété, à ma liberté. Non-seulement il m’empêche de recevoir le drap belge, mais du même coup il m’empêche implicitement de fabriquer le meuble, ou il diminue l’avantage que j’ai à le faire. Je ne suis plus un homme libre, mais un homme exploité ; nous sommes dans le principe de l’esclavage, esclavage fort adouci dans ses formes, fort adroit, fort subtil, dont peut-être ni celui qui en souffre ni celui qui en profite n’ont la conscience, mais qui n’en est pas moins de l’esclavage. (Sensation marquée.)
Et, Messieurs, voulez-vous que la chose vous paraisse sensible ? Imaginez-vous que cette interposition s’opère en dehors de la loi. Figurez-vous que les fabricants de drap et de coton se présentent devant la législature, et qu’ils tiennent aux députés ce langage : « Il nous est venu dans l’idée qu’il y a trop de draps et de calicots dans le pays ; que si l’on chassait les produits étrangers, nos articles seraient très-recherchés et hausseraient de prix, ce qui serait un grand avantage pour nous. Nous venons vous demander de placer des hommes sur la frontière aux frais du Trésor, pour repousser les draps et les calicots. » Supposons que les députés répondent : « Nous comprenons que cette mesure serait très-lucrative pour vous ; mais, en bonne conscience, nous ne pouvons faire supporter au public les frais de l’opération. Si le drap belge vous importune, chassez-le vous-mêmes, c’est bien le moins. » (Rires.)
Si, en conséquence de cette résolution, messieurs les fabricants faisaient garder la frontière par leurs domestiques, s’ils vous interdisaient ainsi et les moyens de vous pourvoir au dehors et les moyens d’y envoyer le fruit de votre travail, ne seriez-vous pas révoltés ?
Eh quoi ! vous croyez-vous dans une position plus brillante et surtout plus digne, parce que messieurs les prohibitionistes ont obtenu beaucoup plus, — parce que la législature met le Trésor public à leur disposition, et vous fait payer à vous-mêmes ce qu’il en coûte pour vous ravir votre liberté ? (Vive émotion.) Un homme célèbre a dit : La France est assez riche pour payer sa liberté ; la France est assez riche pour payer sa gloire. Dira-t-on aussi : La France est assez riche pour payer ses chaînes ? (Rires.)
Mais, Messieurs, étudions la question non plus économiquement, mais géographiquement. Si la restriction a été imaginée dans l’intérêt des masses, la liberté doit être un produit aristocratique, quoique assurément ces deux mots, liberté, aristocratie, hurlent de se trouver ensemble.
Voici d’abord la Suisse : c’est le pays le plus démocratique de l’Europe. Là, l’ouvrier a un suffrage qui pèse autant que celui de son chef. Et la Suisse n’a pas voulu de douane même fiscale.
Ce n’est pas qu’il ait manqué de gros propriétaires de champs et de forêts, de gros entrepreneurs qui aient essayé d’implanter en Suisse la restriction. Ces hommes qui vendent des produits disaient à ceux qui vendent leur travail : Soyez bonnes gens ; laissez-nous renchérir nos produits, nous nous enrichirons, nous ferons de la dépense, et il vous en reviendra de gros avantages par ricochet. (Hilarité.) Mais jamais ils n’ont pu persuader au peuple suisse qu’il fût de son avantage de payer cher ce qu’il peut avoir à bon marché. La doctrine des ricochets n’a pas fait fortune dans ce pays. Et, en effet, il n’y a pas d’abus qu’on ne puisse justifier par elle. Avant 1830, on pouvait dire aussi : C’est un grand bonheur que le peuple paye une liste civile de 36 millions. La cour mène grand train, et l’industrie profite par ricochet…
En vérité, je crois que, dans certain petit volume, j’ai négligé d’introduire un article intitulé : Sophisme des ricochets.
Je réparerai cet oubli à la prochaine édition [1]. (Hilarité prolongée.)
Nos adversaires disent que l’exemple de la Suisse ne conclut pas, parce que c’est un pays de montagnes. (Rires.) Voyons donc un pays de plaines.
La Hollande jouissait en même temps de la liberté politique et de la liberté commerciale ; et, comme le disait tout à l’heure notre honorable président, elle regrette ce régime de libre-échange, sous lequel elle était devenue, malgré l’infériorité de sa position, un des pays les plus florissants et même les plus puissants de l’Europe.
Voyez encore l’Italie. À l’aurore de son affranchissement sa première pensée — non, sa seconde pensée, la première est pour l’indépendance nationale (applaudissements) — sa seconde pensée est pour la liberté du commerce et la destruction de tous les monopoles.
Traversons l’Océan. Vous savez que l’Amérique septentrionale est une démocratie. Il y a cependant des nuances, il y a le parti whig et le parti populaire. L’un veut la restriction, l’autre la liberté. Ce dernier a triomphé, en 1846, et a porté M. Polk à la présidence. Tout l’effort de la lutte a porté précisément sur cette question des tarifs ; et, malgré la résistance acharnée des whigs, résistance poussée jusqu’à cette limite après laquelle il n’y a plus que la guerre civile, le principe de la protection a été exclu du tarif. Quel a été le résultat ? Vous le savez ; le président Polk l’a hautement proclamé dans son message. Mais que dis-je ? non, vous ne le savez pas, car la traduction qu’ont donnée de ce document nos journaux, à commencer par le Moniteur, est très-habilement arrangée pour vous égarer.
Ici l’orateur donne lecture du message et compare les traductions.
Je dois cependant dire que d’autres journaux, entre autres le National, ont reproduit les passages supprimés par le Moniteur et la Presse. Mais, hélas ! par je ne sais quelle fatalité, le National a omis ce qui intéressait le plus son public, les paragraphes qui se rapportent à la marine marchande et à la hausse des salaires.
Enfin, Messieurs, que se passe-t-il en Angleterre ? N’est-il pas de notoriété publique que c’est la démocratie qui réalise la liberté commerciale, et que l’aristocratie lui oppose une résistance désespérée ? Ignorez-vous que les lords anglais, ces vigilants conservateurs de tout ce qui porte quelque stigmate de féodalité, ont rejeté d’au milieu d’eux et chassé du pouvoir sir R. Peel lui-même, leur général, pour avoir, en présence de la famine, laissé entrer le blé étranger ?
J’ai nommé l’Angleterre. C’est un sujet que les passions du jour rendent délicat ; l’heure avancée ne me permettant pas de dire ma pensée tout entière, j’aime mieux m’abstenir. Sans cela, croyez que je m’expliquerais ouvertement ; car je ne crois pas qu’un acte d’indépendance puisse être mal accueilli devant un auditoire français. Je ne crains pas d’être réfuté, je ne crains pas d’être critiqué ; mais il m’est bien permis de craindre d’être mal compris. (Approbation.)
Je dirai cependant que l’aristocratie britannique a la vue longue. Elle sait tout ce que la liberté commerciale porte dans ses flancs. Elle sait que c’est la fin du régime colonial, la mort de l’acte de navigation, le renversement de sa diplomatie traditionnelle, le terme de sa politique envahissante et jalouse. Ce qu’elle regrette, ce n’est pas seulement le monopole du blé, c’est un autre monopole qu’elle voit compromis, l’exploitation de l’armée, de la marine, des gouvernements lointains et des ambassades. Aussi la voyons-nous en ce moment même pousser un ridicule cri d’alarme. À l’entendre, l’Angleterre est au moment d’être envahie. Il faut courir aux armes, multiplier les places fortes, les bataillons, les vaisseaux de guerre, c’est-à-dire les commodores et les colonels (on rit), en un mot les charges publiques, son riche domaine. Selon sa tactique constante, elle essaye de mettre le peuple de son côté, en réveillant ses plus mauvais instincts, en faussant en lui le sentiment national.
Voilà le spectacle que nous offre aujourd’hui même l’aristocratie anglaise. Mais les hommes éclairés de la démocratie ont les yeux ouverts sur ces menées. Ils ne laisseront pas ce déploiement de force brutale, venant à la suite des mesures de l’année dernière, aller dans toute l’Europe décréditer et amoindrir le libre-échange. Il y a quelques mois, M. Cobden paraissait rassasié par la reconnaissance publique. Et aujourd’hui le voilà affrontant une impopularité passagère, parce qu’il réclame, avec le libre-échange, toutes les conséquences du libre-échange, c’est-à-dire un changement complet dans la politique de son pays, et le bienfait du désarmement, suivi de l’allégement des taxes publiques. Il rentre dans l’agitation ; car il s’aperçoit que son œuvre est incomplète, et qu’après avoir fait triompher le libre-échange dans les lois, il lui reste à faire pénétrer l’esprit du libre-échange dans les cœurs. Et je dis que quiconque ne sympathise avec ses nobles efforts n’a pas l’intelligence de l’avenir. (Applaudissements prolongés.)
Mais qu’ai-je besoin de chercher des exemples au dehors ? Pour montrer que notre cause est celle des masses, ne suffit-il pas de jeter un coup d’œil sur notre histoire contemporaine ? Il y en a, parmi vous, qui ont pu voir les éléments démocratique et aristocratique parvenir à leur apogée, je dirai même à leur exagération, l’un en 93, l’autre en 1822. La Convention et la Chambre du double vote, voilà les points extrêmes des deux principes. Or, qu’ont fait ces assemblées ? L’une a mis toutes les restrictions à la sortie des produits, l’autre à leur entrée.
Je ne nie pas qu’il n’y eût des prohibitions à l’entrée sous la République. Elles furent établies, comme mesures de guerre, par un décret d’urgence du Comité de salut public.
Mais quant au tarif, permettez-moi de vous dire dans quel esprit il était conçu.
En 93, les législateurs étaient nommés par la foule. On peut même dire qu’ils étaient sous la dépendance immédiate, constante, ombrageuse de la foule. Aussi, à quel résultat aspire le tarif ? À créer la plus grande abondance possible des aliments, des vêtements et de tous les objets de consommation générale. Pour atteindre ce but, que fait-on ? On décrète que toutes les choses vraiment utiles pourront librement entrer ; et afin que la masse n’en soit pas ébréchée par l’exportation, on décrète qu’elles ne pourront pas sortir.
Certes, Messieurs, je ne justifie pas cette dernière mesure. C’est une atteinte à la propriété, à la liberté, au travail ; et je suis convaincu qu’elle allait contre le but qu’on avait en vue.
Mais il n’en reste pas moins que toute la préoccupation du législateur, à cette époque, était de mettre la plus grande abondance possible à la portée du peuple ; et pour cela il allait jusqu’à violer la propriété.
Voici quelques articles entièrement exempts de droits à l’entrée :
Bestiaux de toutes sortes, grains de toutes sortes, beurres frais, fondu et salé, bois de toutes sortes, chair salée de toutes sortes, chanvre, même apprêté, charbon de bois, coton en rame et en laine, cuivre, fer en gueuse et tenaille (le fer en barre payait 1 franc par quintal, l’acier 1 fr. 50 c.), laines, lard frais, légumes, lin teillé ou apprêté, mâts de vaisseaux, suif, etc., et les farines de toutes sortes sauf la farine d’avoine. Et voyez, Messieurs, quelle minutieuse sollicitude se révèle jusque dans cette singulière exception. Pourquoi exclure seulement la farine d’avoine ? Cela ne peut s’expliquer que par la crainte que les spéculateurs ne mêlassent à la nourriture du peuple un ingrédient grossier indigne de l’homme.
Maintenant voici quelques articles dont la sortie est entièrement prohibée :
Argent et or, bestiaux, matières résineuses, chanvre, coton en laine, cuirs, cuivre, grains et farines de toutes sortes, laines, lins, engrais, matières premières du papier, suif, etc., etc.
Messieurs, le peuple de 93 n’était pas plus profond économiste que celui de 1822 ; mais on le consultait alors. On lui demandait : Veux-tu qu’on taxe le froment étranger afin d’élever le prix du froment naturel ? Et, avec ce bon sens que je vous ai signalé chez les Suisses, il répondit : Non. (Rire général.)
Une preuve que ce n’est pas le progrès de l’économie politique qui dirigeait le législateur en veste, c’est un article bien remarquable que je dois encore vous lire.
On voulait tout laisser entrer ; on ne voulait rien laisser sortir. C’était une contradiction. Évidemment pour recevoir, il faut payer. On se condamnait donc à tout payer en or. Mais à cette époque, comme aujourd’hui, on était convaincu que la sortie de l’or est une calamité publique. Comment donc échapper à la difficulté ?
On décréta qu’il serait défendu, sous des peines sévères (en harmonie avec les mœurs de l’époque), d’exporter de l’or, « à moins qu’on ne prouve, dit le décret, qu’on en fait entrer la contre-valeur en objets nécessaires à la consommation du peuple ; » et à la suite on désigne toujours les mêmes objets : Bestiaux, grains, farines, lin, suifs, etc.
En sorte que, pendant que nous justifions l’exclusion des choses utiles par la peur que l’or ne sorte, les importer était le motif même pour lequel la Convention permettait la sortie de l’or.
1822 arriva, et avec lui le triomphe de la grande propriété, le principe aristocratique, la Chambre du double vote.
Et que fait-elle, cette Chambre ? Précisément le contraire de ce qu’avait fait la Convention. Elle s’oppose à l’entrée des produits pour en provoquer la cherté, et, par le même motif, elle en favorise la sortie.
Se peut-il concevoir deux législations plus opposées et qui, dans leur exagération, portent plus manifestement l’empreinte de leur origine ? L’une pousse la passion démocratique jusqu’à violer la propriété du riche, dans l’intérêt mal entendu du pauvre ; l’autre pousse la passion aristocratique jusqu’à violer la propriété du pauvre, dans l’intérêt mal entendu du riche ! (Sensation.)
Pour nous, nous disons : La justice est dans la liberté du travail et de l’échange. (Applaudissements.)
En présence de ces faits, en présence du triomphe de l’élément aristocratique qui éclate dans notre tarif, est-il rien de plus surprenant et de plus triste, Messieurs, que de voir une partie considérable du parti démocratique, en France, porter toutes ses forces et toutes ses sympathies du côté de la restriction ?
Comment les chefs de ce bizarre mouvement expliquent-ils ce que je puis bien appeler cette désertion de la cause du peuple ?
Ils disent qu’ils se défient de notre association, parce qu’il y a dans son sein des conservateurs ! Mais n’y en a-t-il pas parmi les protectionistes ?
Mais, Messieurs, quand on fonde une association dans un but spécial, a-t-on à demander aux associés leur profession de foi sur des objets étrangers au but de l’Association ? Pourquoi les hommes de la démocratie ne sont-ils pas venus à nous ? Ils auraient été certainement bien accueillis, à la seule condition de ne pas vouloir détourner l’Association de son but.
N’est-il pas aisé de voir d’ailleurs comment le libre-échange peut attirer les sympathies des conservateurs sincères ? Je dis sincères, car celui qui n’est pas sincère n’est d’aucun parti, il n’est rien. Mettons-nous à leur point de vue ; ils doivent raisonner ainsi : Ce que nous redoutons avant tout, c’est le désordre et l’anarchie. Et quel meilleur moyen de prévenir le désordre que de diminuer les souffrances du pauvre, que de mettre à sa portée la plus grande quantité possible d’objets de consommation, que de l’élever ainsi non-seulement en bien-être, mais en dignité, que d’alléger le poids de ses charges ? Et comment diminuer sérieusement les impôts sans diminuer l’armée ? Et comment diminuer l’armée, tant que les jalousies commerciales tiennent l’éventualité d’une guerre toujours suspendue sur nos têtes ?
Les chefs de l’opposition disent encore que nous avons raison en principe (on rit), ce qui ne signifie absolument rien, si cela ne veut dire que nous avons pour nous la vérité, le droit, la justice et l’utilité générale. Mais alors pourquoi ne sont-ils pas avec nous ? C’est, disent-ils, qu’avant d’adopter le libre-échange, la France a une grande mission à remplir, celle de propager et faire triompher en Europe l’idée démocratique.
Eh ! Messieurs, est-ce que le libre-échange est un obstacle à cette propagande ? Est-ce que notre principe n’aura pas de plus belles chances quand les étrangers pourront venir librement en France puiser des produits et des idées, quand nous pourrons librement leur porter nos idées et nos produits ?
Veut-on insinuer que la France doit accomplir sa mission par les armes ? Alors, je l’avoue, on a raison de repousser le libre-échange ; mais il reste à prouver que l’on peut faire pénétrer la vérité dans les cœurs à la pointe de la baïonnette.
Messieurs, la propagande n’a que deux instruments efficaces et légitimes, la persuasion et l’exemple. La persuasion, la France en a le noble privilége par la supériorité de sa littérature et l’universalité de sa langue. Et, quant à l’exemple, il dépend de nous de le donner. Soyons le peuple le plus éclairé, le mieux gouverné, le mieux ordonné, le plus exempt de charges, d’entraves et d’abus, le plus heureux de la terre. Voilà la meilleure propagande.
Et c’est parce que la libre communication des peuples nous paraît un des moyens les plus efficaces d’atteindre ces résultats, que nous en appelons à vous pour nous aider à tenir haut et ferme le drapeau du Libre-Échange.
[1]: V. tome V, page 13, pages 80 à 83, et au même tome, page 336, le pamphlet Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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