Gratuité du crédit — Huitième lettre

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

La Voix du Peuple, n° du 24 décembre 1849.

F. Bastiat à P.-J. Proudhon.

La preuve de l’impossibilité dispense d’examiner la possibilité. — Protestation contre le fatalisme. — Vérités immuables. — Jugement sur les pérégrinations à travers les champs de l’histoire. — Apologues retournés contre leur auteur. — Lois des capitaux résumées en cinq propositions.

 

La gratuité du crédit est-elle possible ?

La gratuité du crédit est-elle impossible ?

Il est clair que, résoudre une de ces questions, c’est résoudre l’autre.

Vous me reprochez de manquer à la charité parce que je maintiens le débat sur la seconde.

Voici mon motif :

Rechercher si la gratuité du crédit est possible, c’eût été me laisser entraîner à discuter la Banque du Peuple, l’impôt sur le capital, les ateliers nationaux, l’organisation du travail, en un mot, les mille moyens par lesquels chaque école prétend réaliser cette gratuité. Tandis que, pour s’assurer qu’elle est impossible, il suffisait d’analyser la nature intime du capital ; ce qui atteint mon but, et, à ce qu’il me semble, le vôtre.

On pose à Galilée cinquante arguments contre la rotation de la terre. Faut-il qu’il les réfute tous ? Non ; il prouve qu’elle tourne, et tout est dit : E pur si muove.

Comme novateur, dites-vous, j’ai droit à l’examen. — Sans doute ; mais, avant tout, la société, comme défenderesse, a droit qu’on lui prouve son tort. Vous traduisez le capital et l’intérêt au tribunal de l’opinion, les accusant d’injustice, de spoliation. À vous à prouver leur culpabilité ; à eux à prouver leur innocence. — Vous avez, dites-vous, plusieurs moyens de les faire rentrer dans le droit. Il faut d’abord savoir s’ils en sont sortis. L’examen de vos inventions ne peut venir qu’après, puisqu’il suppose l’accusation fondée, ce qu’ils nient.

Cette marche est tellement logique, que vous y acquiescez en ces termes :

« Vrai ou fausse, légitime ou illégitime, morale ou immorale, j’accepte l’usure, je l’approuve, je la loue même ; je renonce à toutes les illusions du socialisme, et me refais chrétien, si vous me démontrez que la prestation des capitaux, de même que la circulation des valeurs, ne saurait, en aucun cas, être gratuite. »

Or, que fais-je autre chose ? C’est bien là mon terrain : prouver que le capital porte en lui-même l’indestructible principe de la rémunérabilité.

 

Cette doctrine, vous l’avez d’abord combattue par la théorie des contradictions, ensuite par celle des distinctions. L’intérêt, avez-vous dit, a eu sa raison d’existence autrefois, il ne l’a plus aujourd’hui. Il fut un instrument d’égalité et de progrès, il n’est plus que vol et oppression. — Et, là-dessus, vous citez plusieurs institutions et usages d’abord légitimes et libéraux, devenus plus tard injustes et funestes à la liberté, entre autres, la torture, le jugement par l’eau bouillante, l’esclavage, etc.

Je repousse, quant à moi, ce fatalisme cruel qui consiste à justifier tous les excès comme ayant servi la cause de la civilisation. L’esclavage, la torture, les épreuves judiciaires, n’ont pas avancé, mais retardé la marche de l’humanité. Il en eût été de même de l’intérêt, s’il n’avait été, comme vous le dites, qu’un abus de la force.

En outre, s’il y a des choses qui changent, il y en a qui ne changent pas. Depuis la création, il a été vrai que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits, et cela sera vrai jusqu’au jugement dernier et au-delà. De même, il a toujours été vrai, il le sera toujours, que le travail accumulé, ou le capital, mérite récompense.

Vous comparez ma logique à celle d’un entrepreneur qui dirait : « Que m’importent la vapeur, la pression atmosphérique, l’électricité ? Prouver la légitimé du char à quatre roues, n’est-ce pas prouver que l’invention des chemins de fer est une chimère ? »

J’accepte la similitude ; mais voici comment :

Je reconnais que le chemin de fer est un progrès. Je me réjouis de ce qu’il fait baisser le prix des transports ; mais si l’on en voulait conclure à la gratuité des transports, si l’on disait : un prix quelconque pour les transports a pu être légitime autrefois, mais le temps est venu où ils doivent s’exécuter gratuitement, je répondrais : la conclusion est fausse. De progrès en progrès, ce prix peut diminuer sans cesse, mais il ne peut arriver à zéro, parce qu’il y aura toujours là une intervention de travail humain, un service humain, qui porte en lui-même le principe de la rémunérabilité.

De même, je reconnais que le loyer des capitaux va baissant en raison de leur abondance. Je le reconnais et m’en réjouis, car ils pénètrent ainsi de plus en plus dans toutes les classes, et les soulagent, pour chaque satisfaction donnée, du poids du travail. Mais, de cette baisse constante de l’intérêt, je ne puis conclure à son anéantissement absolu, parce que jamais les capitaux ne naîtront spontanément, qu’ils seront toujours un service plus ou moins grand, et que dès lors ils portent en eux-mêmes, ainsi que les transports, le principe de la rémunérabilité.

 

Ainsi, Monsieur, je ne vois aucun motif de déplacer ce débat au moment de le clore ; et il me semble qu’il n’est pas un de nos lecteurs qui ne considérât ma tâche comme remplie, si je prouvais ces propositions :

Tout capital (quelle que soit sa forme, moissons, outils, machines, maisons, etc.), tout capital résulte d’un travail antérieur, et féconde un travail ultérieur.

Parce qu’il résulte d’un travail antérieur, celui qui le cède reçoit une rémunération.

Parce qu’il féconde un travail ultérieur, celui qui l’emprunte doit une rémunération.

Et vous le dites vous-même : « Si la peine du créancier est zéro, l’intérêt doit devenir zéro. »

Donc, qu’avons-nous à rechercher ? Ceci :

Est-il possible qu’un capital se forme sans peine ?

Si c’est possible, j’ai tort ; le crédit doit être gratuit.

Si c’est impossible, c’est vous qui avez tort, le capital doit être rémunéré. Vous avez beau faire ; la question se réduit à ces termes : Le temps est-il arrivé, arrivera-t-il jamais où les capitaux écloront spontanément sans la participation d’aucun effort humain ?

 

Mais, dans une revue rétrospective pleine de verve, vous élançant vers la Palestine, vers Athènes, Sparte, Tyr, Rome, Carthage, vous m’entraînez par la tangente hors du cercle où je ne puis vous retenir. Eh bien ! avant d’y rentrer, j’essaierai, sinon de vous suivre, du moins de faire quelques pas avec vous.

Vous débutez ainsi :

« Ce qui fait que l’intérêt du capital, excusable, juste même au point de départ de l’économie des sociétés, devient, avec le développement des institutions industrielles, une vraie spoliation, un vol, c’est que cet intérêt n’a pas d’autre principe, d’autre raison d’être, que la nécessité et la force. La nécessité, voilà ce qui explique l’exigence du prêteur ; la force, voilà ce qui fait la résignation de l’emprunteur. Mais à mesure que, dans les relations humaines, la nécessité fait place à la vérité, et qu’à la force succède le droit, le capitaliste perd son excuse. »

Il perd plus que cela ; il perd le seul titre que vous lui reconnaissez. Si, sous l’empire de la liberté et du droit, l’intérêt persiste, c’est sans doute qu’il a, quoi que vous en disiez, une autre raison d’être que la force.

En vérité, je ne comprends plus votre distinguo. Vous disiez : « L’intérêt a été juste autrefois, il ne l’est plus aujourd’hui. » Et quelle raison en donnez-vous ? Celle-ci : « Jadis la force régnait, aujourd’hui c’est le droit. » Loin de conclure de là que l’intérêt a passé de la légitimité à l’illégitimité, n’est-ce pas le contraire qui se déduit de vos prémisses ?

Et certes, le fait confirmerait cette déduction ; car l’usure a pu être odieuse quand on devenait capitaliste par la rapine, et l’intérêt est justifié depuis qu’on le devient par le travail.

 

« C’est dans le commerce de mer qu’il faut chercher l’origine de l’intérêt. Le contrat à la grosse, variété ou plutôt démembrement du contrat de pacotille, fut sa première forme. »

Je crois que le capital a une nature qui lui est propre, parfaitement indépendante de l’élément par lequel les hommes exécutent leurs transports. Qu’ils voyagent et fassent voyager leurs marchandises par terre, par eau ou par l’air, en char, en barque ou en ballon, cela ne confère ni ne retire aucun droit au capital.

Il est d’ailleurs permis de penser que la pratique de l’intérêt a été antérieure à celle du commerce maritime. Très-probablement le patriarche Abraham ne prêtait pas des troupeaux sans se réserver une part quelconque dans le croît, et ceux qui, après le déluge, bâtirent à Babylone les premières maisons, n’en cédaient sans doute pas l’usage sans rétribution.

Eh quoi ! Monsieur, ces transactions, qui ont prévalu et s’accomplissent volontairement depuis le commencement du monde, sous les noms de location, intérêt, fermage, baux, loyer, ne seraient pas sorties des entrailles mêmes de l’humanité ! Elles seraient nées du Contrat de pacotille !

Ensuite, à propos du contrat à la grosse, vous faites une théorie du bénéfice qu’en vérité je crois inadmissible. — Mais la discuter ici, ce serait nous écarter du sujet.

 

Enfin vous arrivez à cette tige de toutes les erreurs économiques, à savoir : la confusion entre les capitaux et le numéraire ; confusion à l’aide de laquelle il est aisé d’embrouiller la question. Mais vous n’y croyez pas vous-même, et je n’en veux pour preuve que ce que vous disiez naguère à M. Louis Blanc : « L’argent n’est pas une richesse pour la société : c’est tout simplement un moyen de circulation qui pourrait très-avantageusement être remplacé par du papier, par une substance de nulle valeur. »

Veuillez donc croire que lorsque je parle de la productivité du capital (outils, instruments, etc.) mis en œuvre par le travail, je n’entends pas attribuer une merveilleuse vertu prolifique à l’argent.

 

Vous suivrai-je, Monsieur, en Palestine, à Athènes et Lacédémone ? Vraiment, cela n’est pas nécessaire. Un mot seulement sur le Non fœnerabis de Moïse.

J’admire la dévotion qui a saisi certains socialistes (avec lesquels je ne vous confonds pas), depuis qu’ils ont découvert, à l’appui de leur thèse, quelques textes dans l’ancien et le nouveau Testament, les conciles et les Pères de l’Église. Je me permettrai de leur adresser cette question : Entendent-ils nous donner ces autorités comme infaillibles en matière de sciences et d’économie sociale ?

Certes, ils n’iront pas jusqu’à me répondre : Nous tenons pour infaillibles les textes qui nous conviennent, et pour faillibles ceux qui ne nous conviennent pas. — Quand on invoque les livres sacrés, à ce titre, et comme dépositaires de la volonté indiscutable de Dieu, il faut tout prendre, sous peine de jouer une puérile comédie. Eh bien ! sans parler d’une multitude de sentences de l’ancien Testament, qui ne peuvent, sans danger, être prises au pied de la lettre, il y a, dans l’Évangile, d’autres textes que le fameux Mutuum date, dont ils veulent déduire la gratuité du crédit, entre autres ceux-ci :

« Heureux ceux qui pleurent.

« Heureux ceux qui souffrent.

« Il y aura toujours des pauvres parmi vous.

« Rendez à César ce qui appartient à César.

« Obéissez aux puissances.

« Ne vous préoccupez pas du lendemain.

« Faites comme le lis, qui ne file ni ne tisse.

« Faites comme l’oiseau, qui ne laboure ni ne sème.

« Si on vous frappe sur la joue gauche, tendez encore la joue droite.

« Si on vous vole votre manteau, donnez encore votre robe. »

Que diraient messieurs les socialistes, si nous fondions sur un de ces textes la politique et l’économie sociale ?

Il est permis de croire que lorsque le fondateur du christianisme a dit à ses disciples : Mutuum date, il a entendu leur donner un conseil de charité et non faire un cours d’économie politique. Jésus était charpentier, il travaillait pour vivre. Dès lors, il ne pouvait faire du don une prescription absolue. Je crois pouvoir ajouter, sans irrévérence, qu’il se faisait payer très-légitimement, non-seulement pour le travail consacré à faire des planches, mais aussi pour le travail consacré à faire des scies et des rabots, c’est-à-dire pour le capital.

 

Enfin, je ne dois pas laisser passer les deux apologues par lesquels vous terminez votre lettre, sans vous faire observer que, loin d’infirmer ma doctrine, ils condamnent la vôtre ; car on n’en peut déduire la gratuité du crédit qu’à la condition d’en déduire aussi la gratuité du travail. Votre second drame me porte un grand coup d’épée ; mais, par le premier, vous m’avez charitablement muni d’une cuirasse à toute épreuve.

En effet, par quel artifice voulez-vous m’amener à reconnaître qu’il est des circonstances où on est tenu en conscience de prêter gratuitement ? Vous imaginez une de ces situations extraordinaires qui font taire les instincts personnels et mettent en jeu le principe sympathique, la pitié, la commisération, le dévouement, le sacrifice. — Un insulaire est bien pourvu de toutes choses. Il rencontre des naufragés que la mer a jetés nus sur la plage. Vous me demandez s’il est permis à cet insulaire de tirer, dans son intérêt, tout le parti possible de sa position, de pousser ses exigences jusqu’aux dernières limites, de demander mille pour cent de ses capitaux, et même de les louer au prix de l’honneur.

Je vois le piége. Si je réponds : Oh ! dans ce cas, il faut voler, sans conditions, au secours de son frère, partager avec lui jusqu’à la dernière bouchée de pain. Vous triompherez, disant : Enfin mon adversaire a avoué qu’il est des occasions où le crédit doit être gratuit.

Heureusement, vous m’avez fourni vous-même la réponse dans le premier apologue, que j’aurais inventé, si vous ne m’aviez prévenu.

Un homme passe sur le bord d’un fleuve. Il aperçoit un de ses frères qui se noie, et, pour le sauver, n’a qu’à lui tendre la main. Pourra-t-il, en conscience, profiter de l’occasion pour stipuler les conditions les plus extrêmes, pour dire au malheureux qui se débat dans le torrent : Je suis libre, je dispose de mon travail. Meurs, ou donne-moi toute ta fortune !

Je me figure, Monsieur, que si un brave ouvrier se rencontre dans ces circonstances, il se jettera dans l’eau sans hésiter, sans calculer, sans spéculer sur son salaire et même sans y songer.

Mais ici, veuillez le remarquer, il n’est pas question de capital ; il s’agit de travail. C’est du travail qui, en conscience, doit être sacrifié. Est-ce que vous déduirez de là, comme règle normale des transactions humaines, comme loi de l’économie politique, la gratuité du travail ? Et parce que, dans un cas extrême, le service doit être gratuit, renoncerez-vous théoriquement à votre axiome : mutualité des services ?

Et cependant, si de votre second apologue vous concluez qu’on est toujours tenu de prêter pour rien, du premier vous devez conclure qu’on est toujours obligé de travailler gratis.

La vérité est que, pour élucider une question d’économie politique, vous avez imaginé deux cas où toutes les lois de l’économie politique sont suspendues. Qui jamais a songé à nier que, dans certaines circonstances, nous ne soyons tenus de sacrifier capital, intérêt, travail, vie, réputation, affections, santé, etc. ? Mais est-ce là la loi des transactions ordinaires ? Et recourir à de tels exemples pour faire prévaloir la gratuité du crédit, ou la gratuité du travail, n’est-ce pas avouer son impuissance à faire résulter cette gratuité de la marche ordinaire des choses ?

 

Vous recherchez, Monsieur, quelles sont, pour la classe travailleuse, les conséquences du prêt à intérêt, et vous en énumérez quelques-unes, m’invitant à en faire l’objet ultérieur de ce débat.

Je ne disconviens pas que, parmi vos objections, il n’y en ait de très-spécieuses et même de très-sérieuses. Il est même impossible, dans une lettre, de les relever une à une ; j’essaierai de les réfuter toutes à la fois, par la simple exposition de la loi selon laquelle se répartissent, suivant moi, entre le capital et le travail, les produits de leur coopérations ; et c’est par là que je rentrerai dans ma modeste circonférence économique.

Permettez-moi d’établir cinq propositions qui me semblent susceptibles d’être mathématiquement démontrées.

Le capital féconde le travail.

Il est bien clair qu’on obtient de plus grands résultats avec une charrue que sans charrue ; avec une scie que sans scie ; avec une route que sans route ; avec des approvisionnements que sans approvisionnements, etc., d’où nous pouvons conclure que l’intervention du capital accroît la masse des produits à partager.

Le capital est du travail.

Charrues, scies, routes, approvisionnements, ne se font pas tout seuls, et le travail à qui on les doit a droit à être rémunéré.

Je suis obligé de rappeler ici ce que j’ai dit dans ma dernière lettre sur la différence dans le mode de rétribution quand elle s’applique au capital ou au travail.

La peine que prend chaque jour le porteur d’eau doit lui être payée par ceux qui profitent de cette peine quotidienne. Mais la peine qu’il a prise pour fabriquer sa brouette et son tonneau doit lui être payée par un nombre indéterminé de consommateurs.

De même l’ensemencement, le labourage, le sarclage, la moisson, ne regardent que la récolte actuelle. Mais les clôtures, les défrichements, les desséchements, les bâtisses entrent dans le prix de revient d’une série indéfinie de récoltes successives.

Autre chose est le travail actuel du cordonnier qui fait des souliers, du tailleur qui fait des habits, du charpentier qui fait des madriers, de l’avocat qui fait des mémoires ; autre chose est le travail accumulé qu’ont exigé la forme, l’établi, la scie, l’étude du droit.

C’est pourquoi le travail de la première catégorie se rémunère par le salaire, celui de la seconde catégorie par les combinaisons de l’intérêt et de l’amortissement, qui ne sont autre chose qu’un salaire ingénieusement réparti sur une multitude de consommateurs.

À mesure que le capital s’accroît l’intérêt baisse, mais de telle sorte que le revenu total du capitaliste augmente.

Ce qui a lieu sans injustice et sans préjudice pour le travail, parce que, ainsi que nous allons le voir, l’excédant de revenu du capitaliste est pris sur l’excédant de produit dû au capital.

Ce que j’affirme ici, c’est que, quoique l’intérêt baisse, le revenu total du capitaliste augmente de toute nécessité, et voici comment :

Soit 100 le capital, et le taux de l’intérêt 5. Je dis que l’intérêt ne peut descendre à 4 sans que le capital s’accumule au moins au-dessus de 120. En effet, on ne serait pas stimulé à accroître le capital, s’il en devait résulter diminution, ou même stationnement du revenu. Il est absurde de dire que le capital étant 100 et le revenu 5, le capital peut être porté à 200 et le taux descendre à 2 ; car, dans le premier cas, on aurait 5 francs de rente, et dans le second on n’aurait que 4 francs. Le moyen serait trop simple et trop commode : on mangerait la moitié du capital pour faire reparaître le revenu [1].

Ainsi, quand l’intérêt baisse de 5 à 4, de 4 à 3, de 3 à 2, cela veut dire que le capital s’est accru de 100 à 200, de 200 à 400, de 400 à 800, et que le capitaliste touche successivement pour revenu 5, 8 et 12. Et le travail n’y perd rien, bien au contraire : car il n’avait à sa disposition qu’une force égale à 100, puis il a eu une force égale à 200, et enfin une force égale à 800, avec cette circonstance qu’il paye de moins en moins cher une quantité donnée de cette force.

Il suit de là que ces calculateurs sont bien malhabiles qui vont disant : « L’intérêt baisse, donc il doit cesser. » Eh morbleu ! il baisse, relativement à chaque 100 fr. ; mais c’est justement parce que le nombre de 100 fr. augmente que l’intérêt baisse. Oui, le multiplicateur s’amoindrit, mais ce n’est que par la raison même qui fait grossir le multiplicande, et je défie le dieu de l’arithmétique lui-même d’en conclure que le produit arrivera ainsi à zéro [2].

À mesure que les capitaux augmentent (et avec eux les produits), la part absolue qui revient au capital augmente, et sa part proportionnelle diminue.

Cela n’a plus besoin de démonstration. Le capital retire successivement 5, 4, 3 pour chaque 100 fr. qu’il met dans l’association ; donc son prélèvement relatif diminue. Mais comme il met successivement dans l’association 100 fr., 200 fr., 400 fr., il se trouve qu’il retire, pour sa part totale, d’abord 5, puis 8, ensuite 12, et ainsi de suite ; donc son prélèvement absolu augmente.

À mesure que les capitaux augmentent (et avec eux les produits), la part proportionnelle et la part absolue du travail augmentent.

Comment pourrait-il en être autrement ? puisque le capital voit grossir sa part absolue, encore qu’il ne prélève successivement que 1/2, 1/3, 1/4, 1/5 du capital total, le travail, à qui successivement il revient 1/2, 2/3, 3/4, 4/5, entre évidemment dans le partage pour une part progressive, dans le sens proportionnel comme dans le sens absolu.

La loi de cette répartition peut être figurée aux yeux par les chiffres suivantes, qui n’ont pas la prétention d’être précis, mais que je produis pour élucider ma pensée.

Produit totalPart du capitalPart du travail
1re période.10001/2 ou 5001/2 ou 500
2e18001/3 ou 6001/2 ou 1200
3e28001/4 ou 7001/2 ou 2100
4e40001/5 ou 8001/2 ou 3200

On voit par là comment l’accroissement successif des produits, correspondant à l’accumulation progressive des capitaux, explique ce double phénomène, à savoir, que la part absolue du capital augmente, encore que sa part proportionnelle diminue, tandis que la part du travail augmente à la fois dans les deux sens.

De tout ce qui précède, il résulte ceci :

Pour que le sort des masses s’améliore, il faut que le loyer des capitaux baisse.

Pour que l’intérêt baisse, il faut que les capitaux se multiplient.

Pour que les capitaux se multiplient, il faut cinq choses : activité, économie, liberté, paix et sécurité.

Et ces biens, qui importent à tout le monde, importent encore plus à la classe ouvrière.

Ce n’est pas que je nie les souffrances des travailleurs, mais je dis qu’ils sont sur une fausse piste quand ils les attribuent à l’infâme capital.

 

Telle est ma doctrine. Je la livre avec confiance à la bonne foi des lecteurs. On a dit que je m’étais constitué l’avocat du privilége capitaliste. Ce n’est pas à moi, c’est à elle de répondre.

Cette doctrine, j’ose le dire, est consolante et concordante. Elle tend à l’union des classes ; elle montre l’accord des principes ; elle détruit l’antagonisme des personnes et des idées ; elle satisfait l’intelligence et le cœur.

En est-il de même de celle qui sert de nouveau pivot au socialisme ? qui dénie au capital tout droit à une récompense ? qui ne voit partout que contradiction, antagonisme et spoliation ? qui irrite les classes les unes contre les autres ? qui représente l’iniquité comme un fléau universel, dont tout homme, à quelque degré, est coupable et victime ?

Que si néanmoins le principe de la gratuité du crédit est vrai, il faut bien l’admettre : Fiat justitia, ruat cœlum. Mais s’il est faux !!

Quant à moi, je le tiens pour faux, et, en terminant, je vous remercie de m’avoir loyalement fourni l’occasion de le combattre.

Frédéric BASTIAT.

[1]: Ici, l’analyse de Bastiat laisse à désirer : elle est tout à fait juste si on suppose l’existence d’un unique capitaliste. Mais dans le monde réel, où de nombreux capitalistes sont en concurrence pour le placement de leurs capitaux, ils ne sont pas libres d’augmenter leur revenu individuel en détruisant leur capital. Il n’est donc même pas vrai que “le revenu total du capitaliste [ou de l’ensemble des capitalistes] augmente de toute nécessité.” (Note de l'éditeur de Bastiat.org.)

[2]: Cette loi, d’une décroissance qui, quoique indéfinie, n’arrive jamais à zéro, loi bien connue des mathématiciens, gouverne une foule de phénomènes économiques et n’a pas été assez observée.

Citons-en un exemple familier.

Tout le monde sait que dans une grande ville, dans un quartier riche et populeux, on peut gagner davantage tout en réduisant les prix de vente. C’est ce qu’on exprime familièrement par cette locution : Se retrouver sur la quantité.

Supposons quatre marchands de couteaux, l’un au village, l’autre à Bayonne, le troisième à Bordeaux, le quatrième à Paris.

Nous pourrons avoir le tableau suivant :

Nombre des couteaux vendusBénéfice par couteauBénéfice total
Village 100 1 fr.100 fr.
Bayonne 200 75 c.150 fr.
Bordeaux 400 50 c.200 fr.
Paris1,000 25 c.250 fr.

On voit ici un multiplicateur (deuxième colonne) décroître sans cesse, parce que le multiplicande (première colonne) s’accroît toujours ; la progression constante du produit total (troisième colonne) exclut l’idée que le multiplicateur arrive jamais à zéro, alors même qu’on passerait de Paris à Londres, et à des villes de plus en plus grandes et riches.

Ce qu’il faut bien observer ici, c’est que l’acheteur n’a pas à se plaindre de l’accroissement progressif du bénéfice total réalisé par le marchand, car ce qui l’intéresse, lui acheteur, c’est le profit proportionnel prélevé sur lui comme rémunérateur du service rendu, et ce profit diminue sans cesse. Ainsi, à des points de vue divers, le vendeur et l’acheteur progressent en même temps.

C’est la loi des capitaux. Bien connue, elle révèle aussi l’harmonie des intérêts entre le capitaliste et le prolétaire, et leur progrès simultané.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau