Frédéric Bastiat
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Sentinelle des Pyrénées, n° du 25 mars 1843.
Monsieur le Rédacteur,
Dans une précédente lettre, j’ai essayé de signaler le vice qui déprave notre représentation nationale. Au point de vue de la liberté, livrer les places à ceux qui les dotent ; au point de vue de l’ordre, livrer les ministères à ceux qui les renversent, c’est là, ai-je dit, une conception dont le double danger saute aux yeux. J’ajoutais que l’expérience appuyait à cet égard le raisonnement. Si les bornes d’un journal le permettaient, j’invoquerais ici l’histoire de nos innombrables crises ministérielle ; le Moniteur à la main, je comparerais M. Thiers, président du conseil, à M. Thiers, chef de l’opposition, et M. Guizot, instigateur de la coalition, à M. Guizot ministre des affaires étrangères. On verrait si ces assauts de portefeuilles, ces siéges en forme que ramènent plusieurs fois par an ce qu’on nomme les questions de cabinet, ont pour mobile l’amour du bien public ou la soif du pouvoir ; on verrait si cet acharnement à renverser pour s’élever, recule devant aucune considération ; s’il n’accepte pas comme auxiliaires jusqu’aux chances d’une conflagration générale ; s’il ne la provoque pas au besoin ; on verrait enfin si cette lutte permanente non d’opinions, mais d’ambitions rivales, tout en affaiblissant la patrie, ne fait pas planer sur elle des dangers qui la forcent en pleine paix à se tenir toujours prête à la guerre.
Mais on fait contre la réforme parlementaire plusieurs objections.
L’ambition, dit-on, est innée au cœur de l’homme ; la réforme ne l’en déracinera pas.
Sans doute, la loi ne peut détruire l’ambition ; mais elle peut détruire ce qui l’alimente.
Les membres des conseils généraux sont fils d’Adam comme les députés ; pourquoi donc l’ambition n’enfante-t-elle pas dans ces conseils les mêmes crises qu’à la chambre ? Uniquement parce qu’elle n’y trouve pas à se développer.
Mais introduisez dans la loi qui les organise, un article ainsi conçu :
« Si le préfet perd la majorité au conseil général, il sera remplacé par le chef de l’opposition ; celui-ci distribuera à ses adhérens toutes les grandes places du département, les directions financières, les recettes générale et particulières, les siéges de la magistrature et du parquet. Les nouveaux fonctionnaires continueront à être membres du conseil, et ils conserveront leurs places jusqu’à ce qu’une nouvelle majorité les leur arrache. »
Je le demande, une telle disposition ne transformerait-elle pas ces corps délibérans, aujourd’hui si calmes, en foyers d’intrigues et de cabales ? N’enlèverait-elle pas à l’administration tout esprit de suite, au préfet toute liberté d’action, au pouvoir enfin toute stabilité ?
Et quelle raison a-t-on de penser que ce qui jetterait le trouble dans la sphère préfectorale ne bouleverse pas la sphère ministérielle ? Est-ce parce que le théâtre est plus vaste ? parce que les passions excitées par des appâts plus puissans s’y développent avec plus d’énergie ?
Après avoir tiré contre la réforme une objection de ce que l’ambition humaine est un mal irrémédiable, on la repousse par le motif que l’ambition dans la chambre n’est pas même admissible.
La réforme, dit-on, serait la condamnation du parlement ; ce serait une calomnie qu’il prononcerait contre lui-même ; elle suppose dans cette assemblée des passions basses qui ne peuvent y trouver accès ; en un mot, c’est une loi des suspects.
D’abord, parce que la loi déclare que deux fonctions sont par leur nature incompatibles, je ne vois pas qu’elle entende flétrir ceux qui les occupent. Les maires ne peuvent pas être gardes nationaux, les juges n’entrent pas dans le jury, et l’on n’a jamais ouï dire qu’ils aient vu dans ces incompatibilités une sorte de flétrissure personnelle que la loi aurait voulu leur infliger.
On pourrait tout au plus dire que la loi tient compte des incurables et incontestables infirmités de la nature humaine. — Et à vrai dire, la législation toute entière est-elle autre chose qu’un ensemble de précautions prises contre la faiblesse et la perversité de l’homme ? On demande des garanties aux ministres, on en demande au roi, et la charte n’est qu’une série d’obstacles opposés aux empiètemens ou aux rivalités possibles des grands pouvoirs de l’état. — Et il ne serait pas permis à la société de demander à ses mandataires directs la plus rationnelle des garanties ?
Il faut convenir que la réforme parlementaire, entendue dans le sens de l’interdiction absolue à tout fonctionnaire de parvenir à la représentation nationale, présente deux inconvéniens sérieux.
Le premier, de restreindre les droits d’élection et d’éligibilité.
Le second, d’amoindrir l’expérience du conseil de la nation.
Ne serait-il pas dangereux en effet, au moins dans l’état actuel de notre organisation législative, d’exclure les magistrats, les financiers, les militaires, les marins d’une assemblée qui s’occupe essentiellement de législation, de finances, d’organisation militaire et navale ? Une telle réforme aurait-elle aucune chance de se faire accepter ?
Aussi, le problème ne consiste-t-il pas à prononcer des exclusions particulières, mais à fonder des garanties générales.
Il peut se formuler en ces termes :
« Placer les mandataires de la nation dans une situation telle qu’ils n’aient aucun intérêt personnel à s’inféoder au ministère ni à le renverser. »
S’il est vrai qu’une question bien posée soit à moitié résolue, une loi qui satisfasse à cette double condition ne doit pas être difficile à trouver.
Il ne m’appartient pas d’aller plus loin, et je terminerai en faisant remarquer que M. de Sade est loin d’aborder la difficulté. Il ne paraît pas même l’avoir aperçue. Que propose-t-il ? d’interdire aux députés les fonctions publiques… excepté les ministères, les ambassades, les directions générales, etc.
Il admet donc que les hautes positions politiques doivent continuer à enflammer la cupidité des mandataires de la nation ; qu’ils peuvent continuer à se disputer la possession du pouvoir, dût la lutte le mettre en pièces. — Mais c’est là précisément qu’est le danger. — Et peut-on décorer du nom de réforme parlementaire une mesure qui, si elle restreint le domaine de quelques ambitions subalternes, laisse le champ libre aux ambitions qui troublent le monde ?
Agréez, etc.
Fr. B.
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