Perfectibilité

Frédéric Bastiat

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Chapitre XXIV des Harmonies Économiques

Que l’humanité soit perfectible ; qu’elle progresse vers un niveau de plus en plus élevé ; que sa richesse s’accroisse et s’égalise ; que ses idées s’étendent et s’épurent ; que ses erreurs disparaissent, et avec elles les oppressions auxquelles elles servent de support ; que ses lumières brillent d’un éclat toujours plus vif ; que sa moralité se perfectionne ; qu’elle apprenne, par la raison ou par l’expérience, l’art de puiser, dans le domaine de la responsabilité, toujours plus de récompenses, toujours moins de châtiments ; par conséquent, que le mal se restreigne sans cesse et que le bien se dilate toujours dans son sein, c’est ce dont on ne peut pas douter quand on a scruté la nature de l’homme et du principe intellectuel qui est son essence, qui lui fut soufflé sur la face avec la vie, et en vue duquel la révélation Mosaïque a pu dire l’homme fait à l’image de Dieu.

Car l’homme, nous ne le savons que trop, n’est pas parfait. S’il était parfait, il ne refléterait pas une vague ressemblance de Dieu, il serait Dieu lui-même. Il est donc imparfait, soumis à l’erreur et à la douleur ; que si, de plus, il était stationnaire, à quel titre pourrait-il revendiquer l’ineffable privilége de porter en lui-même l’image de l’Être parfait ?

D’ailleurs, si l’intelligence, qui est la faculté de comparer, de juger, de se rectifier, d’apprendre, ne constitue pas une perfectibilité individuelle, qu’est-ce qu’elle est ?

Et si l’union de toutes les perfectibilités individuelles, surtout chez des êtres susceptibles de se transmettre leurs acquisitions, ne garantit pas la perfectibilité collective, il faut renoncer à toute philosophie, à toute science morale et politique.

Ce qui fait la perfectibilité de l’homme, c’est son intelligence ou la faculté qui lui est donnée de passer de l’erreur, mère du mal, à la vérité génératrice du bien.

Ce qui fait que l’homme abandonne, dans son esprit, l’erreur pour la vérité, et plus tard, dans sa conduite, le mal pour le bien, c’est la science et l’expérience ; c’est la découverte qu’il fait, dans les phénomènes et dans les actes, d’effets qu’il n’y avait pas soupçonnés.

Mais, pour qu’il acquière cette science, il faut qu’il soit intéressé à l’acquérir. Pour qu’il profite de cette expérience, il faut qu’il soit intéressé à en profiter. C’est donc, en définitive, dans la loi de la responsabilité qu’il faut chercher le moyen de réalisation de la perfectibilité humaine.

Et comme la responsabilité ne se peut concevoir sans liberté ; comme des actes qui ne seraient pas volontaires ne pourraient donner aucune instruction ni aucune expérience valable ; comme des êtres qui se perfectionneraient ou se détérioreraient par l’action exclusive de causes extérieures, sans aucune participation de la volonté, de la réflexion, du libre arbitre, ainsi que cela arrive à la matière organique brute, ne pourraient pas être dits perfectibles, dans le sens moral du mot, il faut conclure que la liberté est l’essence même du progrès. Toucher à la liberté de l’homme, ce n’est pas seulement lui nuire, l’amoindrir, c’est changer sa nature ; c’est le rendre, dans la mesure où l’oppression s’exerce, imperfectible ; c’est le dépouiller de sa ressemblance avec le Créateur ; c’est ternir, sur sa noble figure, le souffle de vie qui y resplendit depuis l’origine.

Mais de ce que nous proclamons bien haut, et comme notre article de foi le plus inébranlable, la perfectibilité humaine, le progrès nécessaire dans tous les sens, et par une merveilleuse correspondance, d’autant plus actif dans un sens qu’il l’est davantage dans tous les autres, — est-ce à dire que nous soyons utopistes, que nous soyons même optimistes, que nous croyions tout pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que nous attendions, pour un des prochains levers du soleil, le règne du Millenium ?

Hélas ! quand nous venons à jeter un coup d’œil sur le monde réel, où nous voyons se remuer dans l’abjection et dans la fange une masse encore si énorme de souffrances, de plaintes, de vices et de crimes ; quand nous cherchons à nous rendre compte de l’action morale qu’exercent, sur la société, des classes qui devraient signaler aux multitudes attardées les voies qui mènent à la Jérusalem nouvelle ; quand nous nous demandons ce que font les riches de leur fortune, les poëtes de l’étincelle divine que la nature avait allumée dans leur génie, les philosophes de leurs élucubrations, les journalistes du sacerdoce dont ils se sont investis, les hauts fonctionnaires, les ministres, les représentants, les rois, de la puissance que le sort a placée dans leurs mains ; quand nous sommes témoins de révolutions telles que celle qui a agité l’Europe dans ces derniers temps, et où chaque parti semble chercher ce qui, à la longue, doit être le plus funeste à lui-même et à l’humanité ; quand nous voyons la cupidité sous toutes les formes et dans tous les rangs, le sacrifice constant des autres à soi et de l’avenir au présent, et ce grand et inévitable moteur du genre humain, l’intérêt personnel, n’apparaissant encore que par ses manifestations les plus matérielles et les plus imprévoyantes ; quand nous voyons les classes laborieuses, rongées dans leur bien-être et leur dignité par le parasitisme des fonctions publiques, se tourner dans les convulsions révolutionnaires, non contre ce parasitisme desséchant, mais contre la richesse bien acquise, c’est-à-dire contre l’élément même de leur délivrance et le principe de leur propre droit et de leur propre force ; quand de tels spectacles se déroulent sous nos yeux, en quelque pays du monde que nous portions nos pas, oh ! nous avons peur de nous-mêmes, nous tremblons pour notre foi, il nous semble que cette lumière est vacillante, prête à s’éteindre, nous laissant dans l’horrible nuit du Pessimisme.

Mais non, il n’y a pas lieu de désespérer. Quelles que soient les impressions que fassent sur nous des circonstances trop voisines, l’humanité marche et s’avance. Ce qui nous fait illusion, c’est que nous mesurons sa vie à la nôtre ; et parce que quelques années sont beaucoup pour nous, il nous semble que c’est beaucoup pour elle. Eh bien, même à cette mesure, il me semble que le progrès de la société est visible par bien des côtés. J’ai à peine besoin de rappeler qu’il est merveilleux en ce qui concerne certains avantages matériels, la salubrité des villes, les moyens de locomotion et de communication, etc. Au point de vue politique, la nation française n’a-t-elle acquis aucune expérience ? quelqu’un oserait-il affirmer que si toutes les difficultés qu’elle vient de traverser s’étaient présentées il y a un demi-siècle, ou plus tôt, elle les aurait dénouées avec autant d’habileté, de prudence, de sagesse, avec aussi peu de sacrifices ? J’écris ces lignes dans un pays qui a été fertile en révolutions. Tous les cinq ans, Florence était bouleversée, et à chaque fois la moitié des citoyens dépouillait et massacrait l’autre moitié. Oh ! si nous avions un peu plus d’imagination, non de celle qui crée, invente et suppose des faits, mais de celle qui les fait revivre, nous serions plus justes envers notre temps et nos contemporains ! Mais ce qui reste vrai, et d’une vérité dont personne peut-être ne se rend mieux compte que l’économiste, — c’est que le progrès humain, surtout à son aurore, est excessivement lent, d’une lenteur bien faite pour désespérer le cœur du philanthrope…

Les hommes qui tiennent de leur génie le sacerdoce de la publicité devraient, ce me semble, y regarder de près avant de jeter, au sein de la fermentation sociale, une de ces décourageantes sentences qui impliquent pour l’humanité l’alternative entre deux modes de dégradation.

Nous en avons vu quelques exemples à propos de la population, de la rente, des machines, de la division des héritages, etc.

En voici un autre tiré de M. de Chateaubriand, qui ne fait, du reste, que formuler un conventionnalisme fort accrédité :

« La corruption des mœurs marche de front avec la civilisation des peuples. Si la dernière présente des moyens de liberté, la première est une source inépuisable d’esclavage. »

Il n’est pas douteux que la civilisation ne présente des moyens de liberté. Il ne l’est pas non plus que la corruption ne soit une source d’esclavage. Mais ce qui est douteux, plus que douteux, — et quant à moi, je le nie formellement, — c’est que la civilisation et la corruption marchent de front. Si cela était, un équilibre fatal s’établirait entre les moyens de liberté et les sources d’esclavage ; l’immobilité serait le sort du genre humain.

En outre, je ne crois pas qu’il puisse entrer dans le cœur une pensée plus triste, plus décourageante, plus désolante, qui pousse plus au désespoir, à l’irréligion, à l’impiété, à la malédiction, au blasphème, que celle-ci : Toute créature humaine, qu’elle le veuille ou ne le veuille pas, qu’elle s’en doute ou ne s’en doute pas, agit dans le sens de la civilisation, et… la civilisation c’est la corruption !

Ensuite, si toute civilisation est corruption, en quoi consistent donc ses avantages ? Car prétendre que la civilisation n’a aucun avantage matériel, intellectuel et moral, cela ne se peut, ce ne serait plus de la civilisation. Dans la pensée de Chateaubriand, civilisation signifie progrès matériel, accroissement de population, de richesses, de bien-être, développement de l’intelligence, accroissement des sciences ; — et tous ces progrès impliquent, selon lui, et déterminent une rétrogradation correspondante du sens moral.

Oh ! il y aurait là de quoi entraîner l’humanité à un vaste suicide ; car enfin, je le répète, le progrès matériel et intellectuel n’a pas été préparé et ordonné par nous. Dieu même l’a décrété en nous donnant des désirs expansibles et des facultés perfectibles. Nous y poussons tous sans le vouloir, sans le savoir ; Chateaubriand avec ses pareils, s’il en a, plus que personne. — Et ce progrès nous enfoncerait de plus en plus dans l’immoralité et l’esclavage par la corruption !…

J’ai cru d’abord que Chateaubriand avait, comme font souvent les poëtes, lâché une phrase sans trop l’examiner. Pour cette classe d’écrivains, la forme emporte le fond. Pourvu que l’antithèse soit bien symétrique, qu’importe que la pensée soit fausse et abominable ? Pourvu que la métaphore fasse de l’effet, qu’elle ait un air d’inspiration et de profondeur, qu’elle arrache les applaudissements du public, qu’elle donne à l’auteur une tournure d’oracle, que lui importe l’exactitude, la vérité ?

Je croyais donc que Chateaubriand, cédant à un accès momentané de misanthropie, s’était laissé aller à formuler un conventionnalisme, un vulgarisme qui traîne les ruisseaux. « Civilisation et corruption marchent de front ; » cela se répète depuis Héraclite, et n’en est pas plus vrai.

Mais, à bien des années de distance, le même grand écrivain a reproduit la même pensée sous une forme à prétention didactique ; ce qui prouve que c’était chez lui une opinion bien arrêtée. Il est bon de la combattre, non parce qu’elle vient de Chateaubriand, mais parce qu’elle est très répandue.

« L’état matériel s’améliore (dit-il), le progrès intellectuel s’accroît, et les nations, au lieu de profiter, s’amoindrissent. — Voici comment s’expliquent le dépérissement de la société et l’accroissement de l’individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait contre-poids, et l’humanité grandirait sans danger. Mais il arrive tout le contraire. La perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s’élargissent. » (Mémoires d’Outre-Tombe, vol. xi.)….

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