Le mal

Frédéric Bastiat

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Chapitre XXIII des Harmonies Économiques

Dans ces derniers temps, on a fait reculer la science ; on l’a faussée en lui imposant pour ainsi dire l’obligation de nier le mal, sous peine d’être convaincue de nier Dieu.

Des écrivains qui tenaient sans doute à montrer une sensibilité exquise, une philanthropie sans bornes, et une religion incomparable, se sont mis à dire : « Le mal ne peut entrer dans le plan providentiel. La souffrance n’a été décrétée ni par Dieu ni par la nature, elle vient des institutions humaines. »

Comme cette doctrine abondait dans le sens des passions qu’on voulait caresser, elle est bientôt devenue populaire. Les livres, les journaux ont été remplis de déclamations contre la société. Il n’a plus été permis à la science d’étudier impartialement les faits. Quiconque a osé avertir l’humanité que tel vice, telle habitude entraînaient nécessairement telles conséquences funestes, a été signalé comme un homme sans entrailles, un impie, un athée, un malthusien, un économiste.

Cependant le socialisme a bien pu pousser la folie jusqu’à annoncer la fin de toute souffrance sociale, mais non de toute souffrance individuelle. Il n’a pas encore osé prédire que l’homme arriverait à ne plus souffrir, vieillir et mourir.

Or, je le demande, est-il plus facile de concilier avec l’idée de la bonté infinie de Dieu, le mal frappant individuellement tout homme venant au monde que le mal s’étendant sur la société tout entière ? Et puis n’est-ce pas une contradiction si manifeste qu’elle en est puérile de nier la douleur dans les masses, quand on l’avoue dans les individus ?

L’homme souffre et souffrira toujours. Donc la société souffre et souffrira toujours. Ceux qui lui parlent doivent avoir le courage de le lui dire. L’humanité n’est pas une petite-maîtresse, aux nerfs agacés, à qui il faut cacher la lutte qui l’attend, alors surtout qu’il lui importe de la prévoir pour en sortir triomphante. Sous ce rapport, tous les livres dont la France a été inondée à partir de Sismondi et de Buret, me paraissent manquer de virilité. Ils n’osent pas dire la vérité ; que dis-je ? ils n’osent pas l’étudier, de peur de découvrir que la misère absolue est le point de départ obligé du genre humain, et que, par conséquent, bien loin qu’on puisse l’attribuer à l’ordre social, c’est à l’ordre social qu’on doit toutes les conquêtes qui ont été faites sur elle. Mais, après un tel aveu, on ne pourrait pas se faire le tribun et le vengeur des masses opprimées par la civilisation.

Après tout, la science constate, enchaîne, déduit les faits ; elle ne les crée pas ; elle ne les produit pas ; elle n’en est pas responsable. N’est-il pas étrange qu’on ait été jusqu’à émettre et même vulgariser ce paradoxe : Si l’humanité souffre, c’est la faute de l’économie politique ? Ainsi, après l’avoir blâmée d’observer les maux de la société, on l’a accusée de les avoir engendrés en vertu de cette observation même.

Je dis que la science ne peut qu’observer et constater. Quand elle viendrait à reconnaître que l’humanité, au lieu d’être progressive, est rétrograde, que des lois insurmontables et fatales la poussent vers une détérioration irrémédiable ; quand elle viendrait à s’assurer de la loi de Malthus, de celle de Ricardo, dans leur sens le plus funeste ; quand elle ne pourrait nier ni la tyrannie du capital, ni l’incompatibilité des machines et du travail, ni aucune de ces alternatives contradictoires dans lesquelles Chateaubriand et Tocqueville placent l’espèce humaine, — encore la science, en soupirant, devrait le dire, et le dire bien haut.

Est-ce qu’il sert de rien de se voiler la face pour ne pas voir l’abîme, quand l’abîme est béant ? Exige-t-on du naturaliste, du physiologiste, qu’ils raisonnent sur l’homme individuel comme si ses organes étaient à l’abri de la douleur ou de la destruction ? « Pulvis es, et in pulverem reverteris. » Voilà ce que crie la science anatomique appuyée de l’expérience universelle. Certes, c’est là une vérité dure pour nos oreilles, aussi dure pour le moins que les douteuses propositions de Malthus et de Ricardo. Faudra-t-il donc, pour ménager cette sensibilité délicate qui s’est développée tout à coup parmi les publicistes modernes et a créé le socialisme, faudra-t-il aussi que les sciences médicales affirment audacieusement notre jeunesse sans cesse renaissante et notre immortalité ? Que si elles refusent de s’abaisser à ces jongleries, faudra-t-il, comme on le fait pour les sciences sociales, s’écrier, l’écume à la bouche : « Les sciences médicales admettent la douleur et la mort ; donc elles sont misanthropiques et sans entrailles ; elles accusent Dieu de mauvaise volonté ou d’impuissance. Elles sont impies, elles sont athées. Bien plus, elles font tout le mal qu’elles s’obstinent à ne pas nier ? »

Je n’ai jamais douté que les écoles socialistes n’eussent entraîné beaucoup de cœurs généreux et d’intelligences convaincues. À Dieu ne plaise que je veuille humilier qui que ce soit ! Mais enfin le caractère général du socialisme est bien bizarre, et je me demande combien de temps la vogue peut soutenir un tel tissu de puérilités.

Tout en lui est affectation.

Il affecte des formes et un langage scientifiques, et nous avons vu où il en est de la science.

Il affecte dans ses écrits une délicatesse de nerfs si féminine qu’il ne peut entendre parler de souffrances sociales. En même temps qu’il a introduit dans la littérature la mode de cette fade sensiblerie, il a fait prévaloir dans les arts le goût du trivial et de l’horrible ; — dans la tenue, la mode des épouvantails, la longue barbe, la physionomie refrognée, des airs de Titan ou de Prométhée bourgeois ; — dans la politique (ce qui est un enfantillage moins innocent), c’est la doctrine des moyens énergiques de transition, les violences de la pratique révolutionnaire, la vie et les intérêts matériels sacrifiés en masse à l’idée. Mais ce que le socialisme affecte surtout, c’est la religiosité ! Ce n’est qu’une tactique, il est vrai, mais une tactique est toujours honteuse pour une école quand elle l’entraîne vers l’hypocrisie.

Ils nous parlent toujours du Christ, de Christ ; mais je leur demanderai pourquoi ils approuvent que Christ, l’innocent par excellence, ait pu souffrir et s’écrier dans son angoisse : « Dieu, détournez de moi le calice, mais que votre volonté soit faite ; » — et pourquoi ils trouvent étrange que l’humanité tout entière ait aussi à faire le même acte de résignation.

Assurément, si Dieu eût eu d’autres desseins sur l’humanité, il aurait pu arranger les choses de telle sorte que, comme l’individu s’avance vers une mort inévitable, elle marchât vers une destruction fatale. Il faudrait bien se soumettre, et la science, la malédiction ou la bénédiction sur les lèvres, serait bien tenue de constater le sombre dénoûment social, comme elle constate le triste dénoûment individuel.

Heureusement il n’en est pas ainsi.

L’homme et l’humanité ont leur rédemption.

À lui une âme immortelle. À elle une perfectibilité indéfinie.

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