Monopole naturel, monopole artificiel

Frédéric Bastiat

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Note extraite des manuscrits de l’auteur,
insérée dans les Œuvres complètes en note de bas de page.

C’est parce que, sous l’empire de la liberté, les efforts se font concurrence entre eux qu’ils obtiennent cette rémunération à peu près proportionnelle à leur intensité. Mais, je le répète, cette proportionnalité n’est pas inhérente à la notion de valeur.

Et la preuve, c’est que là où la concurrence n’existe pas, la proportionnalité n’existe pas davantage. On ne remarque, en ce cas, aucun rapport entre les travaux de diverse nature et leur rémunération.

L’absence de concurrence peut provenir de la nature des choses ou de la perversité des hommes.

Si elle vient de la nature des choses, on verra un travail comparativement très-faible donner lieu à une grande valeur, sans que personne ait raisonnablement à se plaindre. C’est le cas de la personne qui trouve un diamant ; c’est le cas de Rubini, de Malibran, de Taglioni, du tailleur en vogue, du propriétaire du Clos-Vougeot, etc., etc. Les circonstances les ont mis en possession d’un moyen extraordinaire de rendre service ; ils n’ont pas de rivaux et se font payer cher. Le service lui-même étant d’une rareté excessive, cela prouve qu’il n’est pas essentiel au bien-être et au progrès de l’humanité. Donc c’est un objet de luxe, d’ostentation : que les riches se le procurent. N’est-il pas naturel que tout homme attende, avant d’aborder ce genre de satisfactions, qu’il se soit mis à même de pourvoir à des besoins plus impérieux et plus raisonnables ?

Si la concurrence est absente par suite de quelque violence humaine, alors les mêmes effets se produisent, mais avec cette différence énorme qu’ils se produisent où et quand ils n’auraient pas dû se produire. Alors on voit aussi un travail comparativement faible donner lieu à une grande valeur ; mais comment ? En interdisant violemment cette concurrence qui a pour mission de proportionner les rémunérations aux services. Alors, de même que Rubini peut dire à un dilettante : « Je veux une très-grande récompense, ou je ne chante pas à votre soirée, » se fondant sur ce qu’il s’agit là d’un service que lui seul peut rendre, — de même un boulanger, un boucher, un propriétaire, un banquier peut dire : « Je veux une récompense extravagante, ou vous n’aurez pas mon blé, mon pain, ma viande, mon or ; et j’ai pris des précautions, j’ai organisé des baïonnettes pour que vous ne puissiez pas vous pourvoir ailleurs, pour que nul ne puisse vous rendre des services analogues aux miens. »

Les personnes qui assimilent le monopole artificiel et ce qu’elles appellent le monopole naturel, parce que l’un et l’autre ont cela de commun, qu’ils accroissent la valeur du travail, ces personnes, dis-je, sont bien aveugles et bien superficielles.

Le monopole artificiel est une spoliation véritable. Il produit des maux qui n’existeraient pas sans lui. Il inflige des privations à une portion considérable de la société, souvent à l’égard des objets les plus nécessaires. En outre, il fait naître l’irritation, la haine, les représailles, fruits de l’injustice.

Les avantages naturels ne font aucun mal à l’humanité. Tout au plus pourrait-on dire qu’ils constatent un mal préexistant et qui ne leur est pas imputable. Il est fâcheux, peut-être, que le tokay ne soit pas aussi abondant et à aussi bas prix que la piquette. Mais ce n’est pas là un fait social ; il nous a été imposé par la nature.

Il y a donc entre l’avantage naturel et le monopole artificiel cette différence profonde :

L’un est la conséquence d’une rareté préexistante, inévitable ;

L’autre est la cause d’une rareté factice, contre nature.

Dans le premier cas, ce n’est pas l’absence de concurrence qui fait la rareté, c’est la rareté qui explique l’absence de concurrence. L’humanité serait puérile, si elle se tourmentait, se révolutionnait, parce qu’il n’y a, dans le monde, qu’une Jenny Lind, un Clos-Vougeot et un Régent.

Dans le second cas, c’est tout le contraire. Ce n’est pas à cause d’une rareté providentielle que la concurrence est impossible, mais c’est parce que la force a étouffé la concurrence qu’il s’est produit parmi les hommes une rareté qui ne devait pas être.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau