Frédéric Bastiat
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Libre-Échange, n° du 6 février 1848.
Quand nous avons entrepris d’appeler l’attention de nos concitoyens sur la question de la liberté commerciale, nous n’avons pas pensé ni pu penser que nous nous faisions les organes d’une opinion en majorité dans le pays, et qu’il ne s’agit pour nous que d’enfoncer une porte ouverte.
D’après les délibérations bien connues de nombreuses chambres de commerce, nous pouvions espérer, il est vrai, d’être soutenus par une forte minorité, qui, ayant pour elle le bon sens et le bien général, n’aurait que quelques efforts à faire pour devenir majorité.
Mais cela ne nous empêchait pas de prévoir que notre association provoquerait la résistance désespérée de quelques privilégiés, appuyée sur les alarmes sincères du grand nombre.
Nous ne mettions pas en doute qu’on saisirait toutes les occasions de grossir ces alarmes. L’expérience du passé nous disait que les protectionistes exploiteraient surtout le sentiment national, si facile à égarer dans tous les pays. Nous prévoyions que la politique fournirait de nombreux aliments à cette tactique ; que, sur ce terrain, il serait facile aux monopoleurs de faire alliance avec les partis mécontents ; qu’ils nous créeraient tous les obstacles d’une impopularité factice et qu’ils iraient au besoin jusqu’à élever contre nous ce cri : Vous êtes les agents de Pitt et de Cobourg. Il faudrait que nous n’eussions jamais ouvert un livre d’histoire, si nous ne savions que le privilége ne succombe jamais sans avoir épuisé tous les moyens de vivre.
Mais nous avions foi dans la vérité. Nous étions convaincus, comme nous le sommes encore, qu’il n’y a pas une Angleterre, mais deux Angleterre. Il y a l’Angleterre oligarchique et monopoliste, celle qui a infligé tant de maux au monde, exercé et étendu partout une injuste domination, celle qui a fait l’acte de navigation, celle qui a fait la loi-céréale, celle qui a fait de l’Église établie une institution politique, celle qui a fait la guerre à l’indépendance des États-Unis, celle qui a d’abord exaspéré et ensuite combattu à outrance la révolution française, et accumulé, en définitive, des maux sans nombre, non-seulement sur tous les peuples, mais sur le peuple anglais lui-même. — Et nous disons que s’il y a des Français qui manquent de patriotisme, ce sont ceux qui sympathisent avec cette Angleterre.
Il y a ensuite l’Angleterre démocratique et laborieuse, celle qui a besoin d’ordre, de paix et de liberté, celle qui a besoin pour prospérer que tous les peuples prospèrent, celle qui a renversé la loi-céréale, celle qui s’apprête à renverser la loi de navigation, celle qui sape le système colonial, cause de tant de guerres, celle qui a obtenu le bill de la réforme, celle qui a obtenu l’émancipation catholique, celle qui demande l’abolition des substitutions, cette clef de voûte de l’édifice oligarchique, celle qui applaudit, en 1787, à l’acte par lequel l’Amérique proclama son indépendance, celle qu’il fallut sabrer dans les rues de Londres avant de faire la guerre de 1792, celle qui, en 1830, renversa les torys prêts à former contre la France une nouvelle coalition. — Et nous disons que c’est abuser étrangement de la crédulité publique que de représenter comme manquant de patriotisme ceux qui sympathisent avec cette Angleterre.
Après tout, le meilleur moyen de les juger, c’est de les voir agir ; et certes ce serait le devoir de la presse de faire assister le public à cette grande lutte, à laquelle se rattachent l’indépendance du monde et la sécurité de l’avenir.
Absorbée par d’autres soins, influencée par des motifs qu’il ne nous est pas donné de comprendre, elle répudie cette mission. On sait que la plus puissante manifestation de l’esprit du siècle, agissant par la Ligue contre la loi-céréale, a agité pendant sept ans les trois royaumes, sans que nos journaux aient daigné s’en occuper.
Après les réformes de 1846, après l’abrogation du privilége foncier, au moment où la lutte va s’engager en Angleterre sur un terrain plus brûlant encore, l’acte de navigation, qui a été le principe, le symbole, l’instrument et l’incarnation du régime restrictif, on aurait pu croire que la presse française, renonçant enfin à son silence systématique, ne pourrait s’empêcher de donner quelque attention à une expérience qui nous touche de si près, à une révolution économique qui, de quelque manière qu’on la juge, est destinée à exercer une si grande influence sur le monde commercial et politique.
Mais puisqu’elle continue à la tenir dans l’ombre, c’est à nous de la mettre en lumière. C’est pourquoi nous publions le compte rendu de la séance par laquelle les chefs de la Ligue viennent pour ainsi dire de réorganiser à Manchester cette puissante association.
Nous appelons l’attention de nos lecteurs sur les discours qui ont été prononcés dans cette assemblée, et nous leur demanderons de dire, la main sur la conscience, de quel côté est le vrai patriotisme ; s’il est en nous, qui sympathisons de tout notre cœur avec l’infaillible et prochain triomphe de la Ligue, ou s’il est dans nos adversaires, qui réservent toute leur admiration pour la cause du privilége, du monopole, du régime colonial, des grands armements, des haines nationales et de l’oligarchie britannique.
Après avoir lu le discours, si nourri de faits, de M. Gibson, vice-président du Board of trade, l’éloquente et chaleureuse allocution de M. Bright, et ces nobles paroles par lesquelles M. Cobden a prouvé qu’il était prêt à tout sacrifier, même l’avenir qui s’ouvre devant lui, même sa popularité, pour accomplir sa belle mais rude mission, nous demandons à nos lecteurs de dire, la main sur la conscience, si ces orateurs ne défendent pas ces vrais intérêts britanniques qui coïncident et se confondent avec les vrais intérêts de l’humanité ?
Le Moniteur industriel et le Journal d’Elbeuf ne manqueront pas de dire : « Tout cela est du machiavélisme ; depuis dix ans M. Cobden, M. Bright, sir R. Peel, jouent la comédie. Les discours qu’ils prononcent, comédie ; l’enthousiasme des auditeurs, comédie ; les faits accomplis, comédie ; le rappel de la loi-céréale, comédie ; l’abolition des droits sur tous les aliments et sur toutes les matières premières, comédie ; le renversement de l’acte de navigation, comédie ; l’affranchissement commercial des colonies, comédie ; et, comme disait il y a quelques jours un journal protectioniste, l’Angleterre se coupe la gorge devant l’Europe sur le simple espoir que l’Europe l’imitera.
Et nous, nous disons que s’il y a une ridicule comédie au monde, c’est ce langage des protectionistes. Certes, il faut prendre en considération les longues, et nous ajouterons les justes préventions de notre pays ; mais ne faudrait-il pas rougir enfin de sa crédulité, si cette comédie pouvait être plus longtemps représentée devant lui au bruit de ses applaudissements ?
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