Frédéric Bastiat
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Journal des Économistes, n° de février 1845.
Le talent prodigieux dont vous a doué la nature, talent que rehausse une réputation sans tache, après avoir fait de vous le point de mire des partis, vous a signalé comme l’attente des doctrines. Vos opinions, à demi voilées, laissaient à chaque école l’espoir de vous rallier. Le catholicisme, le néo-christianisme, la liberté, et même ces modernes excentricités qu’on nomme saint-simonisme, fouriérisme, communisme, comptaient sur vous, espéraient en vous. Le système qui se résume par le mot concentration forcée, celui qui se formule par le mot libre concurrence, la théorie qui veut imposer au travail, aux facultés, aux capitaux une organisation artificielle, celle qui ne voit pas de meilleure organisation des forces sociales que leur naturelle gravitation, toutes les écoles, en un mot, vous désiraient pour auxiliaire et vous eussent accepté pour chef.
Car il n’en est pas dont vous n’eussiez été le plus puissant interprète. Que faut-il à une idée qui porte en elle-même l’élément du triomphe, la vérité ? Être connue, être comprise, être vulgarisée ; et, pour cela, il lui faut des expressions saisissantes, des formules lumineuses qui, par leur clarté soudaine, aillent réveiller dans tous les cœurs cette sympathie innée pour le vrai et le juste que la libéralité de la Providence y a déposée. Voilà pourquoi les hommes de labeur, de veille et d’étude auraient confié à votre parole le travail des années et des siècles, les investigations de la science, les rectifications de l’expérience, en un mot, tout le mouvement intellectuel de leur école, afin que vous le manifestassiez au monde. Par cette heureuse combinaison de fortes pensées et de vives images, dont vous seul possédez le secret, par le privilége inouï, qui n’a été dévolu qu’à vous, de faire pénétrer la logique dans la poésie et la poésie dans la logique, vous eussiez fait briller la vérité dans le cabinet du savant, dans l’atelier de l’artiste, dans le salon et le boudoir, dans le palais et la chaumière ; vous lui eussiez frayé une voie vers la chaire et vers la tribune.
Et moi aussi, monsieur, parce que j’ai dans l’esprit une conviction entière, parce que je porte au ceeur une foi inébranlable, combien de fois n’ai-je pas tourné mes regards vers vous ! combien de fois n’ai-je pas demandé aux paroles tombées de vos lèvres, aux écrits échappés à votre plume, s’ils ne m’apportaient pas enfin le secret de vos opinions, s’ils ne recélaient point votre vague et mystérieux symbole ! Car comprenant ou du moins croyant sincèrement comprendre le mécanisme des forces sociales, je me disais : « Cette lumière n’est rien tant qu’elle est sous le boisseau ; et elle n’en sortira qu’à la voix puissante de l’homme capable de fondre dans sa parole la dialectique du métaphysicien, l’expérience de l’homme d’État, l’éloquence du tribun, l’ardente charité du chrétien et l’accent délicieux du poëte. »
Vous vous êtes prononcé enfin. Mais, hélas ! l’attente des écoles économiques a été trompée. Vous n’en reconnaissez que deux, et vous déclarez n’appartenir ni à l’une ni à l’autre. Tel est l’écueil du génie. Il dédaigne les voies explorées et le trésor des connaissances accumulé par les siècles. Il cherche son trésor en lui-même ; il veut se frayer sa propre voie.
Comme vous le dites, il y a deux écoles en économie politique. Permettez-moi de les caractériser, afin d’apprécier ensuite l’amère critique que, par une inexplicable contradiction, vous faites de celle dont en définitive vous adoptez le principe, et les emphatiques éloges que vous décernez, par une autre contradiction non moins inexplicable, à celle dont vous repoussez les vaines et subversives théories.
La première procède d’une manière scientifique. Elle constate, étudie, groupe et classe les faits et les phénomènes, elle cherche leurs rapports de cause à effet ; et de l’ensemble de ses observations, elle déduit les lois générales et providentielles selon lesquelles les hommes prospèrent ou dépérissent. Elle pense que l’action de la science, en tant que science, sur l’espèce humaine, se borne à exposer et divulguer ces lois, afin que chacun sache la récompense qui est attachée à leur observation et la peine dont leur violation est suivie. Elle s’en rapporte au cœur humain pour le reste, sachant bien qu’il aspire invinciblement à l’une et a pour l’autre un éloignement inévitable ; et parce que ce double mobile, le désir du bien, l’horreur du mal, est la plus puissante des forces qui ramènent l’homme sous l’empire des lois sociales, elle repousse comme un fléau l’intervention de forces arbitraires qui tendent à altérer la juste distribution naturelle des plaisirs et des peines. De là ce fameux axiome : « Laissez faire, laissez passer, » contre lequel vous manifestez tant d’indignation, — qui n’est cependant que la périphrase servile du mot liberté, que vous inscrivez sur votre bannière comme le principe de votre doctrine.
L’autre école, ou plutôt l’autre méthode, qui a enfanté et devait enfanter des sectes innombrables, procède par l’imagination. La société n’est pas pour elle un sujet d’observations, mais une matière à expériences, elle n’est pas un corps vivant dont il s’agit d’étudier les organes, mais une matière inerte que le législateur soumet à un arrangement artificiel. Cette école ne suppose pas que le corps social soit assujetti à des lois providentielles ; elle prétend lui imposer des lois de son invention. La République de Platon, l’Utopie de Thomas Morus, l’Oceana de Harrington, le Salente de Fénelon, le régime protecteur, le saint-simonisme, le fouriérisme, l’owenisme et mille autres combinaisons bizarres, quelquefois appliquées, pour le malheur de l’espèce humaine, presque toujours à l’état de rêve, pour servir de pâture aux enfants à cheveux blancs, telles sont quelques unes des manifestations infinies de cette école.
La méthode analytique devait nécessairement conduire à l’unité de doctrine, car il n’y a pas de raison pour que les même faits ne présentent les mêmes aspects à tous les observateurs. Voilà pourquoi, sauf quelques légères nuances que des observations rectifiées tendent incessamment à faire disparaître, elle a rallié autour de la même foi Smith, Ricardo, Malthus, Mill, Jefferson, Bentham, Senior, Cobden, Thompson, Huskisson, Peel, Destutt de Tracy, Say, Comte, Dunoyer, Droz et bien d’autres hommes illustres dont la vie s’est passée non point à arranger dans leur tête une société de leur invention avec des hommes de leur invention, mais à étudier les hommes et les choses et leur action réciproque, afin de reconnaître et de formuler les lois auxquelles il a plu à Dieu de soumettre la société.
La méthode inventive devait de toute nécessité amener l’anarchie des intelligences, parce qu’il y a l’infini à parier contre un qu’une infinité de rêveurs ne feront pas le même rêve. Aussi voyons-nous que pour se mettre à l’aise dans leur monde imaginaire, l’un en a banni la propriété, l’autre l’hérédité, celui-ci la famille, celui-là la liberté ; en voici qui ne tiennent aucun compte de la loi de la population, en voilà qui font abstraction du principe de la solidarité humaine, car il fallait mettre en œuvre des êtres chimériques pour faire une société chimérique.
Ainsi la première observe l’arrangement naturel des choses, et sa conclusion est liberté [1]. La seconde arrange une société artificielle, et son point de départ est contrainte. C’est pourquoi, et pour abréger, j’appellerai l’une école économiste ou libérale, et l’autre école arbitraire.
Voyons maintenant le jugement que vous portez sur ces deux doctrines :
Il y a en économie politique deux écoles : une école anglaise et matérialiste (c’est l’école libérale que vous voulez décrire dans ces lignes) qui traite les hommes comme des quantités inertes ; qui parle en chiffres de peur qu’il ne se glisse un sentiment ou une idée dans ses systèmes ; qui fait de la société industrielle une espèce d’arithmétique impassible et de mécanisme sans cœur, où l’humanité n’est qu’une société en commandite, où les travailleurs ne sont que des rouages à user et à dépenser au plus bas prix possible, où tout se résout par perte ou gain au bas d’une colonne de chiffres, sans considérer que ces quantités sont des hommes, que ces rouages sont des intelligences, que ces chiffres sont la vie, la moralité, la sueur, le corps, l’âme de millions d’êtres semblables à nous et créés par Dieu pour les mêmes destinées. C’est cette école qui règne en France depuis l’importation de la science économique née en Angleterre. C’est celle qui a écrit, professé et gouverné jusqu’ici, sauf quelques grandes exceptions ; c’est celle qui a proscrit l’aumône, incriminé la mendicité sans pourvoir aux mendiants, blâmé les hôpitaux, condamné les hospices, raillé à la charité, mis la misère hors la loi, maudit l’excès de la population, interdit les mariages, conseillé la stérilité, fermé les tours des enfants trouvés, et qui, livrant tout sans miséricorde et sans entrailles à la concurrence, cette providence de l’égoïsme, a dit aux prolétaires : « Travaillez. — Mais nous ne trouvons pas de travail. — Eh bien ! mourez. Si vous ne rapportez rien, vous n’avez pas le droit de vivre ; la société est un compte bien fait. »
Il y a une autre école qui est née en France, dans ces dernières années, des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du manufacturier, de la dureté du capitaliste, de l’agitation des temps, des souvenirs de la Convention, des entrailles de la philanthropie et des rêves anticipés d’une époque entièrement idéale. C’est celle qui, prophétisant aux masses l’avènement du Christ industriel (Fourier), les appelle à la religion de l’association, substitue ce principe de l’association par le travail à tous les autres principes, à tous les autres instincts, à tous les autres sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine, croit avoir trouvé le moyen d’organiser le travail sans intervertir les rapports libres du producteur et du consommateur, de violenter le capital sans l’anéantir, de régler les salaires et de les distribuer arbitrairement avec l’infaillibilité et la toute-justice de Dieu. Cette école, qui compte parmi ses maîtres et ses adeptes tant d’hommes de lumière et de foi, porte en soi deux grands trésors : un principe, l’association ; une vertu, la charité des masses. Mais elle nous semble pousser son principe jusqu’à l’excès et la vertu jusqu’à la chimère. Le fouriérisme est jusqu’ici une sublime exagération de l’espérance. — Nous n’appartenons ni à l’une ni à l’autre de ces écoles. Nous les croyons toutes deux dans le faux. Mais l’une manque d’âme, et l’autre manque seulement de mesure dans la passion du bien. Nous faisons entre elles la différence qu’il y a entre une cruauté et une illusion, et nous empruntons, pour la solution de la question des salaires, à l’une la lumière des calculs, à l’autre la chaleur de la charité.
Je ne m’arrêterai pas à relever les expressions vagues et fausses, les assertions hasardées qui fourmillent dans ce passage, où il semble que votre plume vous a maîtrisé plus que vous n’avez maîtrisé votre plume. Où avez-vous vu que les économistes traitent les hommes comme des quantités inertes, eux qui voient précisément l’harmonie du monde social dans la liberté de leur action ? Où avez-vous vu que cette école gouverne en France, quand elle ne compte pas un seul organe, du moins avoué, au ministère ou au Parlement ? Qu’est-ce que ce dédain pour les chiffres, les calculs, l’arithmétique, comme si les chiffres servaient à autre chose qu’à constater des résultats, et comme si le bien et le mal pouvaient s’apprécier autrement que par des résultats constatés ? Quelle valeur scientifique est-il possible de reconnaître dans votre indignation contre la dureté du capitaliste, l’égoïsme du manufacturier, en tant que tels, comme si les services industriels et les capitaux pouvaient échapper, plus que les salaires, aux lois de l’offre et de la demande qui les gouvernent, pour se soumettre aux lois du sentiment et de la philanthropie ?
Mais je sens le besoin de protester de toutes mes forces contre les imputations odieuses que vous faites peser sur la tête de tous ces savants illustres, dont je rappelais tout à l’heure les noms vénérés. Non, la postérité ne ratifiera pas votre arrêt. Elle ne mettra pas, comme vous le faites, entre Smith et Fourier, entre Say et Enfantin l’abîme qui sépare la cruauté de la simple illusion. Elle ne conviendra pas que le seul tort de Fourier ait été de pousser « un grand principe jusqu’à l’excès et une grande vertu jusqu’à la chimère. » Elle ne verra pas dans la promiscuité des sexes une sublime exagération de l’espérance. Elle ne croira pas la science sociale redevable au fouriérisme de ces trois grandes innovations : « la foi à l’amélioration indéfinie de l’espèce humaine, le principe de l’association et la charité des masses ; » — parce que la perfectibilité de l’homme, conséquence de son principe intelligent, a été reconnue longtemps avant Fourier ; — parce que l’association est aussi ancienne que la famille ; — parce que la charité des masses, de quelque manière qu’on veuille la considérer, au point de vue théorique ou au point de vue pratique, dans l’individu ou dans la société, a été formellement promulguée par le christianisme et partout mise en œuvre, du moins à quelque degré. Mais la postérité s’étonnera que vous assigniez une place si élevée, que vous prodiguiez tant d’encens à une école que vous flétrissez en même temps par ces paroles éloquentes : C’est un monastère où « la mère n’est qu’une femme enceinte, le père un homme qui engendre, et l’enfant un produit des deux sexes. »
Mais que blâmez-vous dans les économistes ? Serait-ce les formes parfois arides dont ils ont revêtu leurs idées ? C’est là de la critique littéraire. En ce cas il fallait reconnaître les services qu’ils ont rendus à la science, et vous borner à les accuser d’être de froids écrivains. Sur ce terrain encore, on pourrait répondre que si le langage sévère et précis de la science a l’inconvénient de n’en pas hâter assez la propagation, le style chaleureux et imagé du poëte, transporté dans le domaine didactique, a l’inconvénient bien plus grave d’égarer souvent le lecteur après avoir égaré l’écrivain. Mais ce n’est pas la forme que vous attaquez, c’est la pensée et même l’intention.
La pensée ! mais comment l’accuser ? Elle peut bien être fausse ; elle ne saurait être blâmable, car elle se résume ainsi : « Il y a plus d’harmonie dans les lois divines que dans les combinaisons humaines. » Permis à vous de dire comme Alphonse : « Ces lois seraient meilleures si j’eusse été appelé dans les conseils de Dieu. » Mais non, vous ne tenez point ce langage impie. Vous laissez de tels blasphèmes aux utopistes. Pour vous, vous vous emparez de la doctrine même dont vous essayez de flétrir les révélateurs, et dans tout votre écrit, sauf quelques vues exceptionnelles que je discuterai tout à l’heure, domine le grand principe de la liberté, qui suppose de votre part la reconnaissance de l’harmonie des lois divines, puisqu’il serait puéril d’adhérer à la liberté, non parce qu’elle est la vraie condition de l’ordre et du bonheur social, mais par un platonique amour pour la liberté elle-même, abstraction faite des résultats qu’il est dans sa nature de produire.
L’intention ! mais quelle perversité peut-on apercevoir dans l’intention de ceux qui se bornent à dire à l’arbitraire : « L’équilibre des forces sociales s’établit de lui-même ; n’y touchez pas ? »
Pour arriver jusqu’aux intentions des économistes, il faudrait prouver trois choses :
1° Que le libre jeu des forces sociales providentielles est funeste à l’humanité ;
2° Qu’il est possible d’en paralyser l’action par la substitution de forces arbitraires ;
3° Que les économistes repoussent celles-ci en parfaite connaissance de leur prétendue supériorité sur celles-là.
En dehors de ces trois démonstrations, vos attaques, si vous pensiez à les faire remonter jusqu’à l’intention des écrivains dont je parle, ne seraient ni justifiées ni justifiables.
Mais je ne croirai jamais que vous, dont personne ne soupçonne l’honneur et la loyauté, vous ayez voulu incriminer jusqu’à la moralité des savants illustres qui vous ont précédé dans la carrière, qui vous ont légué leurs doctrines et que l’humanité a absous d’avance par la vénération et le respect dont elle environne leur mémoire.
Y a-t-il d’ailleurs, dans ce qu’il vous plaît d’appeler l’école anglaise, comme si une science qui se borne à décrire les faits et leur enchaînement pouvait être d’un pays plutôt que d’un autre, comme s’il pouvait y avoir une géométrie russe, une mécanique hollandaise, une anatomie espagnole et une économie française ou anglaise ; y a-t-il, dis-je, dans cette école, des hommes qui, comme les prohibitionistes, aient proclamé leurs doctrines pour abuser les esprits et bénéficier par l’erreur commune sciemment et volontairement répandue ? Non, vous n’en citeriez pas un seul. Aucune secte philosophique peut-être n’a offert le spectacle d’autant de dignité, de modération, de dévouement au bien public ; et si vous voulez y réfléchir, vous comprendrez qu’il devait en être ainsi.
Dans le xviiie siècle, quand l’astronomie n’était pas parvenue au point où elle est arrivée de nos jours, on avait remarqué une sorte d’aberration dans la marche des planètes. On avait constaté que les unes se rapprochaient, que les autres s’éloignaient du centre du mouvement ; et l’on se hâta de conclure que les premières s’enfonçaient de plus en plus dans les profondeurs glacées de l’espace, que les secondes allaient s’engloutir dans la matière incandescente du soleil. Laplace vint, il soumit ces prétendues aberrations au calcul, il démontra que si les planètes s’écartaient de leur orbite, la force qui les y rappelait s’augmentait en raison de cet éloignement même : « Par la toute-puissance d’une formule mathématique, dit M. Arago, le monde matériel se trouva raffermi sur ses fondements. » Pense-t-on que celui qui découvrit et mesura cette belle harmonie eût volontiers consenti, dans un intérêt personnel, à troubler ces admirables lois de la gravitation ?
L’économie des sociétés a eu aussi ses Laplace. S’il y a des perturbations sociales, ils ont aussi constaté l’existence de forces providentielles qui ramènent tout à l’équilibre, et ils ont trouvé que ces forces réparatrices se proportionnent aux forces perturbatrices, parce qu’elles en proviennent. Ravis d’admiration devant cette harmonie du monde moral, ils ont dû se passionner pour l’œuvre divine et répugner plus que les autres hommes à tout ce qui peut la troubler. Aussi n’a-t-on jamais vu, que je sache, les séductions de l’intérêt privé balancer dans leur cœur cet éternel objet de leur admiration et de leur amour. Bonaparte s’en étonna. Peu habitué à de telles résistances, il les honora du titre de niais, parce qu’ils refusaient leur concours à sa mission d’arbitraire, la regardant comme incompatible avec les grandes lois sociales qu’ils avaient découvertes et proclamées. Et ce titre glorieux, ils le portent encore, — et on n’en voit aucun aux affaires, car ils n’y veulent entrer qu’avec leur principe.
Je le dis avec regret mais avec franchise, monsieur, je crois que vous avez fait une chose funeste et de nature à égarer les premiers pas d’une jeunesse pleine de confiance dans l’autorité de vos paroles, lorsque, distribuant sans mesure le blâme et l’éloge, vous avez violemment assailli l’école la plus consciencieuse, la plus pratiquement chrétienne qui se soit jamais élevée à l’horizon des sciences morales, réservant votre enthousiasme, votre sympathie et, pardonnez-moi le mot, vos coquettes câlineries pour ces autres écoles qui ne sont, selon vous-même, que la négation de la liberté, de l’ordre, de la propriété, de la famille, de l’amour, des affections domestiques et de tous les sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine.
Et ce qui achève de rendre cette injuste appréciation des hommes tout à fait inexplicable, c’est que vous adoptez, ainsi que je l’ai dit, le principe des économistes, la liberté des transactions, la libre concurrence, cette providence de l’égoïsme.
« Il n’y a d’autre organisation du travail, dites-vous, que sa liberté ; il n’y a d’autre distribution des salaires que le travail lui-même se rétribuant par ses œuvres et se faisant à lui-même une justice que vos systèmes arbitraires ne lui feraient pas. Le libre arbitre du travail dans le producteur, dans le consommateur, dans le salaire, dans l’ouvrier, est aussi sacré que le libre arbitre de la conscience dans l’homme. En touchant à l’un, on tue le mouvement ; en touchant à l’autre, on tue la moralité. Les meilleurs gouvernements sont ceux qui n’y touchent pas. »
Et ailleurs : « Nous ne connaissons d’autre organisation possible du travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même par la concurrence, par la capacité, par la moralité. »
Ce n’est pas assez de dire que ces paroles coïncident avec les idées des économistes ; elles embrassent et résument leur doctrine tout entière. Elles supposent en vous la pleine connaissance, la claire vue de cette grande loi de la concurrence qui porte en elle-même le remède général aux maux inévitables qu’elle peut produire dans des cas particuliers.
Et cependant, comment croire que votre vue embrasse l’ensemble des faits et des forces sociales qui découlent du principe de la liberté, quand on vous voit décliner le dogme de la responsabilité des agents intelligents et libres !
Car en parlant des deux grandes écoles, celle de la liberté et celle de la contrainte, vous dites : « J’emprunte à l’une la lumière de ses calculs, à l’autre la chaleur de sa charité. » Pour parler avec précision, vous deviez dire : « J’emprunte à l’une le principe de la liberté, à l’autre celui de l’irresponsabilité. »
En effet, il résulte des citations que je viens de produire que ce que vous avez pris aux économistes, ce n’est point des calculs seulement, c’est un principe, à savoir : « la liberté est la meilleure des organisations sociales. »
Mais ce n’est qu’à une condition : c’est que la loi de la responsabilité sortisse son plein, entier et naturel effet. Que si la loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des actions, de telle sorte qu’elles ne retombent pas sur ceux à qui elles étaient destinées, non seulement la liberté n’est plus une bonne organisation, mais elle n’existe pas.
C’est donc une grave contradiction de dire qu’on emprunte là la liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt un impossible mélange.
Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails.
Vous reprochez à l’école libérale d’être cruelle, et dès lors vous empruntez à l’école arbitraire la « chaleur de sa charité. » — Voilà la généralité, voici l’application.
Vous accusez les économistes d’interdire le mariage, de conseiller la stérilité, — et par opposition, vous voulez que l’État adopte les enfants orphelins ou trop nombreux.
Vous accusez les économistes de proscrire et de railler l’aumône, — et par opposition, vous voulez que l’État s’interpose entre les masses et leurs misères.
Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires « Travaillez ou mourez, » — et par opposition, vous voulez que la société proclame le droit au travail, le droit de vivre.
Examinons ces trois antithèses, que j’aurais pu multiplier ; cela suffira pour reconnaître s’il est possible de ramasser ainsi des dogmes dans des écoles opposées et d’accomplir entre eux une solide alliance.
Je ne veux point encombrer par des discussions de détail le terrain des principes sur lequel j’entends me maintenir. Je ferai cependant une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu’on a dit que le moyen le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son adversaire, c’était de lui prêter des sentiments outrés, des idées fausses et des paroles qu’il n’a jamais prononcées. Je vous crois incapable de recourir sciemment à un tel artifice ; mais, soit entraînement de la phrase à effet, soit exigences de concision, il est certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut jamais le leur.
Jamais ils n’ont conseillé la stérilité, interdit le mariage. — Ce reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous l’adressez en effet au fouriérisme. — S’ils ont, non pas maudit, mais déploré l’excès de la population, ce mot même « excès » que vous employez les justifie.
Ce qu’ils ont dit sur ce grave sujet, le voici : « L’homme est un être libre, responsable et intelligent. Parce qu’il est libre, il dirige ses actions par sa volonté ; — parce qu’il est responsable, il recueille la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu’elles sont ou ne sont pas conformes aux lois de son être ; — parce qu’il est intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse, ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de l’expérience. » — C’est un fait que les hommes, comme tous les êtres qui ont vie, peuvent se multiplier au-delà de leurs moyens actuels de subsistance. C’est un autre fait que lorsque l’équilibre est rompu entre le nombre des hommes et les ressources qui font vivre, il y a malaise et souffrance dans la société. — Donc, il n’y a pas d’autre alternative : il faut prévoir pour que l’équilibre se maintienne, ou souffrir pour qu’il se rétablisse. Nous concluons qu’il est à désirer que la population, prise en masse, ne suive pas une progression trop rapide, et pour cela, que les individus qui la composent n’entrent dans l’état du mariage qu’autant qu’ils ont la chance probable de pouvoir entretenir une famille. — Et comme les hommes sont libres, comme nous n’admettons pas de législation coercitive ou restrictive en cette matière, nous nous adressons à leur raison, à leurs sentiments, à leur bon sens. Le langage que nous leur faisons entendre n’a rien d’utopique ou d’abstrait. Nous leur disons avec la sagesse des siècles et ce sens si commun qu’il est presque de l’instinct : — « C’est donner la vie à des malheureux, c’est se rendre malheureux soi-même que de se charger imprudemment ou prématurément d’une famille qu’on n’a pas encore les moyens d’élever. » Nous ajoutons : « Si ces actes individuels d’imprévoyance sont trop multipliés, la société a plus d’enfants qu’elle n’en peut nourrir : elle souffre car l’homme n’est pas seulement soumis à la loi de la responsabilité, mais encore à celle de la solidarité ; et c’est pour cela que les économistes s’attachent à exposer toutes les conséquences fatales de la multiplication désordonnée des êtres humains, afin que l’opinion intervienne avec son action toute-puissante, car ils croient sincèrement que, contre ce terrible phénomène, la société n’a que cette alternative, la prévoyance ou la souffrance. »
Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez pas qu’elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas qu’elle souffre pour n’avoir pas prévu. Vous dites : « Que l’État adopte les enfants trop nombreux. »
Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi, s’il vous plaît, les entretiendra-t-il ? Sans doute avec des aliments, des vêtements, des produits prélevés sur la masse sous forme d’impôts, car l’État, que je sache, n’a pas de ressources à lui, indépendantes du travail national. — Ainsi la grande loi de la responsabilité sera éludée. Ceux qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement conformes à l’intérêt public, se seront conduits d’après les règles de la prudence, de l’honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou auront retardé le moment de s’entourer d’une famille, se verront contraints de nourrir les enfants de ceux qui se seront abandonnés à la brutalité de leurs instincts. — Mais le mal sera-t-il guéri au moins ? Bien au contraire, il s’aggravera sans cesse, car en même temps qu’on ne pourra plus compter sur la prévoyance qui n’aura plus rien de rationnel, la souffrance elle-même, sans cesser d’agir, n’agira plus comme châtiment, comme frein, comme leçon, comme force équilibrante ; elle perdra sa moralité, il n’y aura plus rien en elle qui l’explique et la justifie, et c’est alors que l’homme pourra sans blasphémer dire à l’auteur des choses : « À quoi sert le mal sur la terre, puisqu’il n’a pas de cause finale ? »
On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D’abord, jamais la science économique n’a proscrit ni raillé l’aumône. La science ne raille pas et ne proscrit rien ; elle observe, déduit et expose.
Ensuite, l’économie politique distingue la charité volontaire de la charité légale ou forcée. L’une, par cela même qu’elle est volontaire, se rattache au principe de la liberté et entre comme élément harmonique dans le jeu des lois sociales ; l’autre, parce qu’elle est forcée, appartient aux écoles qui ont adopté la doctrine de la contrainte, et inflige au corps social des maux inévitables. La misère est méritée ou imméritée, et il n’y a que la charité libre et spontanée qui puisse faire cette distinction essentielle. Si elle a des secours même pour l’être dégradé qui a encouru son malheur par sa faute, elle les distribue d’une main parcimonieuse, justement dans la mesure nécessaire pour que la punition ne soit pas trop sévère ; et elle n’encourage pas, par d’inopportunes délicatesses, des sentiments abjects et méprisables, qui, dans l’intérêt général, ne doivent pas être encouragés. Elle réserve, pour les infortunes imméritées et cachées, la libéralité de ses dons et ce secret, cette ombre, ces ménagements auxquels a droit le malheur, au nom de la dignité humaine.
Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une dette du côté du donateur et une créance positive du côté du donataire, ne fait ni ne peut faire une telle distinction. Permettez-moi d’invoquer ici l’autorité d’un auteur trop peu connu et trop peu consulté en ces matières :
« Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le principal effet est de produire la misère pour celui qui les a contractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l’abri de la misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l’ont produite, a donc pour résultat d’encourager tous les vices qui conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à l’amende les individus qui sont coupables de paresse, d’intempérance, d’imprévoyance et d’autres vices de ce genre ; mais la nature, qui a fait à l’homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération, de la prévoyance, a pris sur elle d’infliger aux coupables les châtiments qu’ils encourent. Rendre ces châtiments vains en donnant droit à des secours à ceux qui les ont encourus, c’est laisser au vice tous les attraits qu’il a ; c’est laisser agir, de plus, les maux qu’il produit pour les individus auxquels il est étranger, et affaiblir ou détruire les seules peines qui peuvent le réprimer. »
Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu’elle viole les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore les lois de la responsabilité ; et en établissant une sorte de communauté de droit entre les classes aisées et les classes pauvres, elle ôte à l’aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de châtiment que la nature des choses leur avait imprimé.
Vous voulez que l’État s’interpose entre les masses et leur misère. — Mais avec quoi ? — Avec des capitaux. — Et d’où les tirera-t-il ? — De l’impôt il aura un budget des pauvres. — II faudra donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale, il fasse retomber sur les masses, sous forme d’aumônes, ce qui leur arrivait sous forme de salaires !
Enfin vous proclamez le droit du prolétaire au travail, au salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce soit le droit de travailler, et par conséquent le droit à une juste rémunération ? Est-ce sous le régime de la liberté qu’un tel droit peut être dénié ? Mais, dites-vous, en nous plaçant dans une terrible hypothèse, « si la société n’a pas du travail pour tous ses membres, si son capital ne suffit pas pour donner à tous de l’occupation ? » Eh bien ! cette supposition extrême implique que la population a dépassé ses moyens de subsistance. Je vois bien alors par quels procédés la liberté tend à rétablir l’équilibre ; je vois les salaires et les profits baisser, c’est-à-dire je vois diminuer la part de chacun à la masse commune ; je vois les encouragements au mariage s’affaiblir, les naissances diminuer, peut-être la mortalité augmenter jusqu’à ce que le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont là des maux, des souffrances ; je le vois et je le déplore. Mais ce que je ne vois pas, c’est que la société puisse éviter ces maux en proclamant le droit au travail, en décrétant que l’État prendra sur les capitaux insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui en manquent ; car il me semble que c’est faire le plein d’une part en faisant le vide de l’autre. C’est agir comme cet homme simple qui, voulant remplir un tonneau, puisait par-dessous de quoi verser par-dessus ; ou comme un médecin qui, pour donner des forces au malade, introduirait dans le bras droit le sang qu’il aurait tiré au bras gauche.
À nos yeux, dans l’hypothèse extrême où l’on nous force de raisonner, de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils sont essentiellement nuisibles. L’État ne déplace pas seulement les capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et trouble l’action de ceux qu’il ne touche pas. De plus, la nouvelle distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle présidait la liberté, et ne se proportionne pas, comme celle-ci, aux justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de diminuer les souffrances sociales, elle les aggrave au contraire. Ces expédients ne font rien pour rétablir l’équilibre rompu entre le nombre des hommes et leurs moyens d’exister ; bien loin de là, ils tendent à déranger de plus en plus cet équilibre.
Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une situation telle qu’elle n’a que le choix des maux, si nous pensons qu’en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces et les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu’elle agit surtout comme moyen préventif. Avant de rétablir l’équilibre entre les hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que cet équilibre ne soit rompu, parce qu’elle laisse toute leur influence aux motifs qu’ont les hommes d’être moraux, actifs, tempérants et prévoyants. Nous ne nions pas que ce qui suit l’oubli de ces vertus, c’est la souffrance ; mais vouloir qu’il n’en soit pas ainsi, c’est vouloir qu’un peuple ignorant et vicieux jouisse du même degré de bien-être et de bonheur qu’un peuple moral et éclairé.
Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez le remède dans le droit au travail, que vous reconnaissez vous-même que ce droit est sans application aux industries qui jouissent d’une entière liberté : « Laissons de côté, dites-vous, le cordonnier, le tailleur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le serrurier, le maçon, le charpentier, le menuisier….. Le sort de tous ceux-là est hors de cause. » Mais le sort des ouvriers des fabriques serait aussi hors de cause si l’industrie manufacturière vivait d’une vie naturelle, ne posait le pied que sur un terrain solide, ne progressait qu’à mesure des besoins, ne comptait pas sur les prix factices et variables de la protection, une des formes émanées de la théorie de l’arbitraire.
Vous proclamez le droit au travail, vous l’érigez en principe ; mais, en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe. Voyez en effet dans quelles étroites limites vous circonscrivez son action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que dans des cas rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement (propter vitam), et à la condition que son application ne créera jamais, contre le travail des industries libres et le tarif des salaires volontaires, la concurrence meurtrière de l’État.
Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine de la police plutôt que de l’économie sociale. Je crois pouvoir affirmer, au nom des économistes, qu’ils n’ont pas d’objections sérieuses à faire contre l’intervention de l’État dans des cas rares, extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer le tarif des salaires volontaires, il serait possible de venir, propter vitam, au secours d’ouvriers momentanément, brusquement déplacés, sous le coup de crises industrielles imprévues. — Mais, je vous le demande, pour aboutir à ces mesures d’exception, fallait-il remuer toutes les théories des écoles les plus opposées ? fallait-il élever drapeau contre drapeau, principe contre principe, et faire retentir aux oreilles des masses ces mots trompeurs : droit au travail, droit de vivre ! Je vous dirai, en empruntant vos propres expressions : « Ces idées ne sont si sonores que parce qu’il n’y a rien dedans que du vent et des tempêtes. »
Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme des dons plus précieux que ceux qu’il vous a prodigués. Il y a assez de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour que le siècle subisse votre influence et fasse, à votre voix, un pas de plus dans la carrière de la civilisation. Mais pour cela, il ne faut pas que vous alliez butiner d’ici, de là, dans les écoles les plus opposées, des principes qui s’excluent. Votre prodigieux talent est un puissant levier ; mais ce levier est sans force s’il n’a pour point d’appui un principe. — Naguère vous vous présentâtes devant l’opposition, la bonne foi au cœur et l’éloquence sur les lèvres. Quel résultat avez-vous obtenu ? Aucun, parce que vous ne lui portiez pas un principe. Oh ! si vous adhériez fortement à la liberté ! Si vous la montriez faisant progresser le monde social par l’action de ses deux grandes lois corollaires : responsabilité, solidarité ! Si vous ralliiez les esprits autour de cette vérité : « En économie politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire ! * » On comprendrait alors que la liberté porte en elle-même la solution de tous les grands problèmes sociaux que notre époque agite, et « qu’elle fait aux hommes une justice que les systèmes arbitraires ne leur feraient pas. » Comment avez-vous rencontré des vérités si fécondes pour les abandonner l’instant d’après ? — Ne voyez-vous pas que la conséquence rationnelle et pratique de cette doctrine c’est la simplification du gouvernement ? Courage donc, suivez cette voie lumineuse ! Dédaignez la vaine popularité qu’on vous promet ailleurs. Vous ne pouvez servir deux maîtres. Vous ne pouvez travailler à la simplification du pouvoir, demander qu’il ne touche « ni au travail ni à la conscience, » et exiger en même temps « qu’il prodigue l’instruction, qu’il colonise, qu’il adopte les enfants trop nombreux, qu’il s’interpose entre les masses et leurs misères. » Si vous lui confiez ces tâches multipliées et délicates, vous l’agrandissez outre mesure ; vous lui conférez une mission qui n’est pas la sienne ; vous substituez ses combinaisons à l’économie des lois sociales ; vous le transformez en « Providence qui ne voit pas seulement mais qui prévoit » ; vous le mettez à même de prélever et de distribuer d’énormes impôts ; vous le rendez l’objet de toutes les ambitions, de toutes les espérances, de toutes les déceptions, de toutes les intrigues ; vous agrandissez démesurément ses cadres, vous transformez la nation en employés, en un mot vous êtes sur la voie d’un fouriérisme bâtard, incomplet et illogique.
Ce ne sont pas là les doctrines que vous devez promulguer en France. Repoussez leurs trompeuses séductions. Rattachez-vous au principe sévère, mais vrai, mais le seul vrai de la Liberté. Embrassez dans votre vaste intelligence et ses lois, et son action, et ses phénomènes, et les causes qui la troublent, et les forces réparatrices qui sont en elle. Inscrivez sur votre bannière : « Société libre, gouvernement simple, » — idées corrélatives et pour ainsi dire consubstantielles. Cette bannière, les partis la repousseront peut-être ; mais la nation l’embrassera avec transport. Mais effacez-y jusqu’à la dernière trace de cette devise : « Société contrainte, gouvernement compliqué. » — Des mesures exceptionnelles, applicables dans des circonstances rares, dans des cas extrêmes et d’une utilité après tout fort contestable, ne sauraient longtemps contrebalancer dans votre esprit la valeur et l’autorité d’un principe. Un principe est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les climats et de toutes les circonstances. Proclamez donc la liberté : liberté de travail, liberté d’échanges, liberté de transactions pour ce pays et pour tous les pays, pour cette époque et pour toutes les époques. À ce prix, j’ose vous promettre sinon la popularité du jour, du moins la popularité et les bénédictions des siècles. Un grand homme s’est emparé de ce rôle en Angleterre. Il n’y a pas de jour dans l’année, il n’y a pas d’heure dans le jour où on ne le voie exposer aux yeux des masses les grandes lois de la mécanique sociale. Il a réuni autour de lui une université mouvante, un apostolat du xixe siècle ; et la parole de vie pénétrant dans toutes les couches de la société en a fait surgir une opinion publique puissante, éclairée, pacifique, mais indomptable, qui sous peu présidera aux destinées de la Grande-Bretagne. Car savez-vous ce qui arrive ? Plus de cinquante mille Anglais se seront mis, d’ici à la fin du mois, en possession du droit électoral pour balancer l’influence des écoles arbitraires et neutraliser les efforts des prohibitionnistes, des faux philanthropes et de l’aristocratie. — la liberté ! — voilà le principe qui va régner à nos portes ; et un homme, M. Cobden, aura été l’instrument de cette grande et paisible révolution. Oh ! puisse vous être réservée une semblable destinée, dont vous êtes si digne !
Frédéric BASTIAT.
[1]: En disant que les hommes doivent jouir du libre exercice de leurs facultés, il demeure bien entendu que je n’entends point dénier au gouvernement le droit et le devoir de réprimer l’abus qu’ils en peuvent faire. Bien au contraire, les économistes pensent que c’est là sa principale et presque sa seule mission.
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