Frédéric Bastiat
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Publiée à titre posthume, sauf le post scriptum, dans le Journal des Économistes, n° du 15 janvier 1851. [1]
Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu’il se rencontre une seule personne qui, après l’avoir lu, dise : « Ceci est l’ouvrage d’un plagiaire. » Une lente assimilation, fruit des méditations de toute ma vie, s’y laisse trop voir, surtout si on le rapproche de mes autres écrits.
Mais qui dit assimilation, avoue qu’il n’a pas tout tiré de sa propre substance.
Oh ! oui, je dois beaucoup à M. Carey ; je dois à Smith, à J.-B. Say, à Comte, à Dunoyer ; je dois à mes adversaires ; je dois à l’air que j’ai respiré ; je dois aux entretiens intimes d’un ami de cœur, M. Félix Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j’ai remué toutes ces questions dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté dans nos appréciations et nos idées la moindre divergence ; phénomène bien rare dans l’histoire de l’esprit humain, et bien propre à faire goûter les délices de la certitude.
C’est dire que je ne revendique pas le titre d’inventeur à l’égard de l’harmonie. Je crois même que c’est la marque d’un petit esprit, incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire inventeur de principes. Les sciences ont une croissance comme les plantes ; elles s’étendent, s’élèvent, s’épurent. Mais quel successeur ne doit rien à ses devanciers ?
En particulier, l’Harmonie des intérêts ne saurait être une invention individuelle. Eh quoi ! n’est-elle pas le pressentiment et l’aspiration de l’humanité, le but de son évolution éternelle ? Comment un publiciste oserait-il s’arroger l’invention d’une idée, qui est la foi instinctive de tous les hommes ?
Cette harmonie, la science économique l’a proclamée dès l’origine. Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans doute, les savants l’ont souvent mal démontrée ; ils ont laissé pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d’erreurs, qui, par cela seul qu’elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu’est-ce que cela prouve ? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien des tâtonnements, la grande idée de l’harmonie des intérêts a toujours brillé sur l’école économiste, comme son étoile polaire. Je n’en veux pour preuve que cette devise qu’on lui a reprochée : Laissez faire, laissez passer. Certes, elle implique la croyance que les intérêts se font justice entre eux, sous l’empire de la liberté.
Ceci dit, je n’hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de temps que je connais ses ouvrages ; je les ai lus fort superficiellement, à cause de mes occupations, de mes souffrances, et surtout à cause de la singulière divergence qui, en fait de méthode, caractérise l’esprit anglais et l’esprit français. Nous généralisons, et c’est ce que nos voisins dédaignent. Eux vont particularisant à travers des milliers et des milliers de pages, et c’est à quoi notre attention ne peut suffire. Quoi qu’il en soit, je reconnais que cette grande et consolante cause, l’accord des intérêts des classes, ne doit à personne plus qu’à M. Carey. Il l’a signalée et prouvée sous un très-grand nombre de points de vue divers, de manière à ce qu’il ne puisse pas rester de doute sur la loi générale.
M. Carey se plaint de ce que je ne l’ai pas cité ; c’est peut-être un tort de ma part, mais il ne remonte pas à l’intention. M. Carey a pu me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il ne m’a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon chapitre sur l’échange, qui est la base de tout ; ni dans ceux sur la valeur, sur la communauté progressive, sur la concurrence. Le moment de m’étayer de son autorité eût été à propos de la propriété foncière ; mais, dans ce premier volume, je traitais la question par ma propre théorie de la valeur, qui n’est pas celle de M. Carey. À ce moment, je me proposais de faire un chapitre spécial sur la rente foncière, et je croyais fermement que mon second volume suivrait de près le premier. C’est là que j’aurais cité M. Carey ; et non-seulement je l’aurais cité, mais je me serais effacé, pour lui attribuer sur la scène le premier rôle : c’était l’intérêt de la cause. En effet, sur la question foncière, M. Carey ne peut manquer d’être une autorité importante. Pour étudier la primitive et naturelle formation de cette propriété, il n’a qu’à ouvrir les yeux ; pour l’exposer, il n’a qu’à décrire ce qu’il voit ; plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous tous, économistes européens, qui ne voyons qu’une propriété foncière soumise aux mille combinaisons factices de la conquête. En Europe, pour remonter au principe de la propriété foncière, il faut employer le difficile procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un mastodonte ; il n’est pas très-surprenant que la plupart de nos écrivains se soient trompés dans cet effort d’analogie. En Amérique, il y a des mastodontes dans toutes les carrières ; il suffit d’ouvrir les yeux. J’avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause avait tout à gagner à ce que j’invoquasse le témoignage d’un économiste américain.
En terminant, je ne puis m’empêcher de faire observer à M. Carey qu’un Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand effort d’impartialité ; et comme je suis Français, j’étais loin de m’attendre à ce qu’il daignât s’occuper de moi et de mon livre. M. Carey professe pour la France et les Français le mépris le plus profond et une haine qui va jusqu’au délire. Il a déversé ces sentiments dans un bon tiers de ses volumineux écrits ; et il s’est donné la peine de réunir, sans aucun discernement, il est vrai, de nombreux documents statistiques, pour prouver que c’est à peine si, dans l’échelle de l’humanité, nous sommes au-dessus des Indous. À la vérité, M. Carey, dans son livre, nie cette haine. Mais, en la niant, il la prouve ; car comment expliquer un tel déni ? qui l’a provoqué ? C’est la conscience même de M. Carey, qui, surpris lui-même, sans doute, de toutes les preuves de haine contre la France qu’il a accumulées dans son livre, a cru devoir proclamer qu’il ne haïssait pas la France. Combien de fois n’ai-je pas dit à M. Guillaumin : Il y a d’excellentes choses dans les ouvrages de M. Carey, et il serait bien de les faire traduire ; ils contribueraient à faire avancer l’économie politique dans notre pays. Mais aussitôt j’étais forcé d’ajouter : Pouvons-nous jeter dans le public français de pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de manquer notre but ? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu’il y a de bon dans ces livres, à cause de ce qu’il y a de blessant et d’injuste ?
Qu’il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat, dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou un argument pensent que je leur suis très-redevable ; je suis convaincu du contraire. Si je ne m’étais laissé entraîner à aucune controverse, si je n’avais examiné aucun système, si je n’avais cité aucun nom propre, si je m’étais borné à établir ces deux propositions : Les services s’échangent contre des services ; La valeur est le rapport des services échangés ; — si ensuite j’eusse expliqué, par ces principes, toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je crois que le monument que j’ai cherché à élever eût beaucoup gagné (trop, peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en simplicité.
P. S. Je laisse M. Carey, et je m’adresse, peut-être pour la dernière fois, c’est-à-dire dans les sentiments de la plus intime bienveillance, à nos collègues de la rédaction du Journal des Économistes. Dans la note de ce journal qui a provoqué la réclamation de M. Carey, la direction annonce qu’elle se prononce, sur la propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison qu’elle en donne, c’est que cette théorie a pour elle l’autorité de Ricardo d’abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, « MM. Bastiat et Carey exceptés. » L’épigramme est aiguë, et il est certain que l’économiste américain et moi faisons bien humble figure dans l’antithèse.
Quoiqu’il en soit, je répète que la direction du journal prend une résolution décisive pour son autorité scientifique.
N’oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi :
« La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire, dont l’effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche et le pauvre toujours plus pauvre. »
Cette formule a pour premier inconvénient d’exciter, par son simple énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le cœur de l’homme, je ne dis pas tout ce qu’il y a de généreux et de philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement honnête. Son second tort est d’être fondée sur une observation inachevée, et par conséquent de choquer la logique.
Ce n’est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente foncière ; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes adversaires.
Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs profits s’augmenter annuellement, sans qu’on puisse en conclure qu’ils grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au contraire ; et il n’y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce proverbe : Se rattraper sur la quantité. — C’est même une loi générale du débit commercial, que plus il s’étend, plus le marchand augmente la remise à sa clientèle, tout en faisant de meilleures affaires. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à comparer ce que gagnent, par chapeau, un chapelier de Paris et un chapelier de village. Voilà donc un exemple bien connu d’un cas où, quand la prospérité publique se développe, le vendeur s’enrichit toujours et l’acheteur aussi.
Or, je dis que ce n’est pas seulement la loi générale des profits, mais encore la loi générale des Capitaux et des Intérêts comme je l’ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la Rente foncière, comme je le prouverais, si je n’étais exténué.
Oui, quand la France prospère, il s’ensuit une hausse générale de la Rente foncière, et « le riche devient toujours plus riche. » Jusque-là Ricardo a raison. Mais il ne s’ensuit pas que chaque produit agricole soit grevé au préjudice des travailleurs ; il ne s’ensuit pas que chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte proportion de son travail pour un hectolitre de blé ; il ne s’ensuit pas, enfin, que « le pauvre devienne toujours plus pauvre. » C’est justement le contraire qui est vrai. À mesure que la rente augmente, par l’effet naturel de la prospérité publique, elle grève de moins en moins des produits plus abondants, absolument comme le chapelier ménage d’autant plus sa clientèle, qu’il est dans un milieu plus favorable au débit.
Croyez-moi, mes chers collègues, n’excitons pas légèrement le Journal des Économistes à repousser ces explications.
Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort, scientifiquement, de la théorie Ricardienne, c’est qu’elle est démentie par tous les faits particuliers et généraux qui se produisent sur le globe. Selon cette théorie, nous aurions dû voir, depuis un siècle, les richesses mobilières, industrielles et commerciales entraînées vers un déclin rapide et fatal, relativement aux fortunes foncières. Nous devrions constater la barbarie, l’obscurité et la malpropreté des villes, la difficulté des moyens de locomotion nous envahissant. En outre, les marchands, les artisans, les ouvriers étant réduits à donner une proportion toujours croissante de leur travail pour obtenir une quantité donnée de blé, nous devrions voir l’usage du blé diminuer, ou du moins nul ne pouvant se permettre la même consommation de pain, sans se refuser d’autres jouissances. — Je vous le demande, mes chers collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable ?
Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal ? Ira-t-il dire aux propriétaires : « Vous êtes riches, c’est que vous jouissez d’un monopole injuste mais nécessaire ; et puisqu’il est nécessaire, jouissez-en sans scrupule, d’autant qu’il vous réserve des richesses toujours croissantes ! » — Puis vous tournant vers les travailleurs de toutes classes : « Vous êtes pauvres ; vos enfants le seront plus que vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu’à ce que s’ensuive la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez un monopole injuste, mais nécessaire ; et puisqu’il est nécessaire, résignez-vous sagement ; que la richesse toujours croissante des riches vous console ! »
Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans examen ; mais je crois que le Journal des Économistes ferait mieux de mettre la question à l’étude que de se prononcer d’ores et déjà. Oh ! ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que de si grands et solides esprits se sont trompés. Mais n’admettons pas non plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles monstruosités.
[1]: Après la mort de Bastiat, il fut aisé à ses amis d’édifier M. Carey sur sa parfaite loyauté. Cette lettre nous paraît mériter cependant d’être conservée, d’autant plus que le post-scriptum contient les éléments d’une importante démonstration. (Note de l’éditeur des Œuvres complètes.)
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