Lettre à Félix Coudroy

Frédéric Bastiat

http://bastiat.org/

Paris, 13 décembre 1849.

Mon cher Félix, c’est une chose triste que notre correspondance se soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t’en prie, que ma vieille amitié pour toi se soit refroidie ; au contraire, il semble que le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un charme au souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien souvent je regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses loisirs féconds. Ici, la vie s’use à ne rien faire, ou du moins à ne rien produire.

Hier, j’ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j’use rarement de la tribune, j’ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu’on les ait jugées dignes d’examen, puisque l’assemblée tout entière les a écoutées avec recueillement, sans qu’on puisse attribuer ce rare phénomène au talent ou à la renommée de l’orateur. Mais ce qui est affligeant, c’est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce à la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal m’endosse ses propres pensées. S’ils se bornaient à défigurer, ridiculiser, j’en prendrais mon parti ; mais ils me prêtent les hérésies mêmes que je combats. Que faire ? — Au reste, je t’envoie le Moniteur ; ; amuse-toi à comparer.

Je n’ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le dire : notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être tournée. Cependant le geste, l’intonation et l’action aidant, on se fait comprendre des auditeurs. Mais cette parole sténographiée n’est plus qu’un tissu lâche ; moi-même je n’en puis supporter la lecture.

Nous sommes vraiment ici over-worked, comme disent les Anglais. Ces longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans profit. Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la journée ; car (au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter la faculté du travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second volume, sur lequel je compte bien plus pour la propagande que sur le premier ? Je ne sais si on reçoit à Mugron la Voix du Peuple. Le socialisme s’est renfermé aujourd’hui dans une formule, la gratuité du crédit. Il dit de lui-même : Je suis cela ou je ne suis rien. Donc, c’est sur ce terrain que je l’ai attaqué dans une série de lettres auxquelles répond Proudhon. Je crois qu’elles ont fait un grand bien en désillusionnant beaucoup d’adeptes égarés. Mais voici qui t’étonnera : la classe bourgeoise est si aveugle, si passionnée, si confiante dans sa force naturelle, qu’elle juge à propos de ne pas m’aider. Mes lettres sont dans la Voix du peuple, cela suffit pour qu’elles soient dédaignées de ces messieurs ; comme si elles pouvaient faire du bien ailleurs. Eh ! quand il s’agit de ramener les ouvriers, ne vaut-il pas mieux dire la vérité dans le journal qu’ils lisent ?

Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que la besogne ne manque pas ; et, pour m’arranger, ma poitrine subit un traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que je m’en trouve à merveille.

Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je t’engagerais fortement à faire quelque chose d’utile ; par exemple, une série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les masses, mais ils finissent par faire leur œuvre.

Bastiat.orgLe Libéralisme, le vraiUn site par François-René Rideau