Frédéric Bastiat
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Mugron, 24 novembre 1844.
Nourri à l’école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire n’avait aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps, car, chez nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses fallacies que vous avez si bien réfutées, — par les sectes fouriéristes, communistes, etc., dont le pays s’est momentanément engoué, — et aussi par l’alliance funeste des journaux de parti avec les journaux payés par les comités manufacturiers.
C’est dans l’état de découragement complet où m’avaient jeté ces tristes circonstances, que m’étant par hasard abonné au Globe and Traveller, j’appris, et l’existence de la Ligue, et la lutte que se livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole. Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association, et particulièrement de l’homme qui paraît lui donner, au milieu de difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si sage, je n’ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi quelque chose pour la noble cause de l’affranchissement du travail et du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin a eu la bonté de me faire parvenir la Ligue, à dater de janvier 1844, et beaucoup de documents relatifs à l’agitation.
Muni de ces pièces, j’ai essayé d’appeler l’attention du public sur vos proceedings, sur lesquels les journaux français gardaient un silence calculé et systématique. J’ai écrit dans les journaux de Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être le berceau du mouvement. Récemment encore, j’ai fait insérer dans le Journal des Économistes un article que je recommande à votre attention. Qu’est-il arrivé ? c’est que les journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l’opinion, ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc le silence autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire à l’impuissance.
J’ai essayé d’organiser à Bordeaux une association pour l’affranchissement des échanges ; mais j’ai échoué parce que si l’on rencontre quelques esprits qui souhaitent instinctivement la liberté dans une certaine mesure, il ne s’en trouve pas qui la comprennent en principe.
D’ailleurs une association n’opère que par la publicité, et il lui faut de l’argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi seul ; et demander des fonds, c’eût été créer l’insurmontable obstacle de la méfiance.
J’ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux données : Liberté commerciale ; exclusion d’esprit de parti. — Là, encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et autres, qu’il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous les jours de ma vie, car j’ai la conviction qu’un tel journal, répondant à un besoin de l’opinion, aurait eu des chances de succès. — (Je n’y renonce pas.)
Enfin, j’ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d’être nommé député, et j’ai acquis la certitude que mes concitoyens m’accorderaient leurs suffrages ; car j’atteignis presque la majorité aux dernières élections. Mais des considérations personnelles m’empêchent d’aspirer à cette position, que j’aurais pu faire tourner à l’avantage de notre cause.
Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos séances de Drury-Lane et de Covent-Garden. — Au mois de mai prochain, je livrerai cette traduction à la publicité. J’en attends de bons effets.
1° Il faudra bien que l’on reconnaisse, en France, l’existence de l’agitation anglaise contre les monopoles.
2° Il faudra bien qu’on cesse de croire que la liberté n’est qu’un piége que l’Angleterre tend aux autres nations.
3° Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront peut-être plus d’effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos speeches, que dans les ouvrages méthodiques des économistes.
4° Votre tactique si bien dirigée, en bas sur l’opinion, en haut sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera sur le parti qu’on peut tirer des institutions constitutionnelles.
5° Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands fléaux de notre époque : L’esprit de parti et les haines nationales.
6° La France verra qu’il y a en Angleterre deux opinions entièrement opposées, et qu’il est par conséquent absurde et contradictoire d’embrasser toute l’Angleterre dans la même haine.
Pour que cette œuvre fût complète, j’aurais désiré avoir quelques documents sur l’origine et le commencement de la Ligue. Un court historique de cette association aurait convenablement précédé la traduction de vos discours. J’ai demandé ces pièces à M. Hickin ; mais ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me répondre. Mes documents ne remontent qu’à janvier 1843. — Il me faudrait au moins la discussion au parlement sur le tarif de 1842, et spécialement le discours où M. Peel proclama la vérité économique, sous cette forme devenue si populaire : We must be allowed to buy in the cheapest market, etc.
Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos discours, soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le plus à propos de faire traduire. — Enfin je désire que mon livre contienne une ou deux free-trade discussions de la chambre des communes, et que vous ayez la bonté de me les désigner.
Je m’estimerai heureux si j’obtiens une lettre de l’homme de notre époque à qui j’ai voué la plus vive et la plus sincère admiration.
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