Lettre à Mme Cheuvreux

Frédéric Bastiat

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Eaux-Bonnes, 23 juin 1850.

Vous vous êtes donc concertée avec Mlle Louise, madame, pour me faire supporter l’éloignement. Au milieu des soucis d’une installation, vous avez trouvé le temps de m’écrire et, qui plus est, vous me faites pressentir que les absents ne perdront rien à vos loisirs de la Jonchère. Oh ! qu’il y a de bonté dans les cœurs de femmes ! Je sais bien que je dois beaucoup à ma chétive santé ; rappelez-vous que je disais un jour que les moments dont je me souvenais avec le plus de plaisir étaient ceux de la souffrance, à cause des soins touchants qu’elle m’avait valus de la part de ma bonne tante ; vraiment, mesdames, vous donneriez envie d’être malade ; pourtant il ne faut pas que je fasse ici l’hypocrite ; et, dût votre prochaine lettre en être retardée de vingt-quatre heures, je dois bien avouer que je suis mieux ; je prends les eaux avec précaution, quoique sans l’assistance d’un médecin ; à quoi bon ? Les médecins des eaux sont comme les confesseurs, ils ont toujours le même remède.

Mais, n’abusez pas de mon aveu, et si vous ne m’écrivez pas à cause de ma santé, écrivez-moi pour me parler des vôtres.

Vous voilà à la Jonchère ; puisque vous vous vantez d’être franches campagnardes, tâchez de vous lever plus matin et de gagner chaque jour quelques minutes ; promenez-vous beaucoup plus ; lisez un peu, le moins possible de journaux ; n’attirez près de vous qu’un petit nombre d’amis à la fois : telle est ma consultation, elle nargue celle de M. Chaumel qui a perdu ma confiance.

Les Eaux-Bonnes commencent à être fort peuplées ; ma table d’hôte n’est cependant pas aussi bien composée qu’à mon dernier voyage ; il se peut que le soin d’éviter la politique refroidisse la conversation ; aujourd’hui, il est arrivé deux Hâvrais qui m’ont mis sur le chapitre de ma Solution du problème social. J’ai profité de l’occasion pour faire de la propagande à fond, récitant à peu près une brochure, que j’ai écrite à Mugron. Chose singulière ! tous disent c’est cela ! c’est cela ! jusqu’à l’application ; là, on m’abandonne. Il est déplorable que les classes qui font la loi ne veuillent pas être justes quoi qu’il en coûte, car alors chaque classe veut faire la loi : fabricant, agriculteur, armateur, père de famille, contribuable, artiste, ouvrier ; chacun est socialiste pour lui-même, et sollicite une part d’injustice ; puis on veut bien consentir envers les autres à l’aumône légale, qui est une seconde injustice ; tant qu’on regardera ainsi l’État comme une source de faveurs, notre histoire ne présentera que deux phases : les temps de luttes, à qui s’emparera de l’État ; et les temps de trêve qui seront le règne éphémère d’une oppression triomphante, présage d’une lutte nouvelle. Mais, Dieu me pardonne, je me crois encore à table d’hôte ; je vais me coucher, il vaut mieux jeter la plume que d’en abuser.

 

24 juin.

Vous avez vu les Pyrénées à Paris ; moi, je retrouve Paris aux Pyrénées ; ce ne sont que belles dames, belles toilettes, comtesses et marquises ; ce matin, des enfants ont chassé loin d’eux un de leurs camarades, parce qu’il était vêtu en coutil : vous n’êtes pas assez beau ! voilà les propres expressions ; le père, médecin, en était tout humilié.

Ces jours-ci, j’ai été au village d’Aas, vous savez qu’il faut descendre la vallée et la remonter de l’autre côté ; je fus visiter le cimetière, il est chargé de monuments : jeunes hommes et jeunes filles sont venues aux Eaux-Bonnes chercher la fin de leurs souffrances ; ils ont réussi plus qu’ils ne l’espéraient ; faut-il envier leur sort ? Oh non ! pas encore. Je rencontrai deux dames, et me retirai avec elles ; la fille était faible, svelte, pensive, et redoutant la marche elle cheminait à cheval ; la mère était bien portante, infatigable ; ajoutez à cela le langage le plus pur, les manières les plus distinguées et vous comprendrez que cela devait me rappeler une promenade de la Jonchère.

Hier dimanche, nous avons eu quelques réjouissances ; mais, hélas ! toute couleur locale s’en va ; les montagnards faisaient leur ronde au son du violon, et des Espagnols ont dansé le fandango en blouse : tambourins, castagnettes, vestes bariolées, résilles et mantilles, qu’allez-vous devenir ? Le violon envahit tout, et pour la blouse il n’y a plus de Pyrénées. Oh ! la blouse, ce sera le symbole du siècle prochain ! Mais, après tout, ce qui nous semble une profanation, n’est-il pas un progrès ? Nous sommes plaisants, nous autres civilisés, si fiers de nos arts et de nos toilettes, de vouloir qu’ailleurs on conserve à tout jamais, pour distraire les touristes, la culotte et le galoubet.

Ai-je bien lu, mesdames, vous me parlez de l’impossibilité de revenir à Paris sans être guéri ; de la nécessité de passer l’hiver à Mugron ! Vous me trouvez donc d’une bien aimable absence ?

Ah ! vous avez beau faire, je prends vos paroles pour des marques d’intérêt, car je suis le plus complaisant interprète du monde ; aussi j’espère rentrer à Paris le 20 juillet, à moins que la Chambre ne se proroge ; ce sera un retard de huit jours sur mon congé : il serait plaisant que l’Assemblée me mît en pénitence pour être revenu trop tard, tandis que vous me gronderiez pour être revenu trop tôt.

Qu’il me tarde d’avoir une lettre de la Jonchère, de savoir si M. Cheuvreux s’est décidé à prendre quelque repos ; si vous poursuivez vos projets de solitude ? Une solitude à trois ! mais c’est l’univers : et puis Croissy n’est-il pas à portée de la main ? et la famille Renouard, les Say, Mme Freppa ? En conscience, je ne puis m’apitoyer sur votre sort !

Mon Dieu ! que j’abuse du joli pupitre de M. Cheuvreux : il a résolu pour moi le problème des plumes ; aussi je n’ai jamais écrit de lettres si incommensurables !

Obtenez mon pardon de Mlle Louise ; et ce que d’autres pourraient appeler indiscrétion, appelez-le amitié.

Adieu, votre dévoué,

F. Bastiat.

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